Vue de la colonne de Pompée à Alexandrie, par Dominique Vivant Baron |
Quand l'itinéraire ne se borne pas au Caire et ses environs, à une course à Louqsor, il comprend tout au plus Abydos, Dendera, Edfou, Kom Ombo et Assouan. Lieux et monuments merveilleux sans doute, impressionnants et évocateurs, mais qui ne sont pas suffisants pour donner une idée assez juste des multiples richesses dont abonde la vallée du Nil, ni de la complexe civilisation millénaire qui y a fleuri à plusieurs reprises. Cette vision limitée détermine, en général, une fausse impression.
On se figure que l'Égypte a produit un art étonnant certes, mais beaucoup plus par le caractère imposant des proportions que par sa beauté intrinsèque, art presque toujours compassé, froid, lourd, raidi en schémas, canons et motifs traditionnels immuables, ignorant la liberté, le mouvement de la légèreté et de la grâce. ‘Volume’ mais non pas ‘forme’. On se figure, en outre, et toujours à faux, qu'en dehors des monuments des Pharaons il n'existe presque rien qui mérite d'être admiré, et que, pour la civilisation arabe, il suffit de donner un rapide coup d’œil aux mosquées du Caire et au bazar de Khan Khalil.
Par contre, l'Égypte offre beaucoup d'autres curiosités. Elles sont peut-être attrayantes à un moindre degré, mais, tout de même, elles méritent qu'on les considère avec beaucoup d'attention. Elles sont, elles aussi, la source de profondes sensations, d'enseignements utiles, et d'une jouissance esthétique. Si un touriste ne veut pas être digne de recevoir les flèches empoisonnées dont Pierre Loti, pour ne parler que du plus grand, a frappé le troupeau de Cook, il ne doit pas les négliger.
L'opportunité et le manque de place ne me permettront de parler que de quelques-unes d'entre elles. Commençons par Alexandrie, que la très grande majorité des voyageurs traverse au vol. Tout en laissant de côté le lieu commun dont on a abusé, que l’on a répété à satiété depuis Ampère, savoir qu'aucune autre ville au monde ne peut se vanter d'avoir été fondée par Alexandre le Grand, d'avoir été assiégée par Jules César, et d'avoir été conquise par Napoléon, tout esprit médiocrement cultivé ne peut qu'éprouver un sentiment de reconnaissance émue envers la ville qui, peut-être plus que toute autre, a contribué à transmettre au monde moderne l'héritage littéraire, scientifique, artistique, du monde classique ; cette ville qui a créé les deux plus fameux foyers de culture intellectuelle que l'antiquité ait connus : le Musée et la Bibliothèque ; cette ville qui a construit le premier Phare, si grandiose, si riche en ouvrages et en moyens scientifiques que ce fut, pour tout le moyen-âge, une des sept merveilles du monde ; cette ville qui connut les amours de la belle et luxurieuse [Cléopâtre], par laquelle César et Antoine furent subjugués, puis qu'emporta la mort tragique à laquelle elle s'était vouée, sûre et désespérée de ne rien pouvoir sur les sens et sur l'esprit d'Octave Auguste, grâce à qui Rome prit la forme et le nom d'Empire.
Un sol où se sont déroulés tant d'évènements décisifs pour l’histoire et pour la civilisation du monde, et je ne parle pas du rôle que joua encore Alexandrie dans l’histoire du Christianisme, même si ce sol était devenu une lande désolée, il mériterait encore que le voyageur s’y arrêtât en un pieux pèlerinage. Mais Alexandrie, ce n’est pas une lande désolée, c'est une ville de plus d’un demi-million d'habitants, qui possède un port très vaste et magnifique, dont l'importance en fait le troisième de toute la Méditerranée, après Gênes et Marseille. Elle a un ensemble de parcs et de jardins, estimés comme étant parmi les plus beaux que l'on connaisse, une promenade de plusieurs kilomètres le long de la mer, un terrain de sport vraiment sans rival, des clubs nautiques, des environs pittoresques, dans un cadre qui comprend la mer, un lac et le désert. Le climat qui est toujours doux n’a pas son pareil, entre la fin du printemps et le commencement de l’été comme l'a fort bien remarqué Arthur Weigall, sauf quelques périodes d'une humidité excessive.
Si, sur le territoire habité dans l'antiquité, il n’est resté qu’un seul monument, c'est d’ailleurs la célèbre colonne que depuis des siècles la légende a associée au nom du grand Pompée, bien qu’elle porte sur sa base une dédicace en l'honneur de Dioclétien. Quoi qu'il en soit, cette colonne qui a environ 27 mètres de haut, et dont le fût à lui seul ne pèse pas moins de 400.000 kilogrammes, est le plus grand monolithe existant : elle a miraculeusement résisté à toutes les dévastations, aux incendies, aux tremblements de terre, ainsi qu aux essais que l’on a faits pour la transporter en France afin d'y élever au sommet une statue de Louis XIV. Elle reste la comme un témoignage de grandeur et de la richesse du temple de Sérapis, colline monumentale de marbres travaillés, capable
de soutenir avec avantage la comparaison avec le Capitole, à ce qu’assure Rufino. Malgré la violente destruction qui eut lieu en 391 de notre ère, par suite de l'abolition officielle du culte païen, malgré l'œuvre de spoliation qui s’y est exercée sans interruption pendant des siècles, le terrain d’alentour fournit encore des monuments imposants, les uns laissés in situ, d'autres conservés au Musée gréco-romain.
Bien que ce musée ait été fondé trop tard, alors que déjà la ville moderne avait été construite sur l'emplacement antique, on y a réuni une masse d'éléments importante en soi, et précieuse aussi pour l'étude de l'art hellénistique, si discuté et si imparfaitement connu. Les nécropoles hellénistiques de Chatby, d’Anfouchy et de Kom El Chougafa ne sont pas moins intéressantes. Cette dernière est le monument le plus caractéristique du syncrétisme réalisé entre la religion et l'art des Pharaons et la religion et l’art des conquérants, Grecs et Romains."
extrait de la revue "Alexandrie, reine de la Méditerranée", juillet 1928, par Evaristo Breccia (1876-1967), directeur du musée gréco-romain d’Alexandrie
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