vendredi 5 octobre 2018

Le fellah égyptien, sous la plume d'Edmond François Valentin About

photo : Marc Chartier
"- Enfin ! s'écria la maîtresse de maison, j'espère que vous allez nous expliquer la véritable signification du mot fellah ! Vous l'avez prononcé deux ou trois fois en un quart d'heure dans des sens divers ; les livres que j'ai lus semblent en faire le synonyme de misérable, de paresseux et de malpropre, et vous vous intitulez fellah sur vos cartes, comme on se pare ici d'une noblesse ou d'une fonction.

À cette interpellation bienveillante et faite d'une voix assurément bien douce, Ahmed bondit sur place. Nous le vîmes grandir, et la flamme jaillit de ses yeux.

- Une fonction ? dit-il ; oui, madame. Si c'est une fonction que de nourrir, d'éclairer et de vêtir le genre humain, le fellah est un fonctionnaire aussi haut placé pour le moins que vos préfets et nos moudirs, dont l'Angleterre est privée et dont elle se passe avec joie. Celui qui du matin au soir et tout le long de l'année fonctionne à tour de bras pour produire le blé, l'huile, le sucre et le coton, qu'il s'appelle laboureur en français ou fellah en arabe, mérite plus de reconnaissance que les ventrus parqués dans un herbage officiel. (...)
Nos pères sont les premiers hommes dignes de ce nom dont il soit parlé dans l'histoire ; ils ont créé de toutes pièces une civilisation parfaite quand tout était solitude ou barbarie dans vos pays. Cette race patiente, ingénieuse et douce a inventé l'agriculture, les arts, l'écriture, et, ce qui vaut mieux, la justice ; c'est leur morale qui vous guide encore chaque fois que vous faites le bien. Longtemps, longtemps avant l'âge où les événements ont commencé d'avoir des dates, l'agriculture de nos pères dépassait en perfection tout ce que vous admirez aujourd'hui. Certains tombeaux d'une antiquité vraiment immémoriale nous montrent combien la vie rustique était heureuse et pleine chez les fellahs, lorsque messieurs vos pères, armés d'une hache de caillou, se dévoraient les uns les autres. Nous élevions en domesticité plus de quarante races d'animaux qui depuis sont retournées à la vie sauvage. Je dis nous élevions, car je me flatte d'être le descendant direct de ces humbles seigneurs-là ; mon portrait se trouve dans leurs tombeaux, sur tous leurs monuments ; le type de la famille est resté immuable.
Il fallait que notre sang fût d'une qualité bien particulière pour rester pur après tout le mélange de huit ou dix invasions. Nous avons été conquis tour à tour par les Éthiopiens, les Hicsos, les Perses, les Macédoniens, les Romains, les Arabes, les Circassiens ou mameluks, les Turcs, que sais-je encore ? mais nous sommes restés nous-mêmes, par un décret spécial du Dieu puissant. Il est écrit là-haut que l'étranger et l'étrangère ne verront pas grandir leur postérité sur le sol sacré de l'Égypte et si l'étranger se marie à la femme égyptienne, les enfants ne vivront que s'ils deviennent comme nous. Dès la troisième génération, le sang exotique s'élimine, et il ne reste que de petits fellahs. Or, comme il y a tout un lot de qualités héréditaires qui se transmettent de père en fils avec le sang fellah, c'est le grand nombre chez nous qui est l'élite du peuple ; vous nous reconnaîtrez à notre type et à notre conduite plus facilement à coup sûr qu'on ne discerne un gentilhomme dans la foule des Parisiens."

extrait de Le fellah : souvenirs d'Égypte, 1869, par Edmond François Valentin About (1828-1885), écrivain, journaliste et critique d'art français, membre de l’Académie française

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.