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lundi 3 décembre 2018

"La ville de Thèbes présente des objets si nombreux et si inattendus que la curiosité la plus avide ne peut manquer d'y trouver un aliment sans cesse renaissant" (Jollois et Villiers du Terrage)

Tableau de Carl Wuttke (1849-1927)
"Ce n'est pas seulement dans l'emplacement que le Nil arrose qu'il faut chercher des vestiges de l'existence de Thèbes. Comme si la portion de la vallée qu'elle occupe n'eût pas été assez vaste pour la contenir, cette antique cité s'est étendue jusque dans les montagnes. En effet, la partie de la chaîne libyque, voisine des monuments encore existants, est percée d'une quantité innombrable d'hypogées : quelques-uns de ces hypogées ont bien pu servir d'asile aux premiers habitants troglodytes de l'Égypte ; mais tous doivent être regardés comme les dernières demeures des citoyens de son ancienne capitale.
Pour faire passer dans l'âme du lecteur tous les sentiments dont on est d'abord agité en arrivant dans un lieu qui rappelle tant de souvenirs, il faudrait pouvoir peindre cette curiosité inquiète, qui, dans son ardeur, veut embrasser tous les objets à la fois. Il semble que les sens n'obéissent point assez promptement à la volonté pour prendre connaissance de tout ce qui existe, il se présente à l'esprit mille questions que l'on voudrait résoudre, mille faits que l'on voudrait constater en même temps. 

Où sont les cent portes chantées par Homère, et par chacune desquelles sortaient deux cents chariots armés en guerre ! Environné de toutes parts de magnifiques ruines, on s'abandonne facilement aux illusions, et toutes ces exagérations poétiques paraissent prendre de la réalité. Où est la statue d'Osymandyas, vantée par Hécatée comme la plus colossale de toutes celles que renfermait autrefois l'Égypte ! Où était placé ce fameux cercle d'or d'une coudée de hauteur et de trois cent soixante-cinq coudées de circonférence, sur lequel on avait indiqué le lever et le coucher des astres pour tous les jours de l'année ! Où est l'emplacement de cette grande Diospolis, dont les anciens auteurs célèbrent l'étendue, et qui renfermait un des plus vastes édifices que les Égyptiens eussent élevés ! Où sont les demeures de ces rois si vantés, que leur sagesse a fait mettre au rang des dieux, et dont les institutions utiles et précieuses font encore l'admiration de ceux qui en pénètrent les vrais motifs ! Où est enfin cette statue colossale de Memnon, dont tant d'illustres personnages ont entendu la voix au lever de l'aurore ! Thèbes avait-elle une enceinte générale, et en subsiste-t-il encore quelques traces ! 
Toutes ces questions, et mille autres qui se présentent à l'esprit du voyageur, le jettent dans une agitation singulière, et excitent une activité que l'on ne peut satisfaire. Attiré par une multitude d'objets nouveaux, par une architecture colossale à laquelle l'œil n'est point accoutumé, on regarde tout avec une avide curiosité. Les nombreux détails de sculpture dont les murs des temples et des palais sont couverts, n'excitent pas moins l'étonnement que les grandes et belles lignes de leur architecture. 
Lorsqu'après avoir quitté les monuments, on veut se recueillir et se rendre compte de ce que l'on a vu, la mémoire, aidée de la réflexion elle-même, ne fournit que des idées confuses, et l'on reconnaît bientôt l'insuffisance d'un premier aperçu. Ce n'est donc qu'en visitant souvent les mêmes monuments, ce n'est qu'après en avoir étudié les formes avec soin, que l'observateur se pénètre du caractère de gravité empreint dans tous les travaux de l'Égypte, et reconnaît l'intention bien prononcée des fondateurs de rendre leur ouvrage indestructible. 
Les sensations que fait éprouver la vue de Thèbes ne se communiquent pas seulement à ceux qui se livrent à l'étude des arts ; les magnifiques constructions de cette antique cité offrent des beautés d'un tel ordre qu'elles attirent les regards des hommes que l'on croirait les moins propres à les apprécier. Ce sont comme de grands accidents de la nature, ou comme des phénomènes éclatants, qui, tandis qu'ils captivent l'attention des esprits accoutumés à observer, produisent encore sur la multitude les impressions les plus vives et les plus profondes. C'est ainsi que nous avons vu les soldats, frappés d'abord d'un étonnement général à la vue de ces masses imposantes, se livrer bientôt avec ardeur à la recherche des plus petits ornements qui les décorent. 
Un voyageur arrivé près du monument qui fait l'objet de ses recherches commence par prendre une idée générale de son ensemble, sans s'appesantir sur aucun détail. S'il est un lieu qui réclame du spectateur une attention particulière à suivre cet ordre indiqué par la nature, c'est celui où sont épars les restes de la ville de Thèbes. Elle présente des objets si nombreux et si inattendus, que la curiosité la plus avide ne peut manquer d'y trouver un aliment sans cesse renaissant, quelque idée qu'on ait pu prendre d'un tel spectacle dans les récits transmis par les écrivains depuis tant de siècles."


extrait de Description générale de Thèbes: contenant une exposition détaillée de l'état actuel de ses ruines, et suivie de recherches critiques sur l'histoire et sur l'étendue de cette première capitale de l'Égypte, 1813, par Jean-Baptiste-Prosper Jollois (1776-1842)  et Édouard de Villiers du Terrage (1780-1855), ingénieurs français, membres de la Campagne d'Égypte (1798-1801)    

mercredi 10 octobre 2018

"La seule vue des monuments de Denderah suffirait pour dédommager des peines et des fatigues du plus pénible voyage" (Édouard de Villiers du Terrage)

photo : A. Beato
29 mai. - Ce fut le 10 prairial que pour la première fois nous eûmes une escorte pour nous à Denderah, et nous pûmes enfin espérer de contempler avec sécurité des monuments que nous étions venus chercher si loin en faisant à travers le pays, à l'approche du solstice d'été, de longues et pénibles marches. (...)
Près de l'endroit où se pratiquent (d)es fouilles est un temple qui a plutôt l'air de n'avoir point été achevé que de tomber en ruine ; il est maintenant à jour, et paraît n'avoir jamais été couvert. Dans l'axe de ce monument, et à environ cent pas de distance, une porte de l'effet le plus imposant se présente à l'admiration des voyageurs : elle est ensevelie en partie sous les décombres, et construite avec des matériaux énormes.
Au travers de cette porte, on découvre le grand temple, qui forme le fond du plus magnifique des tableaux. Il serait difficile de décrire tout ce que fait exprimer de sensations diverses l'aspect de ces figures colossales d’Isis qui portent l’entablement du portique. Il semble que l'on ait été transporté tout à coup dans un lieu de féerie et d'enchantement ; on est, tout à la fois, saisi d'étonnement et d'admiration.
Ce que l'on aperçoit n’a aucun rapport avec les monuments de l'architecture des Grecs, ni avec ceux que le goût des arts de l'Europe a enfantés : et cependant, en considérant un spectacle si nouveau, l'on éprouve d'abord un sentiment de satisfaction, et l'on contemple avec avidité un édifice qui se présente sous les dehors de la magnificence la plus imposante.
La seule vue des monuments de Denderah suffirait pour dédommager des peines et des fatigues du plus pénible voyage, quand bien même on n'aurait pas l'espoir de visiter tout ce que renferme de curieux le reste de la Thébaïde.

Ce temple a excité l'admiration de l'armée qui a conquis le Sa'yd ; et c'était une chose vraiment remarquable de voir chaque soldat se détourner spontanément de sa route pour accourir à Tentyris et en contempler les magnifiques édifices. Ces braves guerriers en parlaient encore longtemps après avec enthousiasme, et quelque part que la fortune les ait conduits, ils ne les ont jamais oubliés : car les impressions que laissent dans l'âme du voyageur les monuments de Denderah ne sont pas seulement passagères et momentanées ; nous avons acquis la conviction que les idées de grandeur et de magnificence qu'elles avaient fait naître en nous étaient de nature à résister à toutes les épreuves. En effet, après avoir parcouru les antiquités de la Thébaïde, après avoir admiré tout ce que la première capitale de l'Égypte renferme de merveilles, nous avons revu les temples de Denderah avec un nouveau plaisir : non seulement la haute opinion que nous en avions conçue d'abord s'est confirmée, mais nous sommes restés convaincus qu'ils sont les plus parfaits sous le rapport de l'exécution, et qu'ils ont été construits à l'époque la plus florissante des sciences et des arts de l'Égypte.
Le temple de Denderah est encombré à l'est presque jusqu'à la hauteur des frises. Des monticules de débris, où l'on aperçoit des pans de murailles de briques tombant en ruine, semblent menacer de l’envahir tout entier. Mais ce qui présente surtout un effet très pittoresque et un contraste bien frappant, ce sont ces restes de maisons modernes qui sont comme suspendus en l'air sur les terrasses du temple. Un village arabe, composé de misérables cahutes en terre, domine le monument le plus magnifique de l'architecture égyptienne et semble placé là pour attester le triomphe de l'ignorance et de la barbarie sur les siècles de lumière qui ont élevé en Égypte les arts au plus haut degré de splendeur."



extrait de Journal et souvenirs sur l'expédition d'Égypte : 1798-1801, par Édouard de Villiers du Terrage (1780-1855), ingénieur des ponts et chaussées et archéologue français