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jeudi 30 janvier 2020

"Ce n'est pas en vain qu'on s'imprègne de l'atmosphère qui baigne ce pays limpide jusqu'au mystère" (Jacques Boulenger, visitant Karnak)

Karnak, vue extérieure de la salle hypostyle
photo extraite de L'Égypte et la Nubie : Grand album monumental, historique, architectural
par Émile Béchard (1844-18..?)


"Ô Cooks, mes frères, vous que je voulais éviter aujourd’hui et que j'ai pourtant rencontrés à Karnak, vous traversiez avec assurance cette brousse de ruines, conduits tout droit par votre guide à ce qu'il vous fallait admirer.
Formés en cercle autour de lui, vous approuviez sans l’écouter sa parole abondante et, le dos tourné aux merveilles, vous vous en étonniez sans les voir. Ce soir, une joie innocente brille dans vos regards : c'est celle (je la connais aussi) que donne le sentiment d’avoir accompli son devoir, tout son devoir. Et moi, au contraire, qui ai erré tout le jour, studieux et seul, parmi ces champs de pierres majestueuses, je me sens inquiet et troublé de n'avoir su goûter vraiment que si peu des beautés promises (1). Il y a les quinconces de colonnes de Louxor, bottes de papyrus gigantesques qui soutenaient jadis un ciel de pierre sur l'extrémité de leurs feuilles fermées ; il y a le portail du temple de Khonsou et son soleil ailé comme un avion ; il y a l'hypostyle  de Karnak ; il y a la noire Sekhmet dans son petit temple... Il y a surtout le miracle égyptien que je retrouve ici.
On parle du miracle grec... À Karnak, le seul temple d'Amon s'étend sur trente hectares. Les obélisques s’élèvent parfois à plus de trente mètres. Les statues innombrables ont sept mètres, onze mètres ; un des colosses de Memnon en mesure seize ; celui de Ramsès, qui détient le record, dix-sept cinquante.
La seule salle hypostyle du grand temple de Karnak soutiendrait toute la cathédrale Notre-Dame de Paris ; elle a cent trente-quatre colonnes de grès rouge, dont douze sont aussi grosses que la colonne Vendôme ; et pas une surface de cette forêt de sequoias en pierre qui ne soit ciselée comme une fougère. Mais le miracle, ce n'est pas que cet ordre soit colossal, c'est qu'il soit si harmonieusement proportionné qu'on se trouve beaucoup plus à l'aise dans cette effrayante salle hypostyle que sous le portique de la Madeleine à Paris. Devant les pylônes du temple de Louxor s’élève le frère jumeau de l'obélisque géant qu’on a si heureusement planté au milieu de notre place de la Concorde : il y semble à peu près de la taille de ces autres "obélisques" surmontés d'une boule que nos jardiniers plaçaient jadis dans leurs parcs à la française.
Miracle de la proportion, c’est-à-dire de l’art."

(1) "Ce n'est pas en vain qu'on s'imprègne de l'atmosphère qui baigne ce pays limpide jusqu'au mystère. Qu'il était sage, mon ami L..., lorsqu'il me conseillait de me soumettre avant tout au rythme lent du Nil ! Ce n'est qu'à mon retour à Louxor, une semaine plus tard, que j'ai su jouir vraiment de ces ruines austères. Gâtés de romanesque comme nous sommes, il nous faut souvent un noviciat pour nous rendre dignes d'accéder à ces monuments de l'esprit pur."

extrait de Au fil du Nil, 1933, par Jacques Boulenger (1879 - 1944), écrivain, critique littéraire et journaliste français.

jeudi 24 octobre 2019

"Le Nil commande tout ici de son battement de cœur" (Jacques Boulenger, à propos de l'Égypte)

la barque solaire (Wikipedia)
"- J'espère bien que vous n'allez pas faire la Haute-Égypte en chemin de fer, m’a dit M. L...
- Mais c'est que je comptais justement...
- Croyez-moi, ne faites pas cela. Parcourir en voiture la plaine du Delta, c’est très bien ; il n’y a pas d'autre moyen d'ouvrir ces noix closes que sont les villages arabes. Mais aller par le chemin de fer ou même en auto du Caire à Louxor et de Louxor à Assouan, c’est trahir l'Égypte, vraiment. Ïl faut monter en elle, la pénétrer par le Nil. Elle est toute tournée vers lui ; elle lui fait révérences et sourires de toutes parts. Ne soyez pas comme le touriste pressé qui passe par les coulisses et les escaliers dérobés du château pour gagner du temps. Le Nil, c'est l'Égypte même, voyons !
- Oui, oui, "l'Égypte est un don du Nil", je le sais.
- Ce n’est pas parce qu'un mot heureux est devenu lieu commun qu'il perd sa vérité. Bien sûr toutes les sociétés humaines sont des dons des cours d'eau...

L... est professeur. Il est bavard aussi. Il reprend :
- Jadis le Nil se jetait dans la mer à peu près à l'endroit du Caire ; son embouchure s’étendait de la colline de Mokattan au plateau des Pyramides de Gizèh. En ce temps-là, il était clair et roulait plus de cailloux que de limon, et ses affluents, dont on voit encore les lits desséchés, entretenaient comme lui sur leurs bords une large moisissure de plaines verdoyantes, de forêts et d’hommes. Car il y a une préhistoire du pays : Jacques de Morgan, il y a déjà quarante ans, puis le P. Bovier-Lapierre et d'autres ont trouvé de l’acheuléen, du moustérien, du préchelléen même, et tout récemment encore, on a déterré... Oui, je sais que cela ne vous intéresse pas, mon pauvre garçon.
- Si ! Si ! m'écrié-je faiblement.
- Vous me faites pitié. Mais ce n’est pas une raison pour que je vous laisse courir la Haute-Égypte en wagon. Si vous n’avez pas acquis le sentiment du Nil, si vous ne vous êtes pas soumis à son rythme muet, vous ne comprendrez rien à Thèbes, rien de rien. Tout est fluvial ici, l'inspiration de l’art, de la vie, le culte même. Ce n'est pas en char que s’élance le soleil comme chez les Grecs et les Latins : c'est en barque, dans la bonne barque des millions d'années, qu’Amon-Râ glisse sur les eaux célestes avant d'entrer dans la nuit par la bouche de la fente, servi par tout un équipage de mariniers divins qui ne sont que des formes de lui-même ; et les étoiles, la terre même flottent en sa compagnie. De même le dieu terrestre, le Pharaon, coiffé de sa lourde coiffure à mortier, vogue sur le fleuve dans sa barque d’argent à la proue incrustée d'or, et toute l'Égypte y navigue avec lui : son pain, ses armées, ses dieux, ses captifs, ses trésors, son peuple innombrable qui coule comme le sable de la main, les pierres de ses édifices, le butin de ses soldats. Elle épouse son fleuve, elle se colle à lui, elle jaillit avec lui et élève une longue tige qui s’épanouit en bouquet tel un palmier doum. Le Nil commande tout ici de son battement de cœur. Et les temples comme les tombeaux sont pleins de bateaux, d'ibis, de crocodiles et de petits canards."

extrait de Au fil du Nil, 1933, par Jacques Boulenger (1879 - 1944), écrivain, critique littéraire et journaliste français.

La grandeur de l'art égyptien "est parfaitement harmonieuse" (Jacques Boulenger)


Grosse Aquatinta-Ansicht von Jiri Döbler.
Obelisken von Luxor zu Theben. Prag, Bohmanns Erben, 1827

"(...) hier je suis allé au Musée. J'ai payé, j'ai pénétré dans une sorte de vestibule polygonal, j'ai levé les yeux et j'ai reçu le coup. J'en étais groggy. Depuis le jour bien lointain où je suis entré pour la première fois au Musée des Antiques au Vatican, je n'avais rien encaissé de tel.
Je ne me doutais pas... Ce n'est pas à Athènes : c'est dans les musées d'Italie, d'Angleterre et de France qu'on se fait la meilleure idée de la beauté grecque ; mais il est impossible d'imaginer ce que c'est que l'art égyptien sans être venu ici - aussi impossible qu’il le serait de comprendre la boxe si l'on n'avait jamais vu de combat et qu'on n'eût assisté qu'à des assauts courtois. 
J'avais vu les collections d’antiquités égyptiennes du Louvre, du British et du musée de Turin. Elles manquent, comme les boxeurs de salle, d’efficacité, elles en manquent nécessairement et par définition. Songez que, pour amener seulement chez nous ce petit obélisque de Louxor, il a fallu armer un navire tout exprès. En Europe, toute l'échelle intérieure de l’art égyptien est faussée ; en général, les objets qu'on y a transportés sont relativement petits et légers : cela modifie la moyenne et cela empêche qu’on éprouve d’abord cet étonnement qu'on a ici et qui justement est si efficace.
N’allez pas vous figurer que l'art égyptien est atteint de la maladie dite gigantisme. Car sa grandeur est parfaitement harmonieuse. On vit dans un monde aussi exactement rythmé et mesuré, quoique infiniment moins varié que le monde grec, mais où les êtres sont à une échelle supérieure à la nôtre, tels les dieux de l’Olympe. Et d’ailleurs, l’étonnement qu'on éprouve n’est pas causé par la dimension des œuvres, mais par le contraste entre leur perfection d’une part et, de l’autre, 1° leur masse ; 2° la dureté de leur matière. On songe à la durée qui leur était promise, à leur quasi-immortalité, aux difficultés vaincues... On est devant une sorte de miracle."


extrait de Au fil du Nil, 1933, par Jacques Boulenger (1879 - 1944), écrivain, critique littéraire et journaliste français.