dimanche 14 octobre 2018

"Les monuments du Caire méritent d'être étudiés", par Léon Hugonnet


"L'importance considérable et inattendue qu'ont acquise les études égyptologiques, depuis la découverte de Champollion, a eu pour résultat d'absorber l'attention des artistes et des savants, au grand préjudice des innombrables et merveilleux produits de l'art arabe que renferme le Caire. Le gouvernement égyptien lui-même s'est laissé entraîner dans ce courant qui porte à ne voir, en Égypte, que les antiquités et il laisse tomber en ruines des monuments bien supérieurs au point de vue artistique. Soit que les Turcs aient peu d'estime pour tout ce qui vient des Arabes, soit qu'ils préfèrent élever de nouvelles constructions auxquelles ils peuvent attacher leur nom, il est toujours regrettable qu'ils n'aient pas cru devoir restaurer et préserver du vandalisme des touristes les monuments historiques du Caire. Nous savons que les artistes sont peu partisans des replâtrages et qu'ils professent une grande admiration pour les ruines. Ce sentiment s'explique lorsqu'il s'agit des monuments égyptiens, grecs ou romains ; mais l'architecture arabe ne possède pas autant de solidité et elle est beaucoup moins austère. Gracieuse, élégante, polychrome, elle s'accommode très peu de la vétusté, parce qu'elle brille moins par les grandes lignes que par les détails infinis de l'ornementation.
Il n'est pas étonnant que les Arabes aient été inimitables dans leur architecture, car c'est presque le seul art qu'ils aient pu cultiver, par suite de l'interdiction formulée par le Coran contre les idoles et qui a été étendue, par des commentateurs fanatiques, à toute reproduction de la forme humaine. Bien qu'il soit possible de signaler plusieurs infractions à cette rigoureuse réglementation, il faut reconnaître qu'elle a déterminé la voie nouvelle dans laquelle se sont lancés les artistes arabes qui, renonçant à imiter la nature, ont puisé en eux-mêmes toutes leurs inspirations. Chez eux la science s'alliait à l'imagination et c'est dans la combinaison infinie des lignes géométriques qu'ils ont trouvé des conceptions si originales et d'une si prodigieuse variété. Car il faut noter que les artistes arabes ont mis leur amour-propre à ne jamais rien imiter et à trouver toujours du nouveau, c'est pour cela surtout que les monuments du Caire méritent d'être étudiés, car ils ne ressemblent nullement à ce que nous connaissons de l'architecture mauresque telle qu'elle s'est révélée en Espagne. De même que le dialecte d'Égypte est plus rude que celui du Maghreb, les monuments du Caire sont plus austères que ceux de Grenade et de Cordoue. Il semble que les architectes arabes aient subi, aux bords du Nil, l'influence des majestueuses et énigmatiques constructions égyptiennes. (...)

En ce moment, on construit au Caire deux mosquées, dont une de proportions colossales, ce qui prouve que le gouvernement de ce pays préfère attacher son nom à des constructions nouvelles, plutôt que de conserver les anciennes et c'est bien dommage, car rien ne serait comparable aux Tombeaux des Kalifes s'ils étaient convenablement restaurés. Cette nécropole se compose d'un grand nombre de mosquées de vastes proportions, d'une richesse et d'une variété d'ornementation prodigieuses. L'immense cité des morts est située dans une vallée aride et sablonneuse qui contraste singulièrement avec la splendeur des édifices qu'elle renferme. Il faudrait un personnel considérable et de sérieuses dépenses pour maintenir ces derniers dans un état parfait de conservation. Ils sont actuellement abandonnés aux soins de familles besogneuses qui y ont élu domicile et qui ne les protègent pas suffisamment contre les déprédations des visiteurs, dont les baschich les font vivre. 
Il faut renoncer à décrire cette infinie variété de coupoles et de minarets construits en pierre du Mokatan qui ressemble à du bronze doré et qu'on prendrait pour du limon pétri de soleil, car elle est d'une nuance assez peu différente de celle du sol. Il faut surtout admirer la vallée des tombeaux pendant la nuit, par un de ces clairs de lune qu'on ne voit qu'en Orient. Alors les sommets argentés de tous ces édifices se détachent sur le ciel bleu foncé et prennent un aspect des plus féeriques.
Il ne leur a manqué que d'être chantés par les poètes pour acquérir la célébrité de l'Alhambra. En attendant qu'ils trouvent leur Hugo ou leur Byron, nous croyons devoir les signaler aux artistes et aux écrivains qui, depuis un demi-siècle, se sont lancés, dans une dernière croisade, à la conquête de l'Orient, cette source éternelle de lumière et d'idéal."


extrait de "L' art : revue hebdomadaire illustrée, deuxième année", tome IV, 1876, par Léon Hugonnet (1842 - 1910), homme de lettres et publiciste

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