jeudi 4 octobre 2018

Charles Didier séduit par les "maisons de Mamelouks" du Caire

Intérieur de la maison du Cheik Djabarti (illustration extraite de Pascal Coste, Toutes les Égypte, 1998)





"Le Caire est une ville monumentale. Sans parler, pour le moment, des mosquées, des minarets dont elle est si riche, l'œil s’y arrête à chaque pas sur quelque détail d'art du meilleur temps. Ici c'est une porte sculptée et couverte des arabesques les plus capricieuses ; là c'est une frise à trèfles courant au bord des terrasses : ailleurs un balcon en saillie ou moucharabieh, clos hermétiquement par des grilles a bois travaillé à jour avec un goût exquis. Je note en passant que l'Espagne a conservé sous le nom de miradores les moucharabiehs des Mores, qui les y avaient apportés. À tout moment l'on a des échappées sur des cours intérieures ornées d'élégants portiques, sans parler des jets d'eau qui les rafraîchissent, ni des jardins ombragés de palmiers qui ferment souvent la perspective.
Je ne dis rien des constructions modernes, qui sont toutes ou presque toutes sans caractère et n'ont plus rien d'arabe. (...)
Beaucoup de maisons du temps des Mamelouks sont encore debout, et c'est là qu'il faut aller chercher la véritable architecture indigène. J'étais curieux d'en visiter quelques-unes, mais il fallait qu’elles fussent inhabitées, vu qu on ne pénètre pas comme on veut dans un intérieur musulman. 
Le hasard me servit à souhait, aidé, il est vrai, quelque peu par mes démarches. La première de ces maisons de la vieille roche qu'il me fut permis de visiter n'était pas très vaste, mais offrait le type parfait du genre. La cour, pavée en mosaïques, est entourée d'une galerie où la grâce le dispute à la légèreté. Les grandes salles de l'intérieur sont pavées comme la cour, et les vitraux des fenêtres, coloriés comme ceux de nos vieilles cathédrales, portent des versets du Koran en manière d’arabesques. Les plafonds sont peints, quelques-uns même dorés, et tous sculptés, fouillés avec un art inimitable. L'appartement des femmes est un bijou, digne en tout point de sa destination ; impossible de rien imaginer de plus délicat, de plus capricieux que les grilles en bois qui lui servent de clôture ; il en est de même des moindres détails. Mais en vain chercherait-on ici, comme dans le reste de l'édifice, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur, un ordre quelconque. Chaque partie est parfaite en soi-même : aucun plan n'a présidé à l'ensemble. Toutes ces merveilles sont jetées au hasard, quoique chacune ait son emploi, sa raison d'être. Il y a là quantité de cachettes sombres, de retraites dissimulées, qui parlent à l'imagination. Que de drames passionnés ou terribles ont dû se passer dans ces réduits mystérieux ! J'en croyais voir s'échapper à mon approche les ombres voilés des femmes qui les habitèrent.
Monté sur la terrasse, ce ne furent pas des femmes que ma présence mit en fuite, mais des faucons et des éperviers qui depuis longtemps en ont pris possession, et qui s'envolaient bruyamment en poussant des cris sinistres. Je suppose qu'ils auraient volontiers déchiré de leurs serres l'importun visiteur qui les dérangeait. La vue dont on jouit de cette terrasse est quelque chose de féerique : elle en domine à perte de vue des milliers d’autres dont beaucoup étaient peuplées à cette heure d'hommes et de femmes qui m’apparaissaient de loin comme des fantômes planant sur la ville. D'innombrables minarets perçaient le ciel dans toutes les directions, et des palmiers non moins innombrables se balançaient dans l’espace. Un silence profond régnait dans cet immense amas d'hommes, et l'on aurait pu se croire au désert bien plutôt que dans une capitale de trois cent mille âmes. Ce quartier, d’ailleurs, est si solitaire et si tranquille, que je l'avais baptisé le Faubourg Saint Germain du Caire.
Cette maison modèle est abandonnée depuis plusieurs générations, et déjà à moitié ruinée. Elle m'avait tellement séduit que, nonobstant sa désolation, ou peut-être à cause de sa désolation même, je conçus l'absurde désir de l'habiter. Je fis donc proposer au propriétaire de me la louer ; il refusa net. C'était un chérif établi au Caire, où il en possédait beaucoup d'autres à peu près dans le même état. Mon désir, aiguisé par l'obstacle, n’en devint que plus impérieux, et, revenant à la charge, je poussai l'extravagance jusqu'à lui offrir d'acheter sa maison, espérant, il est vrai, que, vu son délabrement, je l'aurais à bon marché. Mais je comptais sans mon hôte. Le chérif me fit répondre qu'il ne vendrait cette maison à aucun prix, parce qu’elle portait bonheur, et voilà comme je dus renoncer à posséder au Caire une maison de Mamelouks. C'était écrit. Allah est grand, et Mahomet est son prophète."


extrait de Les nuits du Caire, par Charles Didier (1805-1864), écrivain, poète et voyageur franco-suisse

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