mardi 5 juillet 2022

La vie du fellah égyptien "ne s'accorde guère avec la traditionnelle nonchalance orientale" (Théophile Gautier - XIXe s.)

photo de Zangaki

"Du côté opposé au lac Mariout s'élevaient, au milieu de jardins d'une végétation luxuriante, les maisons de plaisance des riches négociants de la ville, des fonctionnaires et des consuls, peintes de couleurs gaies, bleu de ciel, rose ou jaune, avec des rechampis blancs ; et, de loin en loin, les grandes voiles des canges allant à Fouah ou à Rosette par le canal Mahmoudieh, dessinaient leurs angles au­-dessus de la ligne des cultures et paraissaient cheminer en pleine terre. (...)
Quand s'arrête l'eau amère, l'aspect du pays change, non par transitions graduées, mais subitement : ici l'aridité absolue, là une fertilité exubérante. Partout où l'irrigation peut amener une goutte d'eau, naît une plante. La poussière inféconde devient un terreau productif. Ce contraste est des plus frappants.
Nous avions dépassé le lac Mariout, et de chaque côté du chemin de fer s'étendaient des champs de dourah, de maïs et de cotonniers à divers états de croissance, les uns ouvrant leurs jolies fleurs jaunes, les autres répandant la soie blanche de leurs coques. Des rigoles pleines d'une eau limoneuse traçaient sur la terre noire des lignes que la lumière faisait briller çà et là, alimentées par des canaux plus larges dérivés du Nil. De petites digues de terre battue facilement, ouvertes d'un coup de pioche, retenaient les eaux jusqu'à l'heure de l'arrosement, et, pour l'élever à des niveaux supérieurs, les roues grossières des saqquiehs tournaient, mises en mouvement par des buffles, des boeufs, des chameaux ou des ânes. Quelquefois même, deux robustes gaillards tout nus, fauves et luisants comme des bronzes florentins, debout sur le bord d'un canal, balançant comme une escarpolette une corbeille de sparterie imperméable suspendue à deux cordes dont ils tenaient les extrémités, effleuraient la surface de l'eau et l'envoyaient dans le champ voisin avec une dextérité étonnante.
Des fellahs, en courte tunique bleue, labouraient tenant le manche d'une charrue primitive, attelée d'un chameau et d'un boeuf à bosse du Soudan. D'autres ramassaient le coton et les râpes de maïs ; ceux­-ci creusaient des fossés, ceux-­là traînaient des branches d'arbres en manière de herse sur les sillons, quittés à peine par l'inondation. C'était partout une activité qui ne s'accorde guère avec la traditionnelle nonchalance orientale.”

extrait de L’Orient, tome 2, 1882, par Théophile Gautier (1811 - 1872), poète, romancier et critique d'art français

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