photo de P. Sébah |
Leur forme élémentaire, leur isolement sur une falaise de désert, leur énormité et leur dégradation superficielle qui laisse à nu, après l'arrachement d’un revêtement soigneusement appareillé, un gros blocage de calcaire que le temps érode à la façon de rochers, les apparente aux œuvres de la nature. Il leur faut, comme aux montagnes, pour être appréciées, le recul dans l’espace et les jeux de la lumière. À aucun moment on n’en saisit mieux la beauté singulière que le matin lorsque, dominant la brume légère qui s'attarde dans la vallée, elles découpent sur le ciel des formes pures que l'aurore anime d’un rose si ardent, à peine estompé d'ombre violacée, qu’on les croirait volontiers diaphanes et irréelles.
De près, avouons-le, l’enchantement est rompu. Il faut un effort à qui s'en approche pour mettre en rapport leur masse écrasante avec les vestiges insignifiants des édifices qui les entourent et qui, dans l'esprit de leurs constructeurs, les reliaient au monde à notre taille et leur donnaient leur signification.
Du reste la façon dont on les abordait jusqu'à ces derniers temps, sans se plier aux exigences de leur antique introduction, n’aidait en rien à les faire comprendre. Pour pratique et confortable qu'elle soit, la route asphaltée menait trop droit à ce qui ne devait être que l'aboutissement d'un pèlerinage gradué. Désorienté par ce contact brutal et sans commentaires avec l'objet dernier de sa visite, c'est à peine si le voyageur pouvait prêter attention, en les considérant à rebours, aux éléments qui auraient dû, en même temps que ses pas, guider son esprit vers le grand œuvre qu'il venait contempler. Le Sphinx lui-même, surpris de dos, ne parvenait jamais à retrouver pour lui sa pleine majesté. Tout ensemble architectural de véritable grandeur est un décor étudié, d'un effet puissant et subtil. Qui prétendrait en jouir, s'il entre par la coulisse et examine à l'envers chacune des pièces qui le composent ?
Le Service des Antiquités vient d'inaugurer une autre voie d'accès qui permettra enfin d'aborder les Pyramides comme elles le doivent, et comme faisaient les visiteurs qui, dans l'antiquité, arrivaient de Memphis située plus au sud, à l'emplacement de la palmeraie de Mit-Rahineh. La route désormais consacrée pour la visite normale se détache de la grand'route un peu avant les abords du désert. Elle longe un canal, qu'elle traverse pour rejoindre le village de Kafr es-Samman. À la sortie du bourg, et de plain-pied avec la vallée, elle débouche à l'orée d’un ouady rocheux qui monte vers le Sphinx, au-dessus duquel se profilent les grandes Pyramides.
Au centre du tableau désertique qui s'offre alors aux regards, le Sphinx, puissamment accroupi, domine de son buste altier les ruines, en gros blocage, d'un temple immédiatement placé devant lui. À droite, une falaise rocheuse percée de tombeaux, sert de piédestal à la masse imposante de la Pyramide de Chéops, posée en retrait. La Pyramide de Chéphren sert d'arrière-plan au Sphinx. Celle de Mycérinus est hors de l'horizon. On saisit ainsi pourquoi, sur une petite stèle de la XVIIIe dynastie récemment découverte aux abords du Sphinx, deux pyramides seulement sont figurées derrière l'image du dieu. Le panorama sacré des pèlerins antiques n'en comportait pas d'autres.
Mais ce que ce point de vue montre, comme on ne peut le voir de nulle part ailleurs, c’est l’ensemble architectural dont les Pyramides faisaient partie. À côté, et immédiatement au sud, du temple ruiné situé en avant du Sphinx, un édifice moins détruit retient l'attention. On a pris l'habitude de l'appeler, à cause de son voisinage, le "Temple du Sphinx".
En fait c'est le temple d’accueil de la seconde Pyramide, en quelque sorte sa porterie au niveau de la vallée du Nil. Une chaussée droite s'en détache à l'arrière et se dirige, en escaladant le plateau en oblique, vers la Pyramide de Chéphren.
On en suit facilement le tracé aplani, vierge aujourd'hui de toute superstructure. Cette voie ascendante se perd dans un massif de ruines, celles du temple funéraire adossé à la pyramide. Cette dernière met le terme à l'ensemble par sa gigantesque masse triangulaire.
Tel est, pour toutes les pyramides de l'Ancien Empire, le complexe architectural dont elles sont l'aboutissement. Elles n'étaient donc pas, comme on se l'imagine trop communément, des blocs erratiques posés sur le désert. Mais, au dessus d'un temple ouvert au culte des vivants, à l'extrémité d’une longue montée qui traversait le champ des morts, après un temple d'en-haut où les rites les plus saints étaient célébrés, elles se présentaient comme la montagne éternelle qui conservait jalousement, et protégeait par sa masse pour les siècles des siècles, le corps du dieu qu'était le pharaon, aux abords de cette immensité insondable du désert occidental où le soleil se couchait chaque soir."
extrait de "Le Sphinx et les Pyramides de Giza", par Étienne Drioton (1889-1961), égyptologue français, nommé en1936 par le gouvernement égyptien directeur des Antiquités de l'Égypte en remplacement de Pierre Lacau
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