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mercredi 15 janvier 2020

Les tombeaux des califes au Caire : la "majesté du silence ajoutée à celle de la mort" (Léon Hugonnet)

Tombeaux des Califes, par Zangaki
Les frères Zangaki étaient deux photographes grecs, actifs vers 1870-1875 et 1880-1899


"Quand on est à l'extrémité de la rue Neuve, du côté de l'est, on entre dans un cimetière où l'on rencontre une infinité de petites tombes blanches et surmontées de colonnettes supportant des turbans et des tarbouchs. Après avoir traversé ce champ de repos, on tourne à droite, et on monte à gauche dans un sentier poudreux qui gravit une colline sablonneuse, de l'autre côté de laquelle s'étend l'immense nécropole connue des Européens sous le nom inexact de tombeaux des  kalifes. Ces derniers, en partie détruits, occupaient l'emplacement du Khan-Khalig. Ceux que l'on admire aujourd'hui viennent des autres sultans mamelouks Borgi qui régnèrent de 1381 à 1517 et précédèrent la conquête turque. C’est une véritable ville, avec des rues, des murs de clôture, des maisons, des fontaines. On y remarque une grande quantité de mosquées grandioses avec coupoles et minarets. Chacune d'elles ne contient pourtant qu'une tombe. L'aspect en est imposant. Ces monuments occupent une longue vallée inculte et dérobée, entre la chaîne du Mokatam et une colline sablonneuse couverte de moulins à vent.
Ce paysage austère jure avec l'élégance des tombeaux. En les plaçant dans ce désert, on a ajouté la majesté du silence à celle de la mort. Il me semble qu'on pourrait y amener de l'eau et faire des plantations qui orneraient les magnifiques monuments qu'il serait urgent de sauver de la ruine. La séduction irrésistible qu'exerce l'étude si capitale de l’égyptologie empêche de consacrer aux monuments arabes toute l'attention qu'ils méritent. Sans doute les artistes aiment beaucoup les ruines et détestent les replâtrages. Or, par une belle nuit d'Afrique, les tombeaux des mamelouks, argentés par des rayons de lune d’un éclat inconnu en Europe, ont un charme indescriptible et qui ont émerveillé tous les touristes, y compris Kléber. Mais il faut penser aussi à toute une école et à une tradition artistique qui se perd. C'est pourquoi je souhaiterais la création d’un service de conservation des monuments historiques ne s'occupant pas seulement des vestiges de l'antiquité égyptienne.
Les Arabes ont été inimitables dans l'architecture, parce que cet art est presque le seul qu'ils aient pu cultiver, par suite de l'interdiction formulée par le Coran contre les idoles, et étendue par des commentateurs fanatiques à toutes les reproductions des œuvres de la nature. Bien qu'il soit possible de signaler plusieurs infractions à cette rigoureuse réglementation, notamment en Perse et en Espagne, et bien qu’il existe une histoire des peintres arabes, il faut reconnaître qu’elle a déterminé la voie nouvelle dans laquelle se sont lancés les artistes arabes qui, renonçant à imiter la nature, ont puisé en eux-mêmes toute leur inspiration. Chez eux la science s’alliait à l'imagination, et, dans la combinaison infinie des lignes géométriques, ils ont trouvé des conceptions d'une grande originalité et d’une prodigieuse variété. Il faut noter que les architectes arabes ont mis leur amour-propre à ne jamais rien imiter et à trouver toujours du nouveau. (...)
On ne saurait trop admirer ces modestes et patients artistes qui ont passé des années à sculpter des coins obscurs que personne ne voit. Dévoués serviteurs de l'art, ils se croyaient assez payés par l'accomplissement de cet acte de foi, et ils n'ont pas même pris la précaution de nous transmettre leurs noms et se contentaient sans doute du titre de maîtres-maçons, tandis que tant de goujats modernes s’affublent effrontément du titre d'architectes.
Mais l'architecture arabe, gracieuse, élégante et polychrome s'accommode très peu de la vétusté, parce qu'elle brille moins par les grandes lignes que par les détails infinis de l’ornementation. Il est donc très regrettable que les tombeaux des kalifes soient abandonnés à la garde de familles besogneuses fondent qui y ont élu domicile et qui les défendent médiocrement contre le vandalisme des touristes.
Si ces monuments avaient eu des poètes pour les chanter, ils seraient aussi célèbres que l’Alhambra. En attendant qu'ils trouvent leur Byron et leur Hugo, je me borne à les signaler aux artistes et aux écrivains qui, depuis un demi-siècle, se sont lancés, dans une dernière et pacifique croisade, à la conquête de l'Orient, cet océan d'idéal dont nous ne buvons encore que quelques gouttes. (...)
ll serait grand temps que le Caire, cette sultane magnifique, cessât de laisser dédaigneusement tomber une à une toutes les perles de son collier. Ce qui fait son originalité c'est ce qu'on ne peut voir nulle part. Les étrangers qui oppriment le pays depuis trois siècles seront bien avancés lorsqu'ils auront remplacé toutes ces merveilles par les banalités qui se voient partout. Avec la conquête turque, la vie nationale a disparu de l'Égypte : depuis le règne de Méhémet-Ali, on voit une maladroite imitation de l'Europe, la satisfaction de coûteux caprices, mais rien qui dénote la conscience du génie arabe, de son glorieux passé et de son développement possible."

extrait de En Égypte, 1883, par Léon Hugonnet (1842 - 1910), homme de lettres et publiciste

vendredi 27 décembre 2019

"Qui n'a pas vu le Caire n’a rien vu" (Léon Hugonnet)

Le Caire, par Jean-Léon Gérôme (1824-1904)
 "Lorsqu'on prononce le nom de la cité des kalifes, on ne peut s'empêcher de songer aux Mille et une Nuits. Cette question, d'un des personnages de ces merveilleux récits, se présente aussitôt à la mémoire : "N'est-ce pas la ville de l'univers la plus vaste, la plus peuplée et la plus riche que le Grand-Caire ?" La réponse ne pouvait être douteuse à l'époque où furent écrits les gracieux et poétiques contes arabes. Il n'en serait plus de même aujourd'hui. On peut toutefois affirmer qu'au point de vue du pittoresque et de la couleur locale, il n'existe rien de plus extraordinaire.
Qui n'a pas vu le Caire n’a rien vu. Ses splendeurs sont au-dessus de tout éloge ; mais pour les apprécier dignement, il est nécessaire d'acquérir un sens artistique particulier. Cette ville prodigieuse ressemble à une pièce de Shakespeare. Elle renferme de sublimes beautés, mais il y a quelques ombres au tableau. C'est pourquoi il est indispensable de se familiariser avec les conceptions variées, parfois grandioses, mais toujours charmantes, des artistes orientaux. Il faut essayer de s'élever jusqu'à leur hauteur, au lieu de les rabaisser à notre niveau bourgeois, banal et utilitaire.
Pour bien connaître le Caire, on ne doit pas, dès le premier jour, s’égarer dans le dédale inextricable de ses rues tortueuses, sans posséder un plan, un fil d'Ariane qui vous guide dans vos excursions.
Je sais bien que, suivant Méry, "il y a du charme à se laisser barrer inopinément le passage par une antiquité. Un artiste abhorre tout esprit de suite et de méthode dans ses courses, ne classe pas ses visites par chapitres et consent à s’égarer dans un labyrinthe plutôt que de se lier à la remorque d’un cicerone." Dans toute autre ville que le Caire et si j'avais beaucoup de loisirs, je procéderais, sans doute, de cette façon ; mais ici on risquerait de gaspiller plusieurs années sans avoir tout vu. On pourrait accorder trop d'attention à des objets de peu de valeur et on négligerait de réels chefs-d'œuvre. D'ailleurs, il existe au Caire un nombre inouï d'impasses au fond desquelles on se trouve acculé à chaque instant. D’autres fois, après avoir parcouru péniblement une infinité de ruelles bizarrement enchevêtrées, on est ramené au point de départ. On pourrait tourner sans cesse dans les mêmes cercles si l’on n’adoptait pas un bon système d'orientation. (...)

Pour moi, je crois bon d'imiter les artistes qui commencent par ébaucher les grandes lignes de leur œuvre, puis la dégrossissent peu à peu et enfin l’achèvent par le perfectionnement des détails. Pour atteindre ce but, il est nécessaire de se transporter aussitôt arrivé, sur une hauteur d'où l'on puisse contempler l'ensemble du panorama et se rendre bien compte de la topographie de l'immense cité et de ses environs. Une fois que l'on a gravé dans sa mémoire le plan du Caire, remarqué des points de repères, établi de grandes divisions pour classer ses excursions, alors on peut s'abandonner à la fantaisie, sans sortir des limites de l'itinéraire qu’on s’est tracé. C’est le seul moyen d'employer utilement son temps et de ne pas commettre d’oubli aussi impardonnable que celui de ce pasteur genevois qui est allé au Caire, sans visiter les pyramides."

extrait de En Égypte, 1883, par Léon Hugonnet (1842 - 1910), homme de lettres et publiciste

dimanche 14 octobre 2018

"Les monuments du Caire méritent d'être étudiés", par Léon Hugonnet


"L'importance considérable et inattendue qu'ont acquise les études égyptologiques, depuis la découverte de Champollion, a eu pour résultat d'absorber l'attention des artistes et des savants, au grand préjudice des innombrables et merveilleux produits de l'art arabe que renferme le Caire. Le gouvernement égyptien lui-même s'est laissé entraîner dans ce courant qui porte à ne voir, en Égypte, que les antiquités et il laisse tomber en ruines des monuments bien supérieurs au point de vue artistique. Soit que les Turcs aient peu d'estime pour tout ce qui vient des Arabes, soit qu'ils préfèrent élever de nouvelles constructions auxquelles ils peuvent attacher leur nom, il est toujours regrettable qu'ils n'aient pas cru devoir restaurer et préserver du vandalisme des touristes les monuments historiques du Caire. Nous savons que les artistes sont peu partisans des replâtrages et qu'ils professent une grande admiration pour les ruines. Ce sentiment s'explique lorsqu'il s'agit des monuments égyptiens, grecs ou romains ; mais l'architecture arabe ne possède pas autant de solidité et elle est beaucoup moins austère. Gracieuse, élégante, polychrome, elle s'accommode très peu de la vétusté, parce qu'elle brille moins par les grandes lignes que par les détails infinis de l'ornementation.
Il n'est pas étonnant que les Arabes aient été inimitables dans leur architecture, car c'est presque le seul art qu'ils aient pu cultiver, par suite de l'interdiction formulée par le Coran contre les idoles et qui a été étendue, par des commentateurs fanatiques, à toute reproduction de la forme humaine. Bien qu'il soit possible de signaler plusieurs infractions à cette rigoureuse réglementation, il faut reconnaître qu'elle a déterminé la voie nouvelle dans laquelle se sont lancés les artistes arabes qui, renonçant à imiter la nature, ont puisé en eux-mêmes toutes leurs inspirations. Chez eux la science s'alliait à l'imagination et c'est dans la combinaison infinie des lignes géométriques qu'ils ont trouvé des conceptions si originales et d'une si prodigieuse variété. Car il faut noter que les artistes arabes ont mis leur amour-propre à ne jamais rien imiter et à trouver toujours du nouveau, c'est pour cela surtout que les monuments du Caire méritent d'être étudiés, car ils ne ressemblent nullement à ce que nous connaissons de l'architecture mauresque telle qu'elle s'est révélée en Espagne. De même que le dialecte d'Égypte est plus rude que celui du Maghreb, les monuments du Caire sont plus austères que ceux de Grenade et de Cordoue. Il semble que les architectes arabes aient subi, aux bords du Nil, l'influence des majestueuses et énigmatiques constructions égyptiennes. (...)

En ce moment, on construit au Caire deux mosquées, dont une de proportions colossales, ce qui prouve que le gouvernement de ce pays préfère attacher son nom à des constructions nouvelles, plutôt que de conserver les anciennes et c'est bien dommage, car rien ne serait comparable aux Tombeaux des Kalifes s'ils étaient convenablement restaurés. Cette nécropole se compose d'un grand nombre de mosquées de vastes proportions, d'une richesse et d'une variété d'ornementation prodigieuses. L'immense cité des morts est située dans une vallée aride et sablonneuse qui contraste singulièrement avec la splendeur des édifices qu'elle renferme. Il faudrait un personnel considérable et de sérieuses dépenses pour maintenir ces derniers dans un état parfait de conservation. Ils sont actuellement abandonnés aux soins de familles besogneuses qui y ont élu domicile et qui ne les protègent pas suffisamment contre les déprédations des visiteurs, dont les baschich les font vivre. 
Il faut renoncer à décrire cette infinie variété de coupoles et de minarets construits en pierre du Mokatan qui ressemble à du bronze doré et qu'on prendrait pour du limon pétri de soleil, car elle est d'une nuance assez peu différente de celle du sol. Il faut surtout admirer la vallée des tombeaux pendant la nuit, par un de ces clairs de lune qu'on ne voit qu'en Orient. Alors les sommets argentés de tous ces édifices se détachent sur le ciel bleu foncé et prennent un aspect des plus féeriques.
Il ne leur a manqué que d'être chantés par les poètes pour acquérir la célébrité de l'Alhambra. En attendant qu'ils trouvent leur Hugo ou leur Byron, nous croyons devoir les signaler aux artistes et aux écrivains qui, depuis un demi-siècle, se sont lancés, dans une dernière croisade, à la conquête de l'Orient, cette source éternelle de lumière et d'idéal."


extrait de "L' art : revue hebdomadaire illustrée, deuxième année", tome IV, 1876, par Léon Hugonnet (1842 - 1910), homme de lettres et publiciste