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mardi 11 janvier 2022

L'amenti - "L'obscure profondeur des maisons éternelles", par André-Charles-Romain de Guerne

Cheikh Abd el-Gournah © Raimond Spekking / CC BY-SA 4.0 (via Wikimedia Commons)

L'Amenti

La Montagne de l'ouest, les rivages du Fleuve
Et le rocher libyque où, dans sa tombe neuve,
Sous des bandes de lin, parmi les noirs parfums,
Dort le peuple embaumé des Osiris défunts,
Retentissent de cris et de sanglots funèbres.
Un cortège sans fin vers le Lieu des Ténèbres,
Par les rampes des monts et le chemin sacré,
Suit le traîneau mystique où le Mort vénéré,
Cousin royal, Grand Chef d'Ouas, Prophète unique
Serviteur du Taureau, Neb-Seni, véridique,
Allongeant sa momie au fond du coffre épais,
Monte vers le sépulcre et s'étend dans la paix.
Il n'est plus, le Seigneur du Nome héréditaire.
Son âme a dépassé la Porte du Mystère ;
Mais son corps périssable aux mains des embaumeurs
Reste pur et complet, et malgré les clameurs,
Malgré la plaie ouverte et le couteau de pierre,
Ressuscite immortel en sa forme première.
L'acre bain de natrum a corrodé les chairs ;
La résine de cèdre et les parfums amers,
Les aromates noirs, les poudres végétales,
Deux mois, ont imprégné le corps aux membres pâles.
Le cœur et les poumons, le foie et l'intestin,
Dans des vases scellés, marqués du nom certain,
Ont séché, détendus par les quatre Génies,
Sous le lit funéraire où, les jambes unies,
Remplissant tout entier le coffre de carton,
Colliers d'émail au cou, barbe fausse au menton,
Dans le réseau croisé des fines bandelettes,
L'incorruptible mort, avec ses amulettes
Et le rouleau funèbre enclos dans son cercueil,
Solitaire, attendait le jour du dernier deuil.

Le jour suprême a lui. La salle intérieure
De la resplendissante et terrestre demeure
A vu le maître ancien pour la dernière fois.
Les prêtres sont venus. Les sanglots et les voix
Des parents ont mêlé leurs plaintes douloureuses
Aux larmes de la veuve, à l'appel des pleureuses,
Au monotone chœur des fils désespérés,
Qui vont, le front meurtri par leurs poings lacérés,
Souillant leur face blême et dans leur chevelure
Semant la boue épaisse et la poussière impure.

À travers Pi-Amen, dans l'ordre habituel
Réglé pas les Grands Dieux et le saint Rituel,
Le cortège éploré déroule en longue file
Sa pompe accoutumée aux portes de la ville.
En tête, transportant les meubles du tombeau.
Le lit, les coffrets peints, le siège et le flambeau.
Les figures d'émail, les vases, les offrandes.
La bière fermentée et les pains et les viandes,
Marchent les serviteurs que Neb-Seni vivant
Aveuglait de rayons comme un soleil levant.
Et derrière eux, parmi les pleureuses, le Prêtre
Parfume avec l'encens le char pompeux du Maître.

Mais le Nil vénéré traîne ses flots divins
Et les radeaux emplis nagent vers les ravins
Et les rocs, surplombant la rive occidentale
Où la crypte s'enfonce en une nuit fatale.
Le mort s'embarque, il vogue et, passager d'un jour,
Voyage vers le puits du ténébreux séjour,
Tandis que sur les eaux le battement des rames
D'un rythme intermittent scande le chant des femmes.

Les pleureuses

Laissez, ô matelots, laissez, laissez encor
Pendre les avirons au long des barques d'or !
Qu'il ne s'éloigne pas, qu'il demeure à sa place,
Le mort silencieux qu'un triple voile enlace.
Ô vous qui reverrez le seuil de vos maisons,
Ne hâtez point vos pas vers d'autres horizons
Attendez ! Mais, hélas ! la barque Osirienne
Emporte loin d'ici son âme avec la mienne.
Il part ! Vers l'occident et l'impalpable lieu
Tu navigues, parfait, dans le vaisseau du Dieu,
Pour aborder au port de la double Justice,
Ô toi, vivant hier, véridique et sans vice !
Toi que servaient jadis des esclaves nombreux,
Oublié, sans escorte, abandonné par eux,
Parcours, ô Voyageur, la grande solitude !
Tes pieds, liés ensemble, ont perdu l'habitude
De suivre dans les champs le chemin des travaux.
Et voici qu'aujourd'hui, ceint de langes nouveaux,
Tu gis, comme un enfant qu'on porte et qu'on balance,
Dans l'immobilité de l'éternel silence.
Pleurez ! Pleurez ! Pleurez ! ô lamentables cris !
Toi veuve au sein voilé, toi mère aux cheveux gris,
Menez le deuil farouche et, déchirant vos membres,
Roulez vos corps meurtris contre les murs des chambres !

La flotte aborde enfin ; le cortège a passé.
Dans l'ordre primitif, loin du Nil traversé,
Il décroît lentement et s'allonge et circule
Par les sentiers rugueux où, dans le crépuscule,
Aux flancs des monts abrupts, taillés en escaliers,
Les images des morts s'alignent par milliers.
Et toutes, sur des blocs côte à côte rangées,
Gardiennes du repos au seuil des hypogées.
Sans gestes, sans regards, comme un peuple d'aïeux,
Accueillent le Défunt vénérable et pieux
Qui vient, dans l'ombre sainte, habiter auprès d'elles
L'obscure profondeur des maisons éternelles.

Salut, tombeau secret ! Le voyage est fini
Que sur l'heureuse terre accomplit Neb-Seni.
La demeure est ouverte et la stèle est plantée
Les aliments sont prêts, l'offrande est apportée.
Le chacal Anopou dresse le coffre étroit
Devant la porte basse où Neb-Seni, tout droit
Dans la gaine de cèdre aux lourdes planches peintes,
Entend monter vers lui l'écho mourant des plaintes,
Et comme un hôte cher, voilé du masque bleu,
Reçoit le dernier pleur et le suprême adieu.
Le prêtre a répandu l'eau purificatoire,
Et le crochet de fer emmanché dans l'ivoire
A successivement frôlé les yeux éteints
Du cadavre, la bouche et les pieds incertains
Et tout ce qui vivra, comme aux jours de la vie,
Dans la béatitude éternelle et ravie.

Et lui, le Mort très pur, le Prophète inspiré,
Le Chef que pleure encor Pi-Amen, est entré
Dans sa tombe divine où la nuit préalable
Garde jusqu'au réveil la chair inviolable.
La porte est close ; il dort. Neb-Seni n'entend pas
La clameur décroissante et le bruit du repas
Où ses proches, devant les lugubres murailles,
Boivent au long banquet le vin des funérailles,
Tandis que, se penchant sur des harpes de deuil,
Des chanteurs au front ras chantent l'antique orgueil
De sa gloire, et la vie après la sépulture
Au sein des Dieux cachés, dans la splendeur future.


extrait de Les siècles morts - L'Orient antique, par André-Charles-Romain de Guerne, dit le Vicomte de Guerne (1853-1912), poète français