lundi 22 août 2022

"Cette grande figure mutilée est comme une apparition éternelle" (Jean-Jacques Ampère - XIXe s. - à propos du Sphinx de Giza)

photo d'Henri Béchard, vers 1880

"Oublions toutes ces folies (relatives aux pyramides de Giza) en contemplant cet admirable sphinx placé au pied des pyramides qu'il semble garder. Le corps du colosse a près de 90 pieds de long et environ 74 pieds de haut ; la tête a 98 pieds du menton au sommet. Le sphinx m'a peut-être plus frappé que les pyramides. Cette grande figure mutilée, qui se dresse enfouie à demi dans le sable, est d'un effet prodigieux ; c'est comme une apparition éternelle. Le fantôme de pierre paraît attentif ; on dirait qu'il écoute et qu'il regarde. Sa grande oreille semble recueillir les bruits du passé ; ses yeux tournés vers l'orient semblent épier l'avenir ; le regard a une profondeur et une fixité qui fascinent le spectateur.
Le sphinx est taillé dans le rocher sur lequel il repose ; les assises du rocher partagent sa face en zones horizontales d'un effet étrange. On a profité, pour la bouche, d'une des lignes de séparation des couches. Sur cette figure moitié statue, moitié montagne, toute mutilée qu'elle est, on découvre une majesté singulière, une grande sérénité, et même une certaine douceur. C'est bien à tort qu'on avait cru y reconnaitre un profil nègre. Cette erreur, que Volney avait répandue et qui a été combattue par M. Jomard et M. Letronne, est due à l'effet de la mutilation qui a détruit une partie du nez ; le visage, dans son intégrité, n'a jamais offert les traits du nègre. De plus, il n'était pas peint en noir, mais en rouge. On pout s'en assurer encore, et l'œil exercé de M. Durand m'a signalé des traces évidentes de celte couleur. Abdallatif, qui vit le sphinx au douzième siècle, dit que le visage était rouge.
Après avoir contemplé et admiré le sphinx, il faut l'interroger. Qu'était le sphinx égyptien en général ? qu'était ce sphinx colossal de pyramides en particulier ? Le sphinx égyptien fut peut-être le type du sphinx grec ; mais il y eut toujours entre eux de grandes différences. D'abord le sphinx grec ou plutôt la sphinx comme disent constamment les poètes grecs, était un être féminin. Chez les Égyptiens, au contraire, à un bien petit nombre d'exceptions près, le sphinx est mâle. On connaît maintenant le sens hiéroglyphique de cette figure ; ce sens est celui de seigneur, de roi. Par cette raison, les sphinx sont en général des portraits de roi ou de prince ; celui qu'on voit à Paris dans la petite cour du musée est le portrait d'un fils de Sésostris. L'idée d'énigme, de secret, l'idée de cette science formidable dont le sphinx grec était dépositaire, paraît avoir été entièrement étrangère aux Égyptiens. Le sphinx était pour eux le signe au moyen duquel on écrivait hiéroglyphiquement le mot seigneur, et pas autre chose. Ces idées de mystère redoutable, de science cachée, n'ont été probablement attachées au sphinx grec que parce qu'il avait une origine égyptienne, et qu'il fallait trouver du mystère et de la science dans tout ce qui venait d'Égypte ; mais, en Égypte, on n'a jamais vu dans le sphinx qu'une désignation de la royauté. Le sphinx des pyramides n'est autre chose que le portrait colossal du roi Thoutmosis IV."

extrait de Voyage en Egypte et en Nubie, 1868, par Jean-Jacques 
Ampère (1800-1864), historien, écrivain et voyageur français

dimanche 7 août 2022

"Les Égyptiens ne faisaient qu'enluminer, c'est-à-dire qu'ils remplissaient l'espace laissé vide par le trait du dessin" (Adolphe Siret, XIXe s.)

tombe de Horemheb - Vallée des Rois 
photo  de Jean-Pierre Dalbéra (Wikipédia, licence Creative Commons)

"De même que les Chinois et les Indiens, les Égyptiens ne faisaient qu'enluminer, c'est-à-dire qu'ils remplissaient l'espace laissé vide par le trait du dessin, de la couleur en rapport avec leur intention. Ce n'est que longtemps plus tard, et après que les Grecs eurent inventé la partie de l'art qu'on nomme le clair-obscur, qu'ils donnèrent à leur peinture un certain relief.
D'après le témoignage de Platon, qui vivait quatre cents ans avant l'ère vulgaire, la peinture était exercée en Égypte depuis un temps immémorial. Aucune œuvre n'a traversé cette haute antiquité pour venir jusqu'à nous et aucune preuve d'existence n'appuie l'assertion de Platon. Nous en sommes donc réduits à des suppositions puisées dans les œuvres du disciple de Socrate et dans quelques livres de Pline, dont le témoignage a plus d'une fois été mis en doute.
Les seuls monuments qui soient arrivés jusqu'à nous et qui puissent déterminer en quelque sorte le mode de peinture adopté par les Égyptiens, sont des vases, des bandelettes, des momies, et ces murailles immenses sur lesquelles sont peintes des enluminures colossales.
Les bandelettes de toile des momies, après avoir été préalablement soumises à quelque opération chimique, sont enduites d'un blanc de céruse qui en constitue le fond. Le rouge, le bleu, le jaune et le vert sont les seules couleurs qui paraissent y avoir été employées, et encore le sont-elles sans être fondues les unes dans les autres. Les contours sont tracés en noir et fortement marqués. La plupart des hiéroglyphes que le peintre y a reproduits ont trait à des cérémonies religieuses, lesquelles se retrouvent très souvent sur les monuments de cette nation et à diverses époques.
De ce rapide examen on doit conclure nécessairement que ce n'est point là de la véritable peinture, mais bien un travail grossier, manuel, sans inspiration, sans portée presque, si l'on voulait y chercher autre chose que l'application d'une formalité religieuse. Du reste, ce n'est pas à l'Égypte qu'il faut demander des artistes ; on n'y trouve que des ouvriers, dont toute la besogne consistait à colorier des figures sur des vases de terre, sur des coupes, sur des colonnes, sur des barques, et qui ne voyaient qu'une branche d'industrie là où la civilisation a placé un noble et glorieux sacerdoce.
Les Égyptiens donnaient à toutes leurs figures une pose raide, rapprochaient le plus souvent leurs jambes, et collaient les bras le long du corps. Les oreilles étaient placées plus haut que le nez, et le menton arrondi avec excès était rarement en rapport avec les dimensions naturelles.
Leur religion s'opposant à ce qu'ils étudiassent l'anatomie, ils en étaient réduits à la sciagraphie. Les pratiques religieuses semblent avoir déterminé une pose consacrée que l'on retrouve sur la plupart des monuments. Cette pose est devenue le type distinctif des anciennes peintures égyptiennes. Que l'on y joigne les formes monstrueuses indiquées et peut-être peintes par des prêtres, et qui représentaient pour la plupart des corps d'animaux avec des têtes d'hommes, et l'on aura ce qui caractérise le plus l'art ancien chez les peuples orientaux. L'anatomie des muscles leur était inconnue, et quoiqu'on ait beaucoup vanté leur science dans les proportions, il suffira de jeter un coup d'œil  sur les nombreux monuments de la haute Égypte pour se convaincre que cette réputation n'est rien moins que méritée. La longueur parfois prodigieuse des jambes, la largeur disproportionnée de toutes les parties du corps, constituent évidemment une ignorance profonde de la perspective linéaire et aérienne."

extrait du Dictionnaire historique des peintres de toutes les écoles depuis les temps les plus reculés jusqu'à nos jours... précédé d'un abrégé de l'histoire de la peinture, suivi de la nomenclature des peintres modernes et d'une collection complète de monogrammes, 1848, par Adolphe Siret (1818-1887), membre de l'Académie royale de Belgi
que, de la commission royale des monuments pour la Flandre orientale, de l'Académie impériale de Reims, de l'Académie d'archéologie de Madrid... 

jeudi 7 juillet 2022

"L'Égypte est, sans contredit, le pays de l'harmonie au suprême degré !" (Charles-Émile Vacher de Tournemine, XIXe s.)

Philae, 1863, par Charles-Émile de Tournemine

Alexandrie, 15 octobre
"Je ne pourrais t'exprimer ma joie et mon bonheur de revoir ce beau pays, dont rien ne peut rendre le charme pittoresque. Tous ces costumes bigarrés, ces femmes de bleu toutes couvertes, portant leurs enfants sur une épaule, et soutenant dans une main renversée et relevée une élégante amphore, les amusants marchands d'eau avec leur poterie sur le dos, recouverte par un arbrisseau feuillu, tout cela est d'un charme ravissant."

Le Caire, 17 octobre
"Depuis hier nous sommes au Caire et mon imagination va toujours grandissant, tant les merveilles surgissent à chaque pas sous nos yeux. Avant de quitter Alexandrie, nous avons visité le quartier arabe ; ce que nous y avons vu de pittoresque, de costumes baroques, n'a rien dont notre langue puisse donner une idée. (...)
La campagne est toute couverte de grands et élégants palmiers portant d'énormes grappes de dattes rouges et dorées, de tamaris, de mimosas, enfin de toute cette végétation vivace et splendide de ce délicieux pays... Tout ici est d'une harmonie incomparable, tout se tient, s'enchaîne par un lien de tendresse infinie. L'Égypte est, sans contredit, le pays de l'harmonie au suprême degré ! (...)
Tout à coup le Nil s'offrit à nos yeux éblouis. Je fus pris d'une émotion telle, que je ne pus dire un mot jusqu'à la fin du trajet. C'était merveilleux de grandeur. Toutes les plaines inondées, couvertes d'oiseaux, ces villages aux splendides verdures, ces belles barques aux voiles latines, blanches comme du lait, se détachant sur un ciel de pluie d'or ; au loin le désert, d'un ton rose doré, limitait la vue dans cette immensité de féerie. Aucun langage ne pourrait rendre mon émotion. Jamais, je crois, je n'en ai éprouvé de plus grande et de plus douce devant la nature du bon Dieu.
Peu à peu nous découvrions au loin les pyramides, toutes dorées et vermeilles, puis l'infini du désert, et enfin, l'éblouissante ville du Caire s'offrit à nos yeux, embrasée par un soleil de feu et donnant le vertige par sa splendeur. D'un côté, des milliers de maisons pittoresques, des minarets de toute forme, des végétations luxuriantes, des lignes de palmiers, des jardins, de l'eau ; de l'autre, le désert morne, baignant en quelque sorte de ses vagues figées la vallée des Tombeaux. Ici pas un arbre, des sables à perte de vue, puis une nécropole de mosquées et de minarets de villes ruinées."

Thèbes, 29 octobre
"Le Nil est splendide par sa grandeur et la simplicité de lignes des montagnes qui l'enserrent. La coloration en est admirable, et ses bords sont sans cesse animés par des groupes pittoresques, et rehaussés par la brillante végétation du sorgho et de la canne à sucre. Les femmes, drapées dans leurs manteaux bleus, viennent y remplir leurs cruches, avec l'eau que des enfants nus puisent avec leurs sakiéhs. À chaque pas, nous dépassons des villages qui nous apparaissent poétiquement parés de palmiers et de mimosas. On accourt sur notre passage ; les dromadaires eux-mêmes et les buffles interrompent leur pâturage et lèvent la tête comme pour nous faire accueil. Toutes ces scènes sont incomparablement belles."

Louqsor, 1er novembre
"Le Nil dans la haute Égypte perd un peu de sa grandeur. Les montagnes prennent une couleur noirâtre et deviennent moins belles de forme. Cependant les bords que nous longeons de très près sont toujours pittoresques au suprême degré ; les plantations de sorghos et de cannes à sucre, mêlées de palmiers et de mimosas, lui forment une ceinture d'émeraude. De loin en loin, quelques villages aux habitations pareilles à des ruches, et dont les terrasses sont couvertes de nuées de pigeons ; de pittoresques travailleurs puisant de l'eau avec leurs sakiehs ; des norias avec manège de buffles et leurs petits conducteurs drapés dans leurs haillons ; quelques prairies avec des troupeaux de dromadaires et de vaches aux brillantes robes ; tel est le spectacle toujours le même, mais toujours nouveau, que nous avons en remontant le Nil. (...)
Le 5, nous approchons par terre de l'île de Philé. À cheval à dromadaire, nous gagnons la vallée des Tombeaux qui est l'avant-garde du désert. À partir de là nous cheminons dans les sables pendant deux heures, ne rencontrant sur notre route que quelques caravanes de Nubiens convoyant des marchandises.
Il fait près de 40° de chaleur, aussi voyons-nous avec joie un bouquet de palmiers se profiler à l'horizon. Nous traversons en barques le bras du fleuve, nous visitons l'île et le temple, où notre armée a laissé sur les murs sa carte de visite. Nous goûtions un peu de repos sous les arbres, lorsque nos camarades décident qu'ils veulent descendre en barque la cataracte, et nous oublient. Nous avons dû en conséquence, Chennevières et moi, refaire la route du désert par une chaleur de plomb en fusion."


extrait de Étude sur C. de Tournemine, peintre toulonnais,
volumes 652-658, par Dr. L. Turrel, 1877.
Charles-Émile Vacher de Tournemine (1812-1872) est un peintre français spécialisé dans les scènes orientalistes.



mercredi 6 juillet 2022

Pour sauver les monuments de Haute-Égypte : Discours prononcé à Paris par André Malraux, le 8 mars 1960, en réponse à l'appel de l'Unesco

cliché Unesco

"Aujourd'hui, pour la première fois, toutes les nations - au temps même où beaucoup d'entre elles poursuivent une guerre secrète ou proclamée - sont appelées à sauver ensemble les oeuvres d'une civilisation qui n'appartiennent à aucune d'elles.
Au siècle dernier, un tel appel eût été chimérique. Non que l'on ignorât l'Égypte : on pressentait sa grandeur spirituelle, on admirait ses monuments. Mais si l'Occident la connaissait mieux qu'il ne connaissait l'Inde ou la Chine, c'était d'abord parce qu'il y trouvait une dépendance de la Bible. Elle appartenait, comme la Chaldée, à l'Orient de notre histoire. Entre les quarante siècles dont parlait Napoléon devant les Pyramides, l'instant élu était celui pendant lequel Moïse les avait contemplées.
Puis l'Égypte conquit peu à peu son autonomie. Dans des limites plus étroites qu'il ne semble. La primauté de l'architecture et de la sculpture gréco-romaines était encore intacte : Baudelaire parle de la naïveté égyptienne. Ces temples grandioses étaient avant tout les seuls témoins que nous ait légués l'Orient ancien ; comme l'étaient ces chefs-d'oeuvre cataleptiques qui, pendant trois millénaires, semblaient s'unir dans le même sommeil éternel. Tout cela, dépendance de l'histoire plus que de l'art. En 1890 comme en 1820, l'Occident, qui se souciait d'étudier l'Égypte, ne se fût pas soucié d'en sauver les oeuvres.
Avec notre siècle, a surgi l'un des plus grands événements de l'histoire de l'esprit. Ces temples où l'on ne voyait plus que des vestiges sont redevenus des monuments ; ces statues ont trouvé une âme. Une âme qui leur appartient, que nous ne trouvons qu'en elles, mais que nul n'y avait trouvée avant nous.
Nous disons de cet art qu'il est le témoignage d'une civilisation, au sens où nous disons que l'art roman est un témoignage de la Chrétienté romane. Mais nous ne connaissons réellement que les civilisations survivantes. Malgré les travaux des égyptologues, la foi d'un prêtre d'Amon, l'attitude fondamentale d'un Égyptien à l'égard du monde, nous restent insaisissables. L'humour des Ostraca, le petit peuple des figurines, le texte où un soldat appelle Ramsès II par son sobriquet : Rara, comme les grognards appelaient Napoléon, l'ironique sagesse des textes juridiques, comment les relier au Livre des Morts, à la majesté funèbre des grandes effigies, à une civilisation qui semble ne s'être poursuivie pendant trois mille ans qu'au bénéfice de son autre monde ? La seule Égypte antique vivante pour nous est celle que suggère l'art égyptien, et cette Égypte n'a jamais existé. Pas plus que n'exista la Chrétienté que nous suggèrerait l'art roman s'il en était le seul témoignage. La survie de l'Égypte est dans son art, et non dans des noms illustres ou des listes de victoires... Malgré Kadesh, peut-être l'une des batailles décisives de l'histoire, malgré les cartouches martelés et regravés sur l'ordre du pharaon qui tenta d'imposer aux dieux sa postérité, Sésostris est moins présent pour nous que le pauvre Akhenaton. Et le visage de la reine Néfertiti hante nos artistes comme Cléopâtre hantait nos poètes. Mais Cléopâtre était une reine sans visage, et Néfertiti est un visage sans reine.
L'Égypte survit donc par un domaine de formes. Et nous savons aujourd'hui que ces formes, comme celles de toutes les civilisations du sacré, ne se définissent pas par leur référence aux vivants qu'elles semblent imiter, mais par le style qui les fait accéder à un monde qui n'est pas celui des vivants. Le style égyptien s'est élaboré pour faire, de ses formes les plus hautes, des médiatrices entre les hommes éphémères et les constellations qui les conduisent. Il a divinisé la nuit. C'est ce que nous éprouvons tous lorsque nous abordons de face le Sphinx de Gizeh, ce que j'éprouvais la dernière fois que je le vis à la tombée du soir : "Au loin, la seconde pyramide ferme la perspective, et fait, du colossal masque funèbre, le gardien d'un piège dressé contre les vagues du désert et contre les ténèbres. C'est l'heure où les plus vieilles formes gouvernées retrouvent le chuchotement de soie par lequel le désert répond à l'immémoriale prosternation de l'Orient ; l'heure où elles raniment le lieu où les dieux parlaient, chassent l'informe immensité, et ordonnent les constellations qui semblent ne sortir de la nuit que pour graviter autour d'elles."
Après quoi le style égyptien, pendant trois mille ans, traduisit le périssable en éternel.
Comprenons bien qu'il ne nous atteint pas seulement comme un témoignage de l'histoire, ni comme ce que l'on appelait naguère la beauté. La beauté est devenue l'une des énigmes majeures de notre temps, la mystérieuse présence par laquelle les oeuvres de l'Égypte s'unissent aux statues de nos cathédrales ou des temples aztèques, à celles des grottes de l'Inde et de la Chine - aux tableaux de Cézanne et de Van Gogh, des plus grands morts et des plus grands vivants - dans le Trésor de la première civilisation mondiale.
Résurrection géante, dont la Renaissance nous apparaîtra bientôt comme une timide ébauche. Pour la première fois, l'humanité a découvert un langage universel de l'art. Nous en éprouvons clairement la force, bien que nous en connaissions mal la nature. Sans doute cette force tient-elle à ce que ce Trésor de l'Art, dont l'humanité prend conscience pour la première fois, nous apporte la plus éclatante victoire des oeuvres humaines sur la mort. À l'invincible "jamais plus" qui règne sur l'histoire des civilisations, ce Trésor survivant oppose sa solennelle énigme. Du pouvoir qui fit surgir l'Égypte de la nuit préhistorique, il ne reste rien ; mais le pouvoir qui en fit surgir les colosses aujourd'hui menacés, les chefs- d'oeuvre du musée du Caire, nous parle d'une voix aussi haute que celle des maîtres de Chartres, que celle de Rembrandt. Avec les auteurs de ces statues de granit, nous n'avons pas même en commun le sentiment de l'amour, pas même celui de la mort - pas même, peut-être, une façon de regarder leurs oeuvres ; mais devant ces oeuvres, l'accent de sculpteurs anonymes, et oubliés pendant deux millénaires, nous semble aussi invulnérable à la succession des empires que l'accent de l'amour maternel. C'est pourquoi des foules européennes ont empli des expositions d'art mexicain ; des multitudes japonaises, l'exposition d'art français ; des millions d'Américains, l'exposition Van Gogh ; c'est pourquoi les cérémonies commémoratives de la mort de Rembrandt ont été inaugurées par les derniers rois d'Europe, et l'exposition de nos vitraux par le frère du dernier empereur d'Asie. C'est pourquoi tant de noms souverains s'associent à l'appel que nous lançons aujourd'hui.
Si l'Unesco tente de sauver les monuments de Nubie, c'est qu'ils sont immédiatement menacés ; il va de soi qu'elle tenterait de sauver de même d'autres grands vestiges, Angkor ou Nara par exemple, s'ils étaient menacés de même. Pour le patrimoine artistique des hommes, nous faisons appel à l'univers comme d'autres le font, cette semaine, pour les victimes de la catastrophe d'Agadir. "Puissions-nous n'avoir pas à choisir, avez-vous dit tout à l'heure, entre les effigies et les vivants !" Pour la première fois, vous proposez de mettre au service des effigies, pour les sauver, les immenses moyens que l'on n'avait mis, jusqu'ici, qu'au service des vivants. Peut-être parce que la survie des effigies est devenue pour nous une forme de la vie. Au moment où notre civilisation devine dans l'art une mystérieuse transcendance et l'un des moyens encore obscurs de son unité, au moment où elle rassemble les oeuvres devenues fraternelles de tant de civilisations qui se haïrent ou s'ignorèrent, vous proposez l'action qui fait appel à tous les hommes contre tous les grands naufrages. Votre appel n'appartient pas à l'histoire de l'esprit parce qu'il veut sauver les temples de Nubie, mais parce qu'avec lui, la première civilisation mondiale revendique publiquement l'art mondial comme son indivisible héritage. L'Occident, au temps où il croyait que son héritage commençait à Athènes, regardait distraitement s'effondrer l'Acropole...
Le lent flot du Nil a reflété les files désolées de la Bible, l'armée de Cambyse et celle d'Alexandre, les cavaliers de Byzance et les cavaliers d'Allah, les soldats de Napoléon. Lorsque passe au-dessus de lui le vent de sable, sans doute sa vieille mémoire mêle-t-elle avec indifférence l'éclatant poudroiement du triomphe de Ramsès, à la triste poussière qui retombe derrière les armées vaincues. Et, le sable dissipé, le Nil retrouve les montagnes sculptées, les colosses dont l'immobile reflet accompagne depuis si longtemps son murmure d'éternité. Regarde, vieux fleuve dont les crues permirent aux astrologues de fixer la plus ancienne date de l'histoire, les hommes qui emporteront ces colosses loin de tes eaux à la fois fécondes et destructrices : ils viennent de toute la terre. Que la nuit tombe, et tu reflèteras une fois de plus les constellations sous lesquelles Isis accomplissait les rites funéraires, l'étoile que contemplait Ramsès. Mais le plus humble des ouvriers qui sauvera les effigies d'Isis et de Ramsès te dira ce que tu entendras pour la première fois : "Il n'est qu'un acte sur lequel ne prévale ni la négligence des constellations ni le murmure éternel des fleuves : c'est l'acte par lequel l'homme arrache quelque chose à la mort."

source : Assemblée nationale française

"Qui n'a pas vu l'âne d'Égypte ne connaît pas l'âne" (Lucien Augé de Lassus)

photo de Yehia Ahmed, avec son aimable autorisation

"Alexandrie, comme le Caire, a ses ânes qui partout attendent le promeneur. Qui n'a pas vu l'âne d'Égypte ne connaît pas l'âne. L'âne d'Égypte est une petite bête mignonne, éveillée, docile ; il est à ces malheureux et tristes roussins de nos pays ce qu'un généreux coursier de bataille est à la famélique Rossinante de nos fiacres. L'âne ne vit bien que dans un pays un peu chaud : le climat de l'Égypte lui est particulièrement favorable.
Chez nous il dépérit ; plus au nord, il ne peut vivre qu'avec des soins tout particuliers, il est aussi difficile de conserver un âne à Moscou qu'une girafe à Paris. Ayons donc quelque indulgence pour la disgracieuse apparence de nos baudets et leur caractère difficile ; ils sont dépaysés, ils souffrent, c'est leur excuse. 
L'âne d'Égypte, à la bonne heure ! il a la jambe fine et solide, le poil gris clair, la tête bien construite et d'un joli dessin, l'œil vif ; ses longues oreilles se dressent fièrement et mobiles dès que vous parlez, elles s'agitent comme d'un frémissement intelligent. La charmante bête ! Comme elle trotte ! Elle vous portera, elle vous conduira mieux que bien des ciceroni, et toujours sûrement, mollement, rapidement. Indiquez-lui la direction que vous voulez prendre, elle devinera aussitôt si vous voulez voir la colonne de Pompée ou les obélisques de Cléopâtre. La foule est compacte, partout fourmillante, n'ayez nulle peur, vous ne heurterez ni rien, ni personne, vous passerez partout, puis un braiement joyeux vous annoncera que vous êtes arrivé.
Le harnachement est pittoresque et digne de la bête qui le porte : la selle est rouge, parfois relevée de broderies bleuâtres, et rouges aussi les rênes. Enfin l'ânier, pieds nus, jambes nues, toujours courant, criant, frappant, complète à merveille l'âne.
L'âne est la monture vraiment nationale de l'Égypte, et cela sans doute depuis la plus haute antiquité ; nous verrons, par le témoignage des monuments pharaoniques, que l'âne fut connu et employé bien antérieurement au cheval. Aujourd'hui encore, en dehors d'Alexandrie et du Caire, où l'élément européen est très nombreux, le cheval est fort rare. Certains ânes d’Arabie coûtent jusqu'à mille francs, et souvent les personnages les plus riches n'ont pas d'autre monture."

extrait de Voyage aux sept merveilles du monde, 1878, par Lucien Augé de Lassus (1841-1914), auteur dramatique, poète, librettiste de Camille de Saint-Saëns archéologue, passionné de voyages

mardi 5 juillet 2022

La vie du fellah égyptien "ne s'accorde guère avec la traditionnelle nonchalance orientale" (Théophile Gautier - XIXe s.)

photo de Zangaki

"Du côté opposé au lac Mariout s'élevaient, au milieu de jardins d'une végétation luxuriante, les maisons de plaisance des riches négociants de la ville, des fonctionnaires et des consuls, peintes de couleurs gaies, bleu de ciel, rose ou jaune, avec des rechampis blancs ; et, de loin en loin, les grandes voiles des canges allant à Fouah ou à Rosette par le canal Mahmoudieh, dessinaient leurs angles au­-dessus de la ligne des cultures et paraissaient cheminer en pleine terre. (...)
Quand s'arrête l'eau amère, l'aspect du pays change, non par transitions graduées, mais subitement : ici l'aridité absolue, là une fertilité exubérante. Partout où l'irrigation peut amener une goutte d'eau, naît une plante. La poussière inféconde devient un terreau productif. Ce contraste est des plus frappants.
Nous avions dépassé le lac Mariout, et de chaque côté du chemin de fer s'étendaient des champs de dourah, de maïs et de cotonniers à divers états de croissance, les uns ouvrant leurs jolies fleurs jaunes, les autres répandant la soie blanche de leurs coques. Des rigoles pleines d'une eau limoneuse traçaient sur la terre noire des lignes que la lumière faisait briller çà et là, alimentées par des canaux plus larges dérivés du Nil. De petites digues de terre battue facilement, ouvertes d'un coup de pioche, retenaient les eaux jusqu'à l'heure de l'arrosement, et, pour l'élever à des niveaux supérieurs, les roues grossières des saqquiehs tournaient, mises en mouvement par des buffles, des boeufs, des chameaux ou des ânes. Quelquefois même, deux robustes gaillards tout nus, fauves et luisants comme des bronzes florentins, debout sur le bord d'un canal, balançant comme une escarpolette une corbeille de sparterie imperméable suspendue à deux cordes dont ils tenaient les extrémités, effleuraient la surface de l'eau et l'envoyaient dans le champ voisin avec une dextérité étonnante.
Des fellahs, en courte tunique bleue, labouraient tenant le manche d'une charrue primitive, attelée d'un chameau et d'un boeuf à bosse du Soudan. D'autres ramassaient le coton et les râpes de maïs ; ceux­-ci creusaient des fossés, ceux-­là traînaient des branches d'arbres en manière de herse sur les sillons, quittés à peine par l'inondation. C'était partout une activité qui ne s'accorde guère avec la traditionnelle nonchalance orientale.”

extrait de L’Orient, tome 2, 1882, par Théophile Gautier (1811 - 1872), poète, romancier et critique d'art français

Le couvent Sainte-Catherine du Sinaï, par Pierre Loti : "Toujours le même silence inouï enveloppe ce fantôme de monastère"

Le couvent du Sinaï, vers 1858, par Francis Frith

"La petite veilleuse, qui tremblotait devant l'icône, finit par s'éteindre, au moment où m'éveillent des cloches sonnant matines, en vibrations d'argent dans un absolu silence. Puis, je reperds conscience de tout, jusqu'à l'heure où je vois filtrer, au travers du bois de ma fenêtre, un jet de clair soleil.
Ouvrir sa porte est un instant de surprise, d'émerveillement presque, tant le lieu est étrange... Les fantastiques choses, entrevues hier à notre arrivée nocturne, sont là, par ce froid matin, debout et bien réelles, étonnamment nettes sous une implacable lumière blanche, échafaudées invraisemblablement, comme plaquées les unes sur les autres sans perspective, tant l'atmosphère est pure, et silencieuses, silencieuses comme si elles étaient mortes de leur vieillesse millénaire. Une église byzantine, une mosquée, des maisonnettes, des cloîtres ; un enchevêtrement d'escaliers, de galeries, d'arceaux, descendant aux précipices d'en dessous ; tout cela en miniature, superposé dans un rien d'espace ; tout cela entouré de formidables remparts de trente pieds de haut, et accroché aux flancs du Sinaï gigantesque. La longue véranda sur laquelle nos cellules s'ouvrent fait partie elle­-même de cet ensemble de constructions sans âge, déjetées, contournées, caduques ; les unes presque en ruine, ayant repris la teinte rouge du granit originel ; les autres toutes blanches de chaux avec un peinturlurage oriental sur leurs bois vermoulus. On a conscience, rien qu'en respirant l'air trop vif, d'être à une altitude excessive, et cependant on est surplombé de partout, comme au fond d'un puits ; toutes les extrêmes pointes du Sinaï se dressent en l’air, escaladent le ciel, sortes de titanesques murailles, découpées et striées, tout en granit rouge, mais d'un rouge de sanguine, sans une tache et sans une ombre, trop verticales et montant trop haut, donnant presque du vertige et de la terreur.
Le peu qu'on voit du ciel est d'une profonde limpidité bleue et le soleil éclaire magnifiquement. (...) Et toujours le même silence inouï enveloppe ce fantôme de monastère, dont l'antiquité s'accentue encore sous ce soleil (...). On sent que c'est vraiment bien là cette “demeure de la solitude” entourée partout de déserts."

extrait de Le désert, 1895, par Pierre Loti.
Louis-Marie-Julien Viaud dit Pierre Loti (1850-1923) est un écrivain et officier de marine français.

lundi 4 juillet 2022

"Le Nil est le créateur de l'Égypte" (Olympe Audouard - XIXe s.)

photo de Zangaki - 1880

"L'Égypte ne ressemble à aucune autre contrée : elle surprend, étonne et charme le voyageur. Immense oasis au milieu du désert, grande plaine dont le Nil est le centre, contrée dont l'antiquité se perd dans la nuit des temps, où tout est merveilleux et miraculeux, qui ne ressemble à aucune autre, qui a son cachet personnel, qui est elle enfin, qui a été créée par le Nil, qui est la fille de ce fleuve fait dieu par les Égyptiens, fleuve qui la féconde en déposant sur ses terres son limon gras et bienfaisant, l'Égypte commence où les eaux du Nil arrivent, et finit là où elles s'arrêtent.
Son sol sablonneux ne peut recevoir la fertilité que des eaux du Nil seulement. Ainsi, si vous arrosez une étendue de terrain avec de l'eau transportée d'Europe, ou de l'eau de pluie, elle restera infertile ; ce qu'il lui faut, ce sont ces eaux, mélangées de ce gras limon.
C'est ce qui avait donné naissance à cette ancienne fable des Égyptiens : Isis (la terre) est, disent-­ils, l'épouse féconde d'Osiris (nom sacré du Nil) ; Nepthys (la terre du désert) est l'épouse stérile de Typhon (la pluie), qui ne pourrait enfanter que par un adultère avec Osiris.
C'est­-à-­dire que la terre d'Égypte ne peut être fécondée que par les eaux du Nil, ce qui est parfaitement exact.
On comprend sans peine que les anciens Égyptiens aient vénéré ce fleuve, lui aient rendu des honneurs divins ; en effet, comme le remarquait judicieusement Hérodote, le Nil est le créateur de l'Égypte ; c'est ce limon qu'il dépose sur son sable qui d'abord le rend fécond, puis exhausse le terrain de telle façon qu'il gagne sur la mer. Il est facile de voir de combien il a empiété, car, à de très longues distances de la mer, le sable est mélangé de coquillages, et il a une forte dose de saumure. On trouve des coquillages sur les hauteurs; les pierres du désert sont polies et façonnées par le roulement des flots."

extrait de Les mystères de l'Égypte dévoilés, par Olympe Audouard (1832-1890), écrivaine voyageuse féministe française

"La gloire du Caire est son musée d'antiquités" (Élisée Reclus - XIXe s.)

entrée du Musée de Boulaq - cliché Abdullah Frères

"Les monuments les plus remarquables du Caire sont les mosquées et les tombeaux. Sur les quatre cents lieux de prière qui s'élèvent en diverses parties de la ville, quelques-uns sont parmi les beaux édifices du monde musulman.
La mosquée de Touloun, qui faisait partie de Fostat avant la construction de Kahirah, tombe en ruines, mais elle a toujours la beauté que lui donne la noble simplicité du plan, une grande cour ouverte à l'air libre, entourée sur trois côtés d'un double péristyle et donnant sur un sanctuaire à quatre nefs aux arcades ogivales en bois de dattier ; les galeries, brodées d'arabesques délicieuses, ont été maçonnées et transformées en d'ignobles cahutes pour les infirmes et les idiots.
La mosquée du sultan Hassan, la plus belle du Caire et signalée de loin par le plus haut minaret, est comme celle de Touloun, menacée d'écroulement : en voyant les grandes lézardes des murs, on redoute presque d'entrer dans la cour où murmurent les fontaines, de franchir les degrés du sanctuaire et des nefs latérales, sous les porches immenses où tourbillonnent les oiseaux.
La mosquée d'el-Azhar, c'est-à-dire la "Fleurie", fut aussi une simple cour entourée de portiques, mais de nombreuses constructions ont été ajoutées à l'édifice primitif, car el-Azhar est à la fois université, bibliothèque, hôtellerie pour les voyageurs studieux, hospice pour les aveugles, asile pour les pauvres. Le plafond du sanctuaire est soutenu par 580 colonnes en marbre, en granit, en porphyre, dont une partie ornait autrefois les temples romains : autour de la cour les colonnades sont réservées aux étudiants, qui se groupent par pays d'origine sous les piliers : du Maroc à l'Hindoustan, du Niger à l'Oxus, tous les peuples de l'Islam sont représentés dans cette université, la plus ancienne du monde ; jusqu'à 12000 élèves, sans compter les assistants libres, sous la direction de 200 professeurs, y étudient le Coran, la jurisprudence, la langue arabe et les mathématiques ; en outre, une dizaine d'écoles préparatoires ayant chacune de 50 à 40 élèves et une école spéciale d'aveugles se trouvent dans le groupe des constructions ou riwâk qui entourent les nefs. (...)
Première cité du continent africain par sa population, le Caire est certainement aussi la première par ses institutions scientifiques et ses trésors d'art. Sans tenir compte de son université religieuse d'el-Azhar et des centaines d'écoles arabes établies près des mosquées ou aux étages supérieurs des fontaines, la ville a d'excellentes écoles européennes, presque toutes confessionnelles, catholiques, coptes, melkites, protestantes ou juives ; elle possède une école de médecine et de pharmacie, une bibliothèque publique, des salles de cours, un observatoire, une collection précieuse de cartes et de plans, malheureusement dévastée lors de l'arrivée des Anglais, une société de géographie et d'autres compagnies savantes ; mais la gloire du Caire est son musée d'antiquités, établi dans le faubourg de Boulaq, sur la digue même qui longe la rive droite du Nil. Cette collection précieuse, formée par Mariette, continuée par M. Maspero et déjà beaucoup trop riche pour l'édifice qui la contient, offre un cours complet, admirablement commenté, de l'histoire pharaonique et de l'art égyptien : outre les mille objets qui existent dans tous les musées, stèles, statuettes, momies, amulettes, bijoux, papyrus, elle a des œuvres capitales, la statue en diorite qui représente Khephren, majestueux et doux, la statue en bois du personnage débonnaire que les Arabes ont appelé cheikh-el-beled ou "maire de village", les sphinx des Hyksos qui reproduisent d'une manière si frappante le type des pasteurs conquérants. Dans la cour s'élève le tombeau de Mariette, sarcophage de marbre noir, d'où l'on voit à ses pieds passer les eaux lentes du Nil. Boulaq est le principal centre industriel de la capitale : le gouvernement y possède une grande imprimerie et des usines militaires, fonderie, manufacture d'armes. Le commerce fluvial, qui avait autrefois ses chantiers et ses entrepôts au Vieux Caire, s'est porté maintenant devant les quais de Boulaq : embarcations à rames, voiliers et bateaux à vapeur y couvrent le fleuve."


extrait de "Le Caire", in Nouvelle géographie universelle - la Terre et les Hommes, 1885, par Élisée Reclus (1830-1905), géographe et anarchiste français; membre de la Société de géographie de Paris
Il écrit dans ses correspondances : "D’ailleurs voir la terre c’est pour moi l’étudier. La seule étude véritablement sérieuse que je fasse est celle de la géographie, et je crois qu’il vaut beaucoup mieux observer la nature chez elle que de se l’imaginer du fond de son cabinet. Aucune description, aussi belle qu’elle soit, ne peut être vraie, car elle ne peut reproduire la vie du paysage, la fuite de l’eau, le frémissement des feuilles, le chant des oiseaux, le parfum des fleurs, les formes changeantes des nuages pour connaître, il faut voir."

Le milan du Caire, par Louis-Pierre-Marie Mouillard

extrait de la Description de l'Égypte 
ou, Recueil des observations et des recherches qui ont été faites en Égypte 
pendant l'expédition de l'armée française.

Le milan du Caire (Milvus æqyptius)

"Cet oiseau, assez rare en Europe, est commun en Afrique, surtout en Égypte. On l'aperçoit à Tunis, en Algérie, en Asie Mineure, isolément dans la campagne ; il suit ordinairement les percnoptères, et mène la même vie qu'eux. En Égypte, et surtout au Caire, il habite la ville à résidence fixe ; a ordinairement un minaret ou une corniche de mosquée comme perchoir de jour, et couche sur les grands arbres qui croissent dans les cours des maisons.
Ils vivent par paire, se quittent rarement, sont presque toujours en vue l'un de l'autre, soit en chasse, soit au repos. Le vol de cet oiseau est exactement celui du milan royal. Il rame presque autant qu'il plane, quoique ses grandes ailes puissent le dispenser de se donner tant de mouvement. Il passe sa vie à vérifier toutes les terrasses et à enlever les débris de viande qu'il aperçoit. Il le fait en plongeant et enlevant sa proie au vol d'un coup de serres. Si son butin n'est pas trop gros, il le mange très souvent sans se reposer. Quand cet acte se fait par un fort vent, il donne le spectacle du vol inconscient : l'oiseau est tellement occupé qu'il va presque où le vent le pousse.
Sa hardiesse passe toutes les bornes. Il ose aller partout, même plonger entre les passants, dans les rues les plus fréquentées. Il n'est pas rare de lui voir enlever un objet entre les mains des fellahs : il arrive toujours par derrière, fond sur ce qu'il convoite avec un sang-froid imperturbable, et l'emporte au grand ébahissement du volé.
Il est le commensal des camps : de peur de n'y pas voir assez, il se tient à 5 ou 6 mètres seulement en l'air, et fond sur tout ce qui fait ventre, même souvent dans le plat, au milieu de l'assemblée.
Il a pour concurrent, moins hardi que lui cependant, les corneilles mantelées, qui sont aussi communes que lui en Égypte. Quand il a une proie, s'il ne se dépêche pas de la manger, les corneilles lui donnent une poursuite acharnée, et lui font souvent lâcher prise. Cet oiseau est inoffensif. Il ne dérobe jamais ni poule ni pigeon ; les poules, au reste, ne font aucune attention à lui.
Au milieu de la journée il s'élève très haut, et de là se rend aux abords de la ville, sur le point où la curée lui paraît la plus abondante. Les abattoirs en sont encombrés ; ils sont là par centaines, perchés sur les murs, et fondant hardiment entre les bouchers arabes pour venir prendre à tout vol une bribe de chair.
On ne les gêne guère dans leurs évolutions ; les gens du pays ne feraient pas un mouvement pour les regarder : il n'y a que les chasseurs novices qui leur adressent quelques coups de fusil par curiosité. Aussi leur hardiesse est sans limite. Je me souviens un jour d'avoir assisté à un curieux spectacle : mon domestique passait avec une couffe sur la tête, pleine de provisions : un grand manche de gigot pointait triomphalement en l'air. Trois milans s'acharnaient à plonger dessus, et ma femme qui suivait s'escrimait contre eux à grands coups de parasol. Comme je n'étais pas parfaitement édifié sur la valeur de la défense, je fus obligé de me mettre de la partie et de porter secours à mon pot-au-feu."

extrait de L'Empire de l'Air, essai d'ornithologie appliqué à l'aviation, 1881, par Louis-Pierre-Marie Mouillard (1834-1897), pionnier français de l'aéronautique, ingénieur et chercheur.

dimanche 3 juillet 2022

"Il y eut à travers l'histoire de l'art égyptien une infinité de créateurs éminents qui s'inscrivent parmi les gloires de l'art universel" (Alfred Leroy)

Deir El-Bahari - photo Daniel Fafard (domaine public)

"L'art égyptien, créateur de beauté, s'élève au-dessus de tous les éloges, il est un des patrimoines les plus fantastiques du monde moderne, un trésor illimité, une source jaillissante de plaisirs et de joie, un exemple et une leçon.
Par ses caractères essentiels, il montre l'art au service des idéaux les plus sublimes ; l'art au service de la religion, l'art au service des croyances en l'immortalité de l'âme, dégagé de tout matérialisme. Il montre l'art plongeant dans la vie, en contact avec elle, recevant d'elle une sève qui le préserve longtemps de tout affaiblissement.
Il montre l'art s'intégrant à tous les actes de l'existence, ayant sa place en toutes choses, embellissant les moindres objets usuels, ne reculant devant aucune audace, accédant à des cimes qui nous laissent (...) admiratifs et émus.
Hérodote, Strabon, Diodore de Sicile ne se lassent point de célébrer les caractères de l'art égyptien. Ils ne peuvent cacher leur étonnement en face de ces temples grandioses, bâtis pour l'éternité, pleins de richesses incalculables, étincelants d'or, d'argent et de métaux précieux, revêtus de peintures vives, d'une somptuosité légendaire.
Et cependant, ils appartiennent à des pays où les arts atteignent une perfection rare, ils connaissent les plus illustres réalisations du génie hellène, les statues de Phidias, de Polyclète et de Praxitèle ; ils connaissent les monuments de l'Acropole d'Athènes, des villes grecques d'Asie Mineure et d'Italie, néanmoins, ils n'ont rien vu de pareil à ce qu'ils voient en Égypte. Ils pénètrent dans un monde étrange, fascinateur, ils en ressentent une émotion intense, un enthousiasme extraordinaire traduits en pages immortelles, maintes fois citées.
Pour un Grec, quel spectacle surprenant que ces colosses taillés à même le rocher, tel celui de Ramsès II au fond de la première cour du Ramesseum. La statue du Pharaon victorieux, du conquérant magnifique s'élève à une hauteur de dix-sept mètres cinquante, elle pèse onze cents tonnes, elle repose sur un monolithe de onze mètres soixante-dix sur six mètres, elle est faite d'un seul bloc de granit rose qui avait été extrait des carrières d'Assouan et avait parcouru deux cent vingt kilomètres avant de se dresser devant l'entrée du temple.
De même, les Grecs furent séduits par la polychromie qui embellissait toute création égyptienne, par ces teintes harmonieuses, ces marbres variés, cette profusion de peinture, de dorure, de métaux employés avec infiniment de goût et de subtilité. Ils furent séduits par cette fantaisie dont ils avaient bénéficié grâce à des influences nombreuses (...)
Les Égyptiens, soucieux de construire pour l'éternité, écartaient les matériaux périssables.
Ils connurent la voûte dès la plus haute époque, ils excellèrent à utiliser les briques crues, mais ils n'utilisèrent que la pierre et proscrivirent la voûte quand il il s'agit d'édifier des monuments religieux. Ils craignirent les poussées de la voûte sur ses points d'appui, ils redoutèrent la fragilité des briques crues.
Il serait faux de croire les artistes égyptiens confondus dans un anonymat absolu ; beaucoup exercèrent un rôle personnel, léguèrent leur nom à la postérité, surtout les architectes, maîtres d'œuvre, dont certains demeurent aujourd'hui célèbres. Nous possédons des inscriptions où se lisent les noms de Penré et de Semnout. Le premier est l'un des architectes du Ramesseum, temple édifié à Thèbes, sous la XIXe dynastie, par Ramsès II, il devait s'égaler aux plus grands maîtres de la Grèce antique.
Le second est l'architecte de la reine Hatshepsout, le constructeur de Deir-el-Bahari, l'un des génies les plus originaux qui soit.
Il y eut à travers l'histoire de l'art égyptien une infinité de créateurs éminents qui s'inscrivent parmi les gloires de l'art universel. Si la majorité reste enveloppée de mystère, si nous ne pouvons percer l'obscurité qui les cache à nos yeux, leurs œuvres révèlent des tempéraments d'une singulière puissance, des esprits doués de hautes qualités, vibrant aux sensations diverses qu'ils enregistrent et traduisent, inquiets de perfection, accédant à des hauteurs que les civilisations suivantes ignorèrent.
Les maîtres auxquels nous sommes redevables des temples et monuments funéraires de Thèbes, de Karnak, de Louxor, de la Vallée des Rois, de Memphis et autres lieux possédèrent une science prodigieuse. Ils possédèrent un sens artistique inouï ; ils utilisèrent leurs collaborateurs avec une opportunité rare ; ils servirent un idéal politique et religieux vraiment grandiose.
En parcourant l'immensité de l'art égyptien, depuis les colosses d'Abu-Simbel jusqu'aux bijoux de Dahchour, ou du Ramesseum, une même admiration jaillit en nous ; les caractères de cet art apparaissent en toute leur variété et leur unité."


extrait de Évolution de l'art antique - Égypte, Asie occidentale, Grèce, Rome, 1945, par Alfred Leroy (1897-19...), historien d'art

samedi 2 juillet 2022

"Ô fleuve paternel ! La jeunesse sauvage, en pleurs auprès d'Apis, Te chante et te révère à l'égal d'Osiris" (Le poète romain Tibulle, à propos du Nil)



"Dois-je chanter aussi (...)
Le Nil qui fertilise un sable limoneux
Quand Sirius l'embrase avec des traits de feux ?

Ô fleuve paternel ! quelle terre secrète
Cache ton front modeste et ta source discrète ?
Le sol industrieux, qui boit les flots errants,
Ne réclame jamais les célestes torrents,
Et jamais ne verra la suppliante Flore
Mourir, en invoquant les larmes de l'Aurore.

La jeunesse sauvage, en pleurs auprès d'Apis,
Te chante et te révère à l'égal d'Osiris,
Du puissant Osiris, dont l'heureuse industrie
Du soc agriculteur enrichit sa patrie ;
Sollicita la terre inculte et vierge encor,
Des germes dans son sein déposa le trésor,
Et d'arbres inconnus recueillit les prémices.

L'homme des champs, instruit sous ses heureux auspices,
Unit la jeune vigne aux tiges des ormeaux ;
La serpe fait la guerre au luxe des rameaux ;
Le pied du vendangeur frappe et brise la grappe,
Et le vin, en grondant, cède, écume et s'échappe,
Bacchus enseigne alors les chants mélodieux,
La danse, que dirige un luth harmonieux :
L’avide laboureur à la fatigue en proie,
Dans sa coupe profonde à longs traits boit la joie,
Et malheureux, l’oubli de ses tristes revers
Est esclave en buvant, est sourd au bruit des fers.

Osiris, près de toi plus de soins, de tristesse :
Mais les chants, les amours t'accompagnent sans cesse ;
Mais les festons de fleurs et le lierre aux longs bras,
La pourpre de Sidon flottante sur tes pas,
La corbeille sacrée et les flûtes légères :
Voilà les attributs de tes secrets mystères.

Osiris, montre-toi ; que Bacchus et les jeux
Célèbrent mon héros et son génie heureux.
De ses cheveux brillants qu'un parfum se répande ;
Qu'à son cou s'entrelace une molle guirlande.
Viens ! parais ! Déjà fume un encens solennel,
Et le miel à flots d'or coule sur ton autel."

extrait de l'Élégie VIII, du livre I des Élégies du poète romain Tibulle (vers 54 ou 50 av. J.-C. et mort en 19-18 av. J.-C.), 
dans laquelle l'auteur adresse un éloge à Messalla à l'occasion d'un anniversaire, en évoquant Osiris, dieu de l'Égypte dont Messalla fut le gouverneur, ainsi qu'Apis. Traduction en vers de Charles-Louis Mollevaut (1778-1814).

"Les pyramides peuvent être regardées avec raison comme les plus étonnantes productions de l'art, et le Nil comme la plus grande curiosité naturelle de ce pays" (Henry Rooke - XVIIIe s.)

photo de Pascal Sébah (1823-1886)

"Le passage du Caire à Rosette par le Nil est charmant. La verdure, la fertilité, l'abondance du Delta vous enchantent. Sous ce nom les Romains désignaient le pays situé entre les fourches du fleuve qui se divise en deux branches quelques milles au dessous du Caire, et qui forme avec la mer une figure semblable au Delta des Grecs. Ces deux principales branches en ont une foule d'autres qui divisent la contrée voisine. Cette rivière bienfaisante après avoir répandu la fertilité sur la terre, l'espace de plusieurs centaines de milles, se jette dans la mer par sept embouchures, les deux principales sont celles de Damiette et de Rosette. La première est l'Ostium Pathmeticum des anciens, et la seconde l'Ostium Bolbitinum.
Les pyramides peuvent être regardées avec raison comme les plus étonnantes productions de l'art, et le Nil comme la plus grande curiosité naturelle de ce pays. Pour suppléer à la rareté des pluies, la nature a ordonné un débordement annuel de ce fleuve qui arrose et enrichit la terre, de manière qu'on trouve ici l'abondance et la verdure sans le secours des nuages ; ainsi en parlant de l'Égypte, Tibulle a eu raison de dire :
Te propter nullos tellus tua postulat imbres,
Arida nec pluvio supplicat herba Jovi.

La terre sous ton climat n'a pas besoin de pluie, et l'herbe desséchée n'importune pas Jupiter pluvieux. (...)
Le fleuve se répand dans la contrée où il couvre plusieurs lieues de terrain, et il ressemble à une mer. Les endroits trop éloignés de l'inondation y participent cependant par le moyen des canaux. On conjecture que par les saignées et les autres pertes que le Nil fait dans son cours, la dixième partie de ses eaux n'arrive pas à la mer.
L'Égypte offre alors une perspective bien étrange et bien curieuse. En montant sur un édifice élevé on découvre une immense plaine d'eau, du sein de laquelle s'élèvent des villes et des villages ; çà et là sont quelques chaussées, des bocages sans nombre, des arbres fruitiers dont on n'aperçoit que la cime. Quand les eaux se retirent, elles laissent beaucoup de poissons, et ce qui est beaucoup plus précieux, un limon qui forme un excellent engrais pour fertiliser la campagne.
Ces couches de limon agrandissent et élèvent le sol de l'Égypte ; plusieurs places situées autrefois sur le bord de la mer, se trouvent aujourd'hui dans les terres, telle est Damiette. Le Nil charrie sa bourbe plusieurs lieues dans la mer, et comme elle s'accumule tous les ans le pays s'accroît insensiblement."


extrait de Voyage sur les côtes de l'Arabie Heureuse, sur la Mer Rouge et en Égypte, 1788, par Henry Rooke (1750-1800), écuyer, major d'infanterie ; traduit de l'anglais, d'après la 2e édition

Sur les sentiers du Sinaï, le chamelier Djema : portrait par Léon Cart

le chamelier Djema - illustration extraite de l'ouvrage de l'auteur

"Mon chamelier s'appelle Djema. Un type, ce Djema. Caractère altier, dominateur ; il marche la tête haute, sous une calotte noire bien appliquée sur l'occiput ; on voit qu'il foule un sol qui est à lui ; le désert lui appartient. Il y promène ses regards comme on contemple un pays conquis. Je pense qu'un paladin des Croisades, posant le pied sur la Terre Sainte, ne pouvait être ni plus fier, ni plus hautain. Évidemment Djema sait qu'il est quelqu'un.
Sa parole est brève, saccadée, hachée ; il procède par monosyllabes ; jamais il ne s'emporte, jamais il ne crie comme ses compagnons ; il a le verbe court, impérieux, et le geste grand seigneur. Mais son équipement laisse à désirer et n'a rien de chevaleresque ; une chemise sale, à hauteur des genoux, usée et si transparente qu'on aperçoit les cuisses au travers ; là-dessus, un abayé qu'il relève sur le crâne quand le soleil est trop chaud ; un sabre antédiluvien, à poignée couverte de gros clous jaunes, misérable tige de fer rouillée dans un fourreau de bois fendu en cent endroits et rongé à son extrémité ; il le porte en bandoulière, retenu sur l'épaule par un cordon de laine. Toutefois, quand il juge que cette arme n'est pas indispensable à sa gloire, il la suspend à la selle du chameau sur la peau de mouton qui lui sert de couverture pour la nuit, et c'est là que j'ai pu examiner, avec soin, la vénérable Durandal de ce Roland d'Arabie.
Sa chaussure est indescriptible ; deux lambeaux de cuir ou de carton élimés, pantelants, qui traînent dans le sable, n'étant fixés aux pieds que par une méchante ficelle ; ce sont, à ses yeux, des sandales de prix, car il les ménage ; quand il rencontre un peu d'humidité sur le sol, il les enlève et les jette sur le dos où elles font pendant avec la redoutable épée.
Djema fume. À cet égard, la civilisation moderne l'a fortement contaminé ; il a une pipe, si l'on peut appeler de ce nom un tronçon de tuyau mâché depuis des années, suant le rogomme et terminée par un fourneau aux trois-quarts brûlé ; mais le pauvre hère n'a pas de tabac, du moins pas beaucoup, ni d'allumettes. Aussi, quand il veut satisfaire sa passion, il se rapproche du chameau d'où je l'observe à la dérobée ; il amorce la conversation par un Quois djemel (c'est un bon chameau) retentissant, à quoi je réponds, invariablement, Aïoua (certainement) ; au bout d'un instant, il me montre sa pipe, fait des signes d'amitié, minaude, m'enveloppe d'un regard si doux, si plein de désirs ; sa barbiche noire frétille. Je me laisse toujours attendrir et lui donne une pincée de tabac qui fait une tache réséda dans ses deux mains de ramoneur, serrées l'une contre l'autre et tendues vers moi. Alors, il bourre sa pipe avec amour et, comme il a souvent trop de tabac, il enveloppe le reste dans un coin de sa chemise, au centre d'un gros nœud. O simplicitas !
Djema est un incorrigible causeur. La faconde de cet homme a confondu mon imagination. Sans interruption, il jacasse de sa voix basse, explosive, monotone ; qu'il se tienne à côté de sa bête, ou devant, ou derrière, je l'entends bourdonner. Même quand il est seul, il parle. À un certain moment, nous étions restés en arrière, Djema et moi, je ne sais plus pour quelle raison et j'espérais que cet isolement forcé l'obligerait au silence pendant quelques instants, mais pas du tout ; il monologuait avec acharnement ou plutôt, intrigué par cet étrange soliloque, je remarquai que Djema donnait la réplique à ses compagnons placés en tête de la caravane, à une grande distance ; secondé par une finesse d'ouïe vraiment extraordinaire, il percevait les lointaines paroles qui lui étaient adressées, attrapait au vol les arguments que le vent lui apportait, lançait dans l'air ses objections et la discussion se poursuivait par-dessus les dos des chameaux.
Je m'abîme dans mes réflexions pour saisir l'objet de cette dispute. Dans le flot des paroles, un mot revient souvent, surnage à la surface : (k)hamsin dînar (cinquante francs). Lui aurait-on, dans le payement, fait tort d'une telle somme ? ou bien, y eut-il quelque irrégularité dans le partage des honoraires ? ou bien encore compte-t-il sur un plantureux bakchich ? Toutes les suppositions sont permises. Quoi qu'il en soit, chaque jour, dès que l'Aurore montre ses "doigts de rose", Djema jette sur le tapis la question des (k)hamsin dînar ; la nuit n'apaise pas son esprit agité ; il récidive, malgré nos éclats de rire, qui le laissent du reste parfaitement froid. Lorsque ses interlocuteurs paraissent fatigués, il va ranimer leur zèle, les secoue par le pan de leur tunique, provoque des conciliabules mystérieux, furette sans répit. Et cela dure jusqu'à notre arrivée au Sinaï, soit pendant une douzaine de jours. À l'heure qu'il est, je me demande si le débat est clos."


extrait de Au Sinaï et dans l'Arabie Pétrée, 1915, par Léon Cart (1869-1916), professeur d'Archéologie biblique à la Faculté de théologie protestante de l'Université de Neuchâtel

Les âniers du Caire : la "sympathie complète de malice entre le maître et l'animal", par Arthur de Gobineau - XIXe s.

photo de Félix Bonfils (1831-1885)

"Je ne crois pas qu'on puisse trouver dans le monde un lieu où la vie soit plus douce qu'au Caire. Sur les places, et principalement sur l'Esbekyeh, un peu trop européanisé à mon goût (mais heureusement le mal ne s'étend pas encore beaucoup plus loin), stationnent des troupeaux d'ânes escortés de leurs conducteurs. Ce sont les fiacres du pays. 
Ces ânes contribuent très fort au bonheur qu'on peut se faire. Ils sont petits, blancs pour la plupart, et pourvus d'une physionomie malicieuse et entendue, que leur donnent assurément leurs habitudes de vagabondage. Ce ne sont pas là ces animaux dégénérés de nos climats, dont les plus grands admirateurs, dans leur tardive équité, ne peuvent vanter que la patience, la modération, la sagacité, la sobriété et autres vertus bourgeoises. 
L'âne du Caire mérite de différents éloges. Je ne sais s'il est sobre, mais il est tapageur, intrépide, toujours en course et plus volontiers au galop qu'au trot. Quant au pas, il le dédaigne. À chaque instant, on en rencontre quelqu'un dans les rues, hardiment débarrassé du lourdaud qui le montait, poursuivant sa course, enchanté de son exploit, l'œil sarcastique, l'oreille chiffonnée, et suivi plutôt que poursuivi par son ânier, riant
de tout son cœur. Car il y a une sympathie complète de malice entre le maître et l'animal.
Je ne suis pas certain que les âniers du Caire soient restés tels que je les ai connus, car la composition de leur corps venait précisément, lorsque nous sommes arrivés, de subir une importante modification. L'École polytechnique égyptienne ayant été licenciée, un assez grand nombre de mathématiciens avaient embrassé cette profession, et il n'est pas impossible que cette adjonction influe sur l'esprit de la compagnie. Mais alors elle était telle probablement que les siècles passés l'avaient connue. La légation distingua parmi ses membres deux ou trois petits hommes de la plus belle espérance, et nommément un certain Abdoulnaby, garçon de douze à quatorze ans, fin et joli dans ses membres comme une petite fille, l'air effronté d'un trompette de hussards, parlant avec volubilité un langage composé d'un peu d'italien, d'un peu de français, d'un peu d'anglais et même d'un peu d'allemand, le tout sur un fond arabe.
Il était d'une agilité sans bornes, courant du matin au soir derrière son âne, toujours au galop, connaissant toutes les rues, toutes les boutiques, tous les marchands, et tous les moyens d'entrer dans tous les endroits quelconques, pour saints, sacrés, fermés et défendus qu'ils pussent être. Je ne sais s'il n'eût pas eu le talent, au cas où on le lui aurait demandé, de nous conduire à la Mecque et de nous en ramener. D'une activité effrayante pour sa force, on voyait à ses yeux pétillants d'intelligence lorsqu'on lui expliquait quelque chose en français, qu'il avait dix fois plus d'esprit que vous, quel que vous fussiez, et il s'en servait pour exercer une sorte de domination consentie sur ses collègues, dont les uns avaient huit ans et quelques autres plus de quarante. Ses suprêmes délices nous parurent être de tourner sur des espèces de chevaux de bois du pays, ce qui le mettait hors des gonds d'enthousiasme. Il joignait aussi à cette passion inoffensive le goût de l'opium. Il était un peu voleur, et tout ce qu'il gagnait légitimement ou illégitimement, il le donnait à son père vieux et infirme. Autant il était câlin et amusant quand (cela) lui plaisait, autant il devenait insolent dans ses moments d'humeur. Mais avec quelques bonnes paroles on le faisait éclater de rire après une bouderie de deux ou trois jours. Alors, il se fût mis en quatre pour vous servir. Tout ce qu'il faisait ou disait était spontané, sauf la ruse. Comme il avait plu à chacun, le ministre lui offrit de le prendre avec lui et de l'emmener ; mais après avoir roulé dans sa petite tête, pendant quelque temps, les rêves d'ambition qui le séduisaient, il ne put se résigner à quitter sa famille, et, refusant, resta ânier."

extrait de Trois ans en Asie : de 1855 à 1858. Tome 1, par le Comte Arthur de Gobineau (1816-1882), diplomate, journaliste, philosophe, romancier.

"Rien ne peut rivaliser avec les peintures exécutées sous la XVIIIe et la XIXe dynasties" (Georges Bénédite, à propos de l'art égyptien)

tombe de Nakht - TT 52 - Vallée des Nobles - photo Marie Grillot

"La peinture, art auxiliaire et d'un emploi presque illimité, était tributaire de l'architecture, de la sculpture, de l'ébénisterie et de la céramique. Elle a débuté par le procédé le plus simple
et s'y est très généralement tenue : la teinte plate. Les parois lisses, divisées en zones ou registres formant tableaux, étaient peintes par le même procédé, consistant en un dessin au trait exécuté au pinceau et le champ ainsi cerné était recouvert après coup de teintes plates. Ce n'est pas tout : des retouches venaient reprendre le détail en traits d'un ton soutenu. (...)
Mais rien, dans l'état actuel des découvertes, ne peut rivaliser - en ce domaine, - avec les peintures exécutées sous la XVIIIe et la XIXe dynasties pour la décoration murale des tombes civiles de la nécropole thébaine à Cheikh Abd-el-Qournah, à l'Assassif, à Deir el-Médineh. Le peintre, qui était ici son propre dessinateur, s'est attaqué aux sujets les plus charmants ; et, avec ses procédés sommaires, les a rendus mieux que nous ne saurions faire avec le modelé savant de la fresque. La variété des attitudes et des mouvements, mise en valeur par la simplicité de la composition, nous a valu des scènes tellement typiques qu'on les gâterait
certainement en voulant transposer les sujets qu'elles représentent en des tableaux exécutés selon les formules d'ailleurs toujours discutées de notre peinture occidentale.
Dans ces peintures, on se rend compte que l'artiste, ayant à rendre la transparence des tissus dont étaient vêtues les dames thébaines, fut amené à chercher un procédé qui devait l'entraîner hors de la teinte plate traditionnelle. La blancheur du lin s'additionnait en effet de la couleur des chairs, là ou l'adhérence au corps était complète. D'autre part, les plis du tissu qui interrompaient la transparence posaient un autre problème. Le peintre s'en est bien tiré dans le premier cas, il a affaibli par un mélange des couleurs le ton des chairs vues en transparence ; dans le second, il en a interrompu plus ou moins la visibilité en revenant progressivement au blanc pur correspondant à la couleur normale du tissu.
C'est seulement, avons-nous dit, sous le Nouvel-Empire que le peintre prend goût à ces nuances. Il est même allé plus loin : il a non seulement pratiqué les dégradés qui rendent aux vêtements de lin une apparence de réalité, mais il a eu recours à l'emploi des ombres (mélange de blanc et de noir) pour donner du relief aux plis ; et, sous la XIXe dynastie, on le surprend à réchauffer la carnation des joues des Thébaines élégantes dans les tableaux de harem par des retouches qui font penser à nos peintures du XVIlIe siècle, et à modeler le corps sous la transparence du vêtement.
Mais dans ce pays de lumière aveuglante où la magie du soleil illumine les couleurs les plus sombres et abolit toutes les relations de la gamme, le vieux procédé traditionnel se suffisait à l'extérieur. Pour ce qui est de l'intérieur des chambres, la pénombre, chère aux peuples des pays chauds, arrivait au même résultat par un moyen opposé. C'est bien d'ailleurs à propos de la peinture que l'on peut dire que chaque peuple a eu l'art de sa lumière."

extrait de L'art égyptien dans ses lignes générales, 1923, par Georges Bénédite, conservateur des antiquités égyptiennes du Louvre, professeur à l'École du Louvre

vendredi 1 juillet 2022

"L'art égyptien ne procède point d'une inspiration librement créatrice" (Wilhelm Lübke - XIXe s.)

temple de Ramsès III - Medinet Habou - photo Marie Grillot

"Pendant plus de trois mille ans la sculpture, compagne fidèle de l'architecture, a couvert l'Égypte de monuments qui ne le cèdent en rien aux œuvres grandioses de la construction. Elle fournit le même spectacle étonnant d'une pratique figée dès sa naissance dans des formes invariables, poursuivie à travers trente siècles sans révolution organique et presque sans modifications. Quelque légères divergences que les investigations modernes aient pu découvrir dans la conception des figures, la sculpture et la peinture sont restées dans l'esprit et dans la lettre, dans leurs rapports intimes, dans leurs types même et leurs modes d'exécution, immobiles et immuables autant que la nature du pays. Ce phénomène frappant résulte de la position dépendante qui leur fut assignée dans l'art égyptien. Soit en effet qu'elles couvrent de tableaux et de bas-reliefs les parois immenses, les colonnes, les plafonds des monuments, soit qu'elles s'adossent aux piliers, qu'elles s'assoient aux portes ou qu'elles trônent dans les sanctuaires, elles sont restées exclusivement et constamment les vassales de l'architecture. (...)
ll est intéressant de constater (...) que les premières œuvres de la statuaire égyptienne, restes antiques du royaume de Memphis, ont un caractère accentué de réalisme. Telles les deux remarquables statues de Prêtres et le Scribe accroupi du Musée du Louvre ; telles les grandes figures assises que Mariette a déterrées au pied de la pyramide de Chéfrem, et données au nouveau musée du Caire. Telle encore et surtout la statue en bois déposée au même musée (...).
Les tendances si réalistes de cet art naissant devaient être les prémisses d'une plastique pleine d'indépendance et de vie. Mais il n'en fut rien. La sculpture égyptienne, née dans le temple avec les hiéroglyphes, resta soumise à l'architecture et à la religion, qui lui imposèrent, l'une, des lignes austères, l'autre, une symbolique rigide. Les prêtres en outre interdirent sévèrement la pratique et même l'étude de l'anatomie ; en sorte que les Égyptiens, bien que familiarisés de longue date avec les formes du corps humain, peu ou point vêtu, furent réduits et astreints de bonne heure à l'emploi d'un canon fixé une fois pour toutes. Ce canon subit à la vérité quelques modifications ; on le vit devenir plus élancé sous les Ptolémées, et plus tard, sous les Romains, dessiner les os et les muscles ; mais ce ne furent que des questions d'écoles, de modes, au milieu desquelles le principe ne varia point. La sculpture égyptienne fut donc assujettie dès le début à deux principes absolus : le sacrifice du détail à l'ensemble et le symbolisme. (...)
La plupart des sculptures égyptiennes en ronde bosse sont colossales. Cela tient d'une part à la grandeur des constructions qu'elles accompagnaient, d'autre part à ce symbolisme naïf, commun à l'enfance de tous les peuples, qui exprime par le développement du signe la grandeur de la chose signifiée. Il n'est pas rare en effet de trouver parmi les allées de sphinx et de colosses, ou les Pharaons assis, des statues hautes de 6 à 9 mètres. Les six colosses dressés devant le petit temple d'lbsamboul mesurent 10 mètres 50 ; les quatre statues de Rhamsès II assises devant le temple principal du même lieu ont 18 mètres. Le Memnon et son frère géant dominent de 21 mètres les ruines de Médinet-Habou, et le sphinx de Memphis s'étend sur une longueur de 42 mètres. Tous ces colosses sont les œuvres d'une observation intelligente, d'une pensée concise et d'un ciseau énergique ; mais la vie leur fait défaut, par ce qu'elles représentent des types et non pas des individualités. À part cela, on peut admirer sans réserve l'étonnante habileté et la patience infatigable qui ont taillé sans aucune défaillance les matériaux les plus durs, marbres, granits, basaltes, et couvert les murs, les piliers, les colonnes, les sarcophages et les obélisques d'hiéroglyphes sans nombre et sans défauts.
Si considérables que soient les œuvres de la statuaire égyptienne, elles disparaissent dans l'étonnante profusion de bas-reliefs qui recouvrent à l'envi les parois de tous les monuments. Cette sculpture, qui forme le complément et à certains égards l'envers de l'art solennel de la ronde-bosse, paraît dès la plus haute antiquité absolument fixée dans ses lois, ses types et ses modes d'expression, a pour objectif l'histoire ou plutôt la chronique de la vie égyptienne, divisée en chapitres distincts correspondant à la nature des espaces décorés. (...)
La composition de ces scènes prouve une fois de plus que l'art égyptien ne procède point d'une inspiration librement créatrice. Encore ne sont-elles pas composées dans le sens propre du terme ; mais elles ont de l'allure, du style même et une sorte de rythme conventionnel qui trouve sa principale expression dans le parallélisme des membres et des mouvements et dans la "répétition". L'observation de ces lois, jointe à une interprétation intelligente et concise de la forme, suffit à les rendre intéressantes et grandes. Mais il est à remarquer que ces images mouvementées de la vie n'ont au fond pas plus de vie réelle que les statues raides et graves de la ronde-bosse. Si la majesté passive de celles-ci n'est que l'expression d'une inertie voulue, l'action multiforme de celles-là ne sait donner que l'idée du mouvement : aux unes comme aux autres il manque encore et toujours cette notion de l'individualité qui peut seule engendrer la vie. C'est ainsi que, sous les apparences les plus actives du mouvement, l'art oriental n'arrive à produire que des images d'immobilité ; que figé dans la pensée et dans le signe, il n'a que des oscillations, des hauts et des bas, mais pas de phases de développement proprement dites. Il ne peut y avoir de développement que lorsqu'une conception nouvelle éclate sous une nouvelle forme."

extrait de Essai de l'histoire de l'art, 1886, de Wilhelm Lübke (1826-1893), traduction par C. Ad Koëlla.
Wilhelm Lübke était un historien de l'art allemand, né à Dortmund. Il a étudié à Bonn et à Berlin ; a été professeur d'architecture à la Bauakademie de Berlin et professeur d'histoire de l'art à l'École polytechnique de Zurich, à l'École polytechnique de Stuttgart et à la Technische Hochschule de Karlsruhe. (source : Wikipedia)

Lorsque "les fouilleurs de tombeaux, les directeurs de musées et les amateurs d'antiquités (auront) à répondre de leurs œuvres", par Mme H. D. -XIXe s.

photo Abdullah Frères

"Une partie de la matinée du 16 fut consacrée au musée d'antiquité qui se trouve provisoirement à Boulaq, le port du Caire. Dans les diverses, salles et vestibules de ce vieux bâtiment, nous sommes de nouveau transportés à plusieurs milliers d'années en arrière, entourés de souvenirs des antiques monarchies égyptiennes. (...)
Devant les traits desséchés d'une jeune femme, je m'arrêtai en me demandant : "Était-elle par hasard une beauté, il y a six mille ans ? Faisait-elle le bonheur d'un mari ? Quel fut son roman ? Ces lèvres ont souri, cette bouche a parlé, ces bras ont peut-être serré un petit enfant sur son cœur !" 
La voix de mon compagnon de voyage vint me distraire de ma rêverie en me criant du fond de la salle : "Viens donc, ne t'arrête pas si longtemps devant chaque momie, ce n'est pas pour la première fois que tu en vois, je pense ; elles sont toutes la même chose !"
Et moi qui les trouvais toutes différentes ; elles exerçaient sur moi une étrange fascination, et tous les autres objets du musée n'avaient à mes yeux qu'un intérêt très secondaire. J'avais pitié de ces pauvres gens, exposés aux regards indiscrets de l'univers entier, eux qui avaient tant désiré rester cachés jusqu'au jour de la résurrection.
Souvent depuis lors, je songe combien ces mêmes corps, si un jour leur âme vient les ranimer, seraient étonnés, en se réveillant de leur long sommeil, de se trouver dans les froids musées de l'Europe, loin de leur pays natal. C'est alors que les fouilleurs de tombeaux, les directeurs de musées et les amateurs d'antiquités auraient à répondre de leurs œuvres !
Nos divinités, nos amulettes, nos bijoux, où sont-ils ? s'écrieront ensemble toutes les momies.
Tel corps, dans le musée britannique de Londres, réclamera son bras, qui se trouve à Paris dans la vitrine d'un antiquaire ; tel autre ne pourra marcher, ses pieds faisant en Allemagne la joie d'un collectionneur, et l'on verra peut-être le désespoir d'un corps dont le crâne est une des curiosités d'un musée bien connu. Il y aura de pauvres âmes qui, après la terrible scène du jugement, ayant été déclarées pures, viendront chercher leurs corps pour s'unir de nouveau à eux ; après de longues recherches, elles finiront par les trouver, mais elles chercheront en vain à les ranimer du souffle de la vie car le scarabée qui leur tenait lieu de cœur a disparu, et fait l'ornement principal du collier d'une grande dame.
Quelles scènes déchirantes il y aura !
Malgré la ferme croyance des Égyptiens à une résurrection en chair et en os, en vue de laquelle ils se sont donné tant de peine pour conserver et pour cacher leurs corps, espérons pour les uns et les autres qu'elle n'aura pas lieu d'une manière aussi matérielle.
À Boulaq, les momies n'ayant plus l'attrait de la nouveauté, je ne fais que les saluer comme de vieilles amies pour porter toute mon attention sur les autres objets de l'antique civilisation égyptienne, qui, depuis notre excursion à Saqqarah, ont pour nous un double intérêt."

extrait de Six semaines bien employées. Souvenir d'un voyage en Orient, 1879, par Madame H. D. (aucune information disponible sur cette auteure)

"L'art égyptien visait avant tout à l'impression de grandeur" (Antoine Salliès)

photo MC

"Il n'est pas surprenant que la vue de cette nature grave, reposée, sévère malgré tout, quoique riante, ait profondément pénétré ceux qui l'avaient constamment sous les yeux. De fait, nulle part peut-être, plus qu'en Égypte, l'influence du milieu ne s'est fait sentir sur l'art ; nulle part l'artiste ne s'est plus inspiré des modèles que lui fournissait la vie extérieure ; nulle part aussi, sa pensée et son sentiment esthétique ne sont plus faciles à saisir.
Régularité des lignes, éclat de la couleur, voilà ce qui frappe avant tout dans la nature égyptienne ; voilà aussi les traits dominants de l'art égyptien. Comment naquit cet art ? Quand ? D'où est sortie la civilisation qui s'est épanouie sur cette terre
privilégiée, et dont les origines se confondent avec celles même de l'humanité ? Ce sont là autant de questions, dont la réponse est encore incertaine, et qu'il faut peut-être renoncer à voir jamais résoudre. Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'aussi loin que nous reculions les bornes de l'histoire, par delà les limites de l'horizon que nous sommes habitués à parcourir, à l'heure où les peuples de l'antiquité classique n'étaient pas encore sortis du néant, au temps fabuleux peut-être de la Tour de Babel, quinze siècles avant la guerre de Troie, deux mille ans avant la fondation de Rome, bien longtemps avant Moïse, il y avait dans la vallée du Nil, une société organisée, polie, raffinée, dont les monuments encore debout attestent l'état florissant et la prodigieuse activité, qui possédait déjà la plupart des notions recueillies ou retrouvées plus tard par ceux que nous nommons aujourd'hui les Anciens, et dont personne, si ce n'est les Grecs, n'a jamais dépassé l'éclat. (...)
Les reproches qu'on adresse à la peinture et à la sculpture égyptienne, s'appliquent aussi sans doute à l'architecture et à la statuaire. La plastique en est souvent un peu sommaire ; l'anatomie du corps humain n'y est ni très approfondie, ni très nettement indiquée. Les cariatides drapées, surmontées de coiffures énormes, sont bien massives, avec leurs poses éternellement les mêmes, leurs visages souriants aux traits largement ébauchés. Les colonnes, tantôt formées d'une seule tige, tantôt composées d'une série de tiges réunies en faisceau, invariablement terminées par le calice du lotus épanoui, ou par le bouton épais et ramassé de la même fleur, manquent souvent de grâce, presque toujours de légèreté. Mais j'ai dit que l'art égyptien visait avant tout à l'impression de grandeur. Les lignes en étaient dépourvues de sveltesse, parce que la nature, où il prenait ses modèles, était faite ainsi : pour uniforme qu'il fût, un tel style ne manquait pas de beauté. Le sphinx qui dort depuis 6000 ans au pied des Pyramides, n'a jamais approché, pour la perfection des formes, de la plus vulgaire des figurines grecques, et pourtant il est presque sublime. Cette statue, ou mieux, comme l'a dit Charles Blanc, ce rocher transformé en statue, dont le visage seul atteint des proportions invraisemblables, dont la bouche mesure 2 mèt. 32, l'oreille 1 mèt. 80 de haut, et le nez près de 2 mètres, produit encore, tout mutilé qu'il est, un effet qu'aucune expression ne peut traduire. Qu'on songe à ce que devait être, par exemple, le temple de Karnak, quand la vie circulait au milieu de son vaisseau gigantesque, long de 350 mètres, quand les pointes dorées des obélisques miroitaient au soleil, quand les mâts plantés dans les mâchicoulis des pylônes faisaient flotter leurs banderoles sur l'azur limpide et profond du ciel, quand les barques aux proues sculptées, peintes des plus riches couleurs, évoluaient sur le lac sacré, quand les cortèges fabuleux, dans leur appareil éblouissant, au son des instruments, défilaient à l'ombre des 134 colonnes de sa salle hypostyle, dont les plus grandes, celles de la nef centrale, avec leurs 12 mètres de circonférence et leurs 22 mètres de hauteur, pouvaient porter cent hommes assis à l'aise sur chacun de leurs chapiteaux ! L'art seul était capable de réaliser de semblables merveilles : l'Égypte qu'il avait ébloui, n'en rêva jamais de plus beau. Les princes qui recueillirent la succession des dynasties thébaines, s'attachèrent à le copier servilement, et les monuments que nous retrouvons plus tard, jusqu'à Cléopâtre inclusivement, qu'ils fussent l'œuvre des souverains d'origine persane, ou des rois de la race des Ptolémées, ont tous été inspirés par le même idéal."

extrait de "L'Art égyptien", conférence faite au Cercle de Lyon, le 21 décembre 1891, par Antoine Salliès (1860-1943), conseiller général du Rhône, député du Rhône (1928-1942), avocat à la Cour d'appel de Lyon ; auteur d'ouvrages sur la musique ; membre de l'Académie de Vaucluse ; président de l'Académie des sciences, belles-lettres et arts de Lyon et de la Société historique, archéologique et littéraire de Lyon.