photo Marc Chartier |
L'impression est saisissante quand on s'éloigne du port, et que peu à peu se perdent dans le lointain et s'effacent les mosquées du Caire. L'espace s'ouvre devant vous, cet immense espace fait de ciel et d'eau, entre deux rives verdoyantes où s'essaiment les villages de fellahs. Tel le Nil apparaît dès les premières heures qui suivent le départ, tel il apparaîtra aux heures suivantes, jusqu'au terme du voyage. Les deux chaînes arabique et libyque limitent à l'orient et à l'occident un horizon où les yeux s'habitueront et se plairont à suivre aux différentes heures les jeux changeants de la lumière. Les rives fuiront à chaque tour de roue, révélant d'harmonieuses courbes, de grands tournants où le fleuve vous réserve la surprise de sa direction ; elles seront verdoyantes, couvertes de bois de palmiers, animées de villages grouillants d'indigènes, ou bien fauves de sables, dominées par des falaises de rochers rouges d'où les dunes glissent en longues pentes fluides. L'eau tantôt coulera impétueusement, tantôt s'étendra en nappes languissantes et lentes. Et cependant, jamais cette monotonie des choses ne lassera. Du premier au dernier jour, l'œil suivra sans fatigue cette succession de paysages, identiques en apparence, et cependant d'une infinie diversité. Ils vous deviennent familiers, font partie de votre vie, participent constamment au rêve où peu à peu vous inclinent la sérénité de la nature, la solitude et le grand silence. On les retrouve chaque matin avec joie, on les quitte chaque soir à regret.
Et puis de quelle vie le fleuve est animé ! Il n'est guère d'heure où l'on ne croise quelques barques aux grandes voiles latines triangulaires, qui glissent à la surface de l'eau comme de grands oiseaux blancs, remontant le courant sous le vent qui gonfle leurs toiles, ou se laissant dériver avec une heureuse quiétude. Elles descendent le fleuve, lourdes de chargements ; leurs bords au ras de l'eau bourbeuse, donnent la crainte d'une submersion prochaine. Élégantes et fines de loin, elles apparaissent de près terriblement vieilles et vermoulues ; et cependant elles portent des charges formidables. Les unes ont pris à Girgeh des cargaisons de gargoulettes en poterie, régulièrement disposées par lits, en hauts édifices fragiles ; les autres sont chargées de blé, et c'est comme une lourde masse d'or qui flotte ; d'autres transportent d'immenses cubes laborieusement égalisés de paille hachée. On les voit filer, les grandes barques, entre les deux rives; les bateliers qui les montent se livrent au gré du fleuve, insouciants de l'arrivée, laissant les jours couler, attendant que le vent les pousse.
Ils vivent entre le ciel et l'eau, dormant, priant, chantant, rêvant. Mais parfois le banc de sable est sournois et la barque s'enlise, il faut alors se mettre à l'eau, tirer à la cordelle, comme des chevaux de halage. Parfois aussi on croise des barques pleines de gens et de bêtes : on entend des chants monotones et lents qui peu à peu s'éloignent et se perdent dans la brise; c'est le passeur qui transporte d'une rive à l'autre les gens des villages opposés qui rentrent du marché. Les ânes sont toujours tassés à l'avant, attendant patiemment les débarquements bruyants pleins de cris et de coups de matraques.
D'autres fois, les bateliers se sont attendus, afin de faire de conserve cette longue descente du fleuve; c'est alors une navigation joyeuse, pleine de chants, d'interpellations de barque à barque, en escadrilles cinglant vers des destinations lointaines. Dans cet air si lumineux et si pur, joie des yeux et joie des poumons, où les grandes voiles blanches en ailes de goélands sont l'incessante vie du fleuve, on pense revivre alors une minute de cette antiquité si reculée dont les plus anciennes peintures nous offrent des images toutes semblables."
extrait de Le Caire, le Nil et Memphis, par Gaston Migeon (1861-1930), conservateur au département des objets d’art du Moyen Âge, de la Renaissance et des Temps modernes au musée du Louvre
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