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lundi 10 avril 2023

"Les paysages du Nil sont empreints d'un charme auquel on n'échappe pas" (Eugène Poitou, XIXe s.)

photo de Marie Grillot

"Les paysages du Nil, un peu monotones au premier aspect, sont cependant empreints d'un charme auquel on n'échappe pas. Ils ont, dans la grandeur des horizons, dans l'austère beauté des lignes, quelque chose qui saisit et émeut, comme la campagne de Rome. Souvent, c'est la même désolation et la même mélancolie ; c'est le même contraste de la solitude présente avec le mouvement et la vie d'autrefois. Ce grand fleuve dont la source est encore un mystère et qui ne ressemble en rien aux fleuves de notre Europe, ce ciel d'une inaltérable pureté, cette nature sévère, tout concourt à la majesté du tableau. Chaque détail ajoute à l'effet de l'ensemble. (...)
Le Nil, comme contenu par des digues gigantesques, coule entre deux chaînes de montagnes qui s'étendent parallèlement du sud au nord. Ces montagnes de roches calcaires, nues, brûlées, dépouillées de toute espèce de végétation, sont cependant harmonieuses de forme et de couleur. Les dattiers et les mimosas sont à peu près les seuls arbres qui croissent dans la vallée.
Partout où l'on voit de loin s'élever leurs massifs d'un vert sombre, on est sûr que quelque petit village se cache et se blottit en quelque sorte sous leur ombrage. Le palmier est un bel arbre, d'un port élégant et majestueux ; mais, quoique la variété de ses attitudes et de ses groupes le rende moins uniforme à l'œil qu'on ne le suppose ordinairement, sa beauté cependant a quelque chose d'un peu triste et qui s'harmonise à merveille avec le désert dont il est le seul ornement.
C'est surtout le soir, au coucher du soleil que ces paysages du Nil nous apparaissaient dans toute leur splendeur. Nous dînions de bonne heure pour ne rien perdre de ces magnifiques spectacles, que, pendant un mois, nous ne nous sommes jamais lassés d'admirer. Lorsque le soleil avait disparu derrière l'horizon, le ciel s'embrasait tout à coup et prenait des teintes d'or vif qui illuminaient tout le paysage et se reflétaient sur les grandes nappes d'eau du Nil : peu à peu cette teinte devenait plus ardente, plus empourprée, puis, passant par tous les tons de l'orangé, finissait par se perdre dans des nuances d'or pâle. Bientôt d'innombrables étoiles s'allumaient au ciel, et une nuit brillante, une nuit des tropiques semblait continuer le crépuscule. Les matelots psalmodiaient leur chant monotone ; l'eau murmurait autour de la barque, qui filait silencieuse, pareille à un grand oiseau de nuit ; et nous restions plongés dans une muette contemplation jusqu'à l'heure où la fraîcheur du soir nous avertissait de nous arracher à ce dangereux plaisir."

extrait de Un hiver en Égypte, par Eugène Poitou (1815-1880), magistrat, conseiller à la Cour impériale d'Angers, critique littéraire

lundi 30 décembre 2019

"Le Rhamesseum est peut-être le plus pur spécimen qui nous soit resté de l'architecture égyptienne" (Eugène Poitou)

vintage photochrome, circa 1897

"Le Rhamesseum est peut-être le plus pur spécimen qui nous soit resté de l'architecture égyptienne. Sa première enceinte était fermée, sur les deux faces principales, par deux portiques que soutenaient des cariatides gigantesques. Il est impossible de rien voir de plus imposant que cette double façade ornée de ces grandes figures en pied, taillées dans la pierre même du monument, et empreintes de noblesse et de douceur. J'ai été frappé ici pour la première fois de ce caractère des statues égyptiennes. Malgré leurs dimensions colossales et la raideur de leurs attitudes, elles n'ont rien dans l'expression de dur ni de menaçant : tout au contraire. Si l'on n'y trouve pas l'élégance, la pureté de lignes et la beauté harmonieuse des statues grecques, elles n'en ont pas moins une beauté à elles : un demi-sourire est sur leurs lèvres ; l'intelligence et la majesté rayonnent sur leur front ; leurs traits expriment la sérénité, et je ne sais quelle grâce naïve et austère. C'est le repos dans la force ; c'est la bonté dans la puissance suprême. Partout ce même caractère se montre sur leurs figures de rois ou de dieux. 
Le plus beau morceau de ces admirables ruines est la salle hypostyle, ornée encore de trente colonnes d'une élégance qui serait assurément de nature à surprendre ceux qui se figurent que l'architecture égyptienne est toujours lourde et massive. C'est dans cette salle que se célébraient, en présence du roi, les panégyries, c'est-à-dire les assemblées politiques ou religieuses. 
Sur les parois et sur les colonnes sont sculptés d'innombrables bas-reliefs peints, car la peinture semble avoir toujours été aux yeux des Égyptiens le complément obligé de la sculpture et de l'architecture. Ces bas-reliefs racontent les exploits de Rhamsès le Grand. On voit le roi, représenté deux fois plus grand que ses ennemis, debout sur son char, l'arc tendu à la main, dans une attitude pleine de force et de majesté. Un lion court à ses côtés ; ses chevaux bondissent et hennissent. Il y a dans ces tableaux, avec un défaut frappant de proportion et de perspective, des qualités réelles de vie et de mouvement."


extrait de Un hiver en Égypte, par Eugène Poitou (1815-1880), conseiller à la Cour impériale d'Angers

"Il y a presque de la terreur dans l'admiration qu'on éprouve en face de telles ruines" (Eugène Poitou, à propos de la salle hypostyle de Karnak)

photo de Pascal Sébah (1823 - 1886)

"Voir Karnac au clair de lune et par une nuit aussi splendide, était une tentation trop forte pour qu'on pût y résister. Nous voilà donc doublant le pas, seuls, sans guides, et sans autres armes que nos bâtons, cherchant à l'aventure le chemin des ruines. Il est difficile de ne pas les trouver, car elles couvrent la plaine de leurs masses énormes : quant au danger, il n'y en a aucun pour le voyageur, au milieu de ces populations paisibles ; et l'hyène, seule bête féroce qui fréquente les bords du Nil, est trop lâche pour attaquer l'homme. 
Nous avions laissé à gauche le chétif hameau de Karnac, bâti sur une éminence et entouré de beaux bouquets de palmiers. En sortant de l'ombre épaisse de ce petit bois, nous eûmes tout à coup devant les yeux un spectacle dont il est difficile de donner idée. Une avenue bordée de sphinx s'ouvrait devant nous ; à l'extrémité, s'élevait une porte triomphale d'une hardiesse et d'une majesté singulières. Au delà de cette porte, à droite, à gauche, à perte de vue, un immense entassement de ruines, un chaos de constructions, de murailles écroulées, de pylônes, de temples, de palais à demi renversés ; comme une ville entière qu'un tremblement de terre aurait jetée à bas ; et au-dessus de cette plaine toute hérissée de blocs de granit, çà et là de longues colonnades émergeant dans la lumière, et de hauts obélisques dressant leurs aiguilles noires.
(...)
La grande porte franchie, en marchant tout droit devant nous, nous trouvons, ouverte dans la muraille qui se dresse comme un rempart, une petite porte basse, pareille à une poterne. Nous entrons ; nous franchissons un couloir obscur, et, après avoir gravi des monceaux de décombres, nous pénétrons dans une vaste enceinte dont la lune n'éclaire qu'à demi les profondeurs. Nous étions dans la grande salle hypostyle.
Quand je vivrais mille ans, jamais je n'oublierais l'impression que m'a laissée ce moment. La parole est impuissante à décrire de telles choses, et nul art au monde n'en pourrait reproduire l'effet. Qu'on imagine une forêt de colonnes, larges et hautes comme des tours, portant encore sur leurs chapiteaux évasés quelques-uns des blocs massifs qui faisaient le plafond ; leurs lignes serrées se prolongeant de toutes parts sans que l’œil en aperçoive la fin ; sur celles qui forment l'allée centrale, plus hautes et plus puissantes que les autres, une seconde ligne de piliers qui portaient une seconde salle ; çà et là quelques pierres énormes du plafond à moitié penchées et s'arc-boutant mutuellement dans leur chute ; tout au bout, en face de nous, une de ces colonnes gigantesques qui, ébranlée sur sa base et chancelant comme un homme ivre, s'est appuyée de l'épaule sur sa voisine qui a reçu le choc sans broncher : qu'on se figure toutes ces colonnes couvertes de sculptures ; qu'on ajoute à l'effet de cette prodigieuse architecture, dont la grandeur effraie l'imagination, le prestige de la nuit, le contraste des vives clartés et des fortes ombres dont la lune frappait tous les objets, la profondeur des perspectives, la solennité de l'heure, la majesté de la solitude ; et l'on comprendra à peine quelle émotion nous causa ce spectacle aussi sublime qu'inattendu. C'était comme une vision d'un monde fantastique. 
Il y a presque de la terreur dans l'admiration qu'on éprouve en face de telles ruines. On se sent petit auprès d'elles. Il semble que ce soient des Titans, non des hommes comme nous, qui aient dressé ces colonnes sur leur base indestructible, et jeté sur leurs têtes, en guise de poutres et de tuiles, ces blocs de quarante pieds de long qu'elles portent depuis trois mille ans sans fléchir. (...)
Nous errâmes longtemps, perdus dans nos rêveries, au travers des longues nefs semées de pierres et de décombres. Le bruit de nos pas troublait seul le silence éternel des palais déserts et des temples vides. Il fallut s'arracher enfin à cette contemplation ; nous reprîmes lentement le chemin de Louqsor. Un chacal rôdait en glapissant dans les ténèbres ; au loin, les chiens de Karnac faisaient toujours retentir l'air de leurs abois. Tout dormait : seuls, accroupis dans le sable, et nous regardant passer entre leur double file, les sphinx à tête de bélier semblaient veiller sur les derniers débris de la grandeur des Pharaons."

extrait de Un hiver en Égypte, par Eugène Poitou (1815-1880), conseiller à la Cour impériale d'Angers

mercredi 16 octobre 2019

Le "vif souvenir" d'une première soirée de navigation sur le Nil, par Eugène Poitou




Prosper Marilhat, Vue du Nil de Basse-Égypte (Wikimedia commons)
 "Après le repas nous montons sur la dunette. La nuit est presque venue. À l'avant, nous avons une immense voile triangulaire qui semble plus haute que la barque n'est longue : à l'arriere, une autre voile, de même forme, mais plus petite, et qui s'incline du côté opposé à la grande. Le vent est frais, et nous filons bon train. Déjà nous sommes à la hauteur des Pyramides : mais l'obscurité ne permet pas de les apercevoir. C'est au retour seulement de la haute Égypte que nous les visiterons, en même temps que Sakkarah et le Sérapéum, qui forment avec elles tout un ensemble de monuments qu'il ne faut pas séparer. 
Cette première soirée de navigation m'a laissé un vif souvenir. La vue du large fleuve sur lequel nous glissions d'un mouvement insensible, était imposante. À notre droite, de grands bois de palmiers projetaient leurs ombres noires sur l'eau calme et profonde : le croissant, qui montait dans un ciel resplendissant d'étoiles, blanchissait légèrement leurs cimes , et faisait briller la partie du fleuve restée dans la lumière comme une étoffe de soie moirée d'argent. Au-dessus des bois sombres, se découpaient sur l'azur les flèches élancées des minarets de Ghizeh. Involontairement je me rappelai le tableau célèbre de Marilhat, le chef-d'œuvre du jeune maître, un Crépuscule au bord du Nil : c'était la scène, c'était l'heure, c'étaient presque tous les détails du paysage ; et cette poésie rêveuse, cette tristesse pleine de grandeur et de calme que le peintre m'avait fait entrevoir, je la sentais cette fois avec toute la puissance d'impression qu'exerce la nature dans ses scènes solennelles de la nuit et du désert."

extrait de Un hiver en Égypte, par Eugène Poitou (1815-1880), conseiller à la Cour impériale d'Angers

samedi 13 octobre 2018

"C'est bien ici le pays de la couleur et de la lumière !" (Eugène Poitou, à propos de l'Égypte)


"Les monuments qui, avec les fontaines, contribuent le plus à embellir le Caire, sont les mosquées. Le nombre en est considérable : on en compte, je crois, plus de trois cents. Souvent j'en ai vu deux, trois et quatre dans une même rue, et à quelques pas de distance. Leurs minarets ont des formes très variées, toujours hardies et légères : les frises sont ornées de dentelures et de sculptures. Mais ce qui frappe d'abord le regard et donne à ces édifices un aspect original, c'est que leurs hautes murailles sont peintes de larges bandes horizontales, d'un rouge pâle, disposées à des distances égales : décoration qui s'harmonise merveilleusement et avec cette architecture arabe, gracieuse et fleurie, et avec le ton général de le pierre, qui a pris partout les teintes chaudes et dorées de ce beau ciel.
C'est bien ici le pays de la couleur et de la lumière ! La couleur, elle s'étale partout, riche et splendide ; la lumière, elle ruisselle et éblouit. C'est une fête perpétuelle pour les yeux. Tout leur est spectacle et enchantement. À côté d'un chef-d’œuvre d'architecture, un rien les étonne et les charme ; une porte de mosquée en ruine, une échoppe de marchand, un coin de rue tortueux avec ses fenêtres sculptées et ses balcons treillages : voilà, tout un tableau, et un tableau charmant si un rayon de soleil vient en animer les détails. Que de fois, en parcourant les rues du Caire, nous nous sommes arrêtés tout à coup pour admirer quelqu'un de ces effets magiques de couleur, de ces jeux merveilleux de l'ombre et de la lumière. Je me souviens entre autres d'un carrefour situé, je crois, à l'extrémité du bazar des étoffes. Une vieille mosquée s'élevait d'un côté, avec ses murs rayés de blanc et de rose ; de l'autre, de grandes maisons aux fenêtres étroites et grillées. Des frises de la mosquée aux terrasses des maisons étaient tendues des toiles, des nattes, des tapis, destinés à tempérer l'ardeur du jour. Mais, à travers ces tentures à demi pendantes, glissaient jusqu'à terre quelques rayons de soleil qui, projetant sur les masses d'ombre comme des îles de lumière, faisaient briller par places la foule bariolée et mouvante, et étinceler aux étalages des marchands les soies chatoyantes et les étoffes brochées d'or et d'argent. Cadre et personnages, caractère et costumes, contraste vigoureux des clartés et des ombres, nous avions là sous les yeux une de ces scènes qu'affectionne et qu'a reproduites vivantes sur la toile le pinceau de Decamps."

extrait de Un hiver en Égypte, par Eugène Poitou (1815-1880), conseiller à la Cour impériale d'Angers