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jeudi 2 janvier 2020

Le soir sur le Nil, par Maurice Pillet

par Carl Wuttke, 1849 - 1927

"Du quai de Louxor, la vue est belle, embrassant toute la rive occidentale de Thèbes, où se creusent les nécropoles.
Sous la lumière éclatante du jour, la montagne se découpe sur le bleu du ciel, marbrée de quelques ombres et plaquée de traînées blanchâtres qui marquent le rebord des plateaux, mais, aux heures du crépuscule, elle se perd dans une teinte bleutée, imprécise, où les ravins se marquent à peine, tandis qu'une brume légère monte de la plaine, cachant la base du rocher.
Sur le fleuve, le spectacle grandiose se reflète et miroite, la flamme orange du couchant danse au souffle du vent qui ride le grand miroir, l’eau clapote et murmure aux parois de la felouque. Au loin retentit le chant des mariniers qui halent les grandes barques ou rament en cadence, troublant à peine le grand silence du soir.
Les berges maintenant sont muettes, le grincement des chadoufs s'est tu et leurs grands bras tortus pointent vers le ciel. Les rives abruptes et noires, rongées par le courant, tantôt tombent à-pic, tantôt s'abaissent en pentes rapides, prolongées par des bancs de sable noirâtre. Sur elles, tout un peuple d'oiseaux, en quête d'un dîner, s'y rencontre à la tombée du jour.
Les bergeronnettes, deux à deux, trottant menu, courent le long des berges, volent un instant, rasent l'eau, reviennent, se posent et repartent sans cesse, saisissant au passage le moucheron voyageur.
Le pluvier aux pattes fines quête lui aussi sur la rive, piquant de droite et de gauche, affairé, courant puis s’arrêtant un instant, pour repartir aussitôt.
Çà et là, une corneille attardée médite au bord de l’eau avant d'aller percher sur quelque haut palmier et les martins pêcheurs noirs et blancs exécutent leurs derniers plongeons rapides.
À la nuit déjà tombée, de grandes grues, masses lourdes et grises, traversent le fleuve, le cou replié, la patte traînante et lancent leur longue plainte aux échos endormis.
Auprès du quai antique, les felouques se balancent maintenant, groupées en tas auprès des ruines : les feux s’allument à bord pour le repas du soir et les voix montent plus graves, coupées de quelques mélopées plaintives ou des appels d'un marinier attardé qui accoste dans l’ombre.
La nuit d'Égypte chante. Mille insectes s'agitent. Le cri strident du grillon retentit, l'âne brait et le chien hurle à la lune : le coq tout à coup éveillé leur répond et la mélopée du fellah s'accompagne du grincement des sakkieh qui tournent sans cesse, puisant l’eau fertilisante.
À la vie du jour succède l’activité de la nuit et la nature jamais ne repose."


extrait de Thèbes - palais et nécropoles, 1930, par Maurice Pillet (1881-1964), attaché à l’Institut français d'archéologie orientale au Caire, directeur des travaux de Karnak

dimanche 8 septembre 2019

"La grande falaise occidentale, où, depuis tantôt six millénaires, dorment les morts d'Égypte", par Maurice Pillet

La Vallée des Rois, par Antonio Beato (1825 ? - 1905)

"Pour les anciens, le Nil était dieu, ils l'appelaient Hâpi et la crue était déterminée par la chute d’une goutte d'eau céleste tombant dans son cours.
Passons le grand fleuve et abordons sur l'îlot sablonneux qui fait face à Louxor. Auprès des barques fines et blanches, chargées de touristes élégants, se balancent les lourdes felouques aux flancs couverts de goudron. Bestiaux et petits ânes s’y entassent au milieu des cargaisons de fruits ou de légumes, de fourrages, de cannes à sucre ou de poteries, et, sur les plats-bords, s’agite la foule pittoresque des fellahs, en grande robe noire, la tête ceinte du turban.
Cris, poussées et disputes, coups même, accompagnent le débarquement dans l’eau, à quelques mètres de la rive, puis chacun prend ses sandales à la main et se hâte vers le village voisin, qui à pied, qui sur la croupe d'un bourricot, portant de lourdes charges ou poussant devant lui vaches, chèvres ou moutons.
La rive à nouveau devient solitaire, les mariniers causent ou s’endorment au soleil tandis que la felouque, noire et vide, se balance mollement, attendant d'autres pratiques.

Parfois, c’est un mort qui passe l’eau, avec tout le cortège des parents et des pleureuses. Groupée sur la rive, la foule des obsèques a salué l'ami allant à son dernier repos ; la barque est partie lentement, sa haute voile d'abord hésitante s'est gonflée, puis, peu à peu, le murmure du clapotis a grandi sous l’étrave. Au débarcadère, le petit groupe reformé derrière les porteurs, chante la profession de foi islamique : "La ilâh illa llâh ! Mohammed rasoul Allah !" À travers sables, champs et canaux, ils s’en vont ainsi vers la grande falaise occidentale, où, depuis tantôt six millénaires, dorment les morts d'Égypte.
Au temps les plus lointains, cette rive fut, en effet, la grande nécropole de Thèbes. Là, après avoir traversé les riches cultures de cannes ou de maïs, nous trouverons les vestiges des palais et les ruines imposantes des temples funéraires royaux, les milliers de tombes des princes et des hauts fonctionnaires du Moyen et du Nouvel Empires égyptiens qui par brillèrent quelque 3000 et 4000 ans avant nous.

En lisière des cultures de la plaine, ce sont les temples, dont les deux colosses surnommés Memnon, sont les sentinelles veillant sur la cité des morts ; en arrière, au milieu des sables et des éboulis des falaises, le tombes se creusent dans le roc des collines précédant la falaise libyque ; plus loin, là-bas, dans les replis d'un vallon montagneux, caché derrière la haute cime dominant le rebord du plateau désertique, c'est le lieu de repos choisi par les grands pharaons. Ils vinrent s'y cacher, au milieu de leurs plus chers trésors, dans l'obscurité brûlante d'une montagne aride où Râ-Osiris disparaissait chaque soir, après avoir vivifié la terre d'Égypte.
"Que nul, dirent-ils, ne vienne troubler notre repos au séjour des dieux !" Et depuis des dizaines de siècles, sépulcres profanés et richesses enlevées, sarcophages et momies brisés, leurs corps sont jetés au hasard. Dès l'époque grecque leurs tombes, ouvertes, étaient un objet de curiosité et chaque jour, maintenant, touristes et savants hantent l'asile sacré des ombres royales."

extrait de Thèbes - palais et nécropoles, 1930, par Maurice Pillet (1881-1964), attaché à l’Institut français d'archéologie orientale au Caire, directeur des travaux de Karnak

jeudi 18 juillet 2019

Le temple de Louqsor, par Maurice Pillet


“Situé au bord du fleuve, le temple de Louxor, avec son obélisque, son pylône et sa grande colonnade émergeant des ruines, frappe d’abord l'œil du voyageur abordant à Thèbes. Cependant, si magnifique qu'il fut, ce temple imposant n'était que la maison de campagne d'Amon, "sa demeure du sud" comme l’appellent les inscriptions et s’il y venait en pompe, à certaines fêtes de l’année, comme il allait sur la rive occidentale, sa grande demeure était Karnak. Aussi, pour le bien comprendre faut-il s'être initié aux rites sacrés, en parcourant l’immensité du domaine principal du dieu.
Ce temple fut construit par Aménophis III, le Memnon des Grecs, au milieu de la XVIII° dynastie, environ quatorze siècles avant notre ère et les derniers rois de la dynastie, Toutankhamon et Horemheb, terminèrent ou restaurèrent sa décoration mutilée par Akhenaton. Quelque cent vingt-cinq ans plus tard, Ramsès II l'augmenta d'une grande cour ornée de statues, d'un pylône d'entrée flanqué de deux beaux obélisques et de colosses royaux. Les successeurs se contentèrent d'apporter certains embellissements à l'édifice, puis, après plus de neuf siècles de splendeur, Alexandre le Grand fit restaurer quelques parties du temple et transformer l'emplacement du sanctuaire de barque sacrée. Lorsqu'enfin le christianisme s'établit officiellement dans la haute vallée du Nil, deux églises se logèrent dans l'édifice désaffecté.
En construisant sa grande cour et le nouveau pylône, Ramsès II apportait un changement notable à l'ordonnance du temple, non seulement par son agrandissement, mais encore par une déviation de son axe vers l’est.”
(extrait de “Thèbes, Karnak et Louxor”, 1928)

Le temple de Karnak, par Maurice Pillet



“Un peu confus au premier aspect, le plan de Karnak obéit cependant à une conception simple que les modifications successives n'ont pas altérée. Une grande enceinte de puissants murs en briques crues mesurant une dizaine de mètres à la base, s'élevant primitivement à 16 ou 18 mètres enferme le temple d'Amon proprement dit et celui de Khonsou son fils mesurant 480 mètres sur 550 mètres environ ; elle est percée de quatre grandes portes et de trois poternes. L'axe principal du temple est perpendiculaire au cours du Nil, c'est-à-dire qu'il a une direction sud-est-nord-ouest ; une courte avenue de béliers, l'animal consacré à Amon, et un quai d'embarquement le terminent au nord-ouest.
Accolée à cette enceinte, sur sa face nord, est une enceinte plus petite, celle de Mantou, dieu guerrier de l'ancienne Thèbes, qui ne mesure que 155 mètres au carré. L'axe de ses constructions est perpendiculaire à celui du grand temple d'Amon et se signale par une grande porte d'entrée, précédée d'une allée de béliers ruinée et d'un autre quai d'embarquement.
De l'autre côté, se détachant du milieu sud de l'enceinte d'Amon, une longue avenue de béliers de 325 mètres environ conduit à l'entrée d'un temple ruiné, celui de Mout, la femme du dieu, orienté ver le nord. L'enceinte de briques crues, très abîmée, mesure 160 mètres sur 350 mètres.
En dehors de ces trois enceintes, il existe bien des ruines d'édifices plus petits, pour le plupart encore ensevelis sous les décombres et auxquelles il est inutile de nous arrêter. Mais signalons de suite, devant le temple de Khonsou, à l'angle sud-ouest de l'enceinte d'Amon, la grande porte intacte décorée par Evergète Ier, et d'où partait une longue route dallée, bordée d'une double rangée de béliers, "le chemin du dieu" qui, long de 2 kilomètres et demi, joignait Karnak au temple de Louxor, la maison de campagne d'Amon, où il allait à certaines grandes fêtes de l'année.”
(extrait de “Thèbes, Karnak et Louxor”, 1928)

vendredi 19 octobre 2018

Thèbes la nuit, par Maurice Pillet

photo : pxhere.com/
"Auprès d'une double rangée de béliers géants, mutilés et impassibles, deux montagnes de pierre s'élèvent dans la nuit bleue semée d étoiles ; cette nuit d'Égypte, transparente et froide où les contours s estompent et fuient. Elles montent, montent si haut que l'œil à peine les peut suivre dans la pénombre lointaine.
Une gorge étroite coupe leurs massifs et s'enfonce dans la nuit : un parvis est là, jonché de blocs énormes, colonnes massives, lourds bandeaux de pierre, au milieu d’un écroulement de rochers.

La demeure du grand dieu de Thèbes sommeille sous son linceul de ruines, dans l'obscurité des millénaires écoulés, amas formidable de pierres et de granits auxquels des millions d'hommes ont peiné sous l'ardent soleil durant vingt siècles. Sur les grands murs, un rayon clair vient se poser ; la lune à l'horizon paraît, plaquant des ombres mortes sur le sol bouleversé.
Le parvis est immense et immenses sont les ruines entassées : aux flancs des murailles, des collines de terre s’accrochent, les colonnades se dessinent, grandioses ; un fût isolé et gigantesque s'élance vers de ciel.
La noire muraille devant nous forme une barrière haute comme une falaise et dans son ombre un pharaon veille, coiffé de l'antique tiare des premiers rois. Toute une file de colosses apparaît maintenant à droite, Osiris géants, enveloppés dans leurs suaires, le fouet et la crosse du pasteur en mains, ils s’alignent autour d’une étroite cour. L'astre les éclaire, agrandit l'orbite de leurs regards ou les mutilations de leurs faces : ils veillent eux aussi sur un sanctuaire dont l'ombre voisine se creuse au milieu des colonnades.

Auprès d'un pharaon, gardien géant de murs prodigieux, un passage s'ouvre dans la muraille, prolongé par une forêt de puissantes colonnes, dont le sommet s'épanouit en larges corolles, disques immenses et opaques qui roulent dans la nuit étoilée.
La forêt s'épaissit encore autour de l'allée cyclopéenne, à peine peut-on circuler dans l'ombre des fûts plus gros que des tours. Des raies de lumière s'y jouent, montrant les divinités d'allures hiératiques, face à face, s’interpellant silencieusement à travers les siècles et les hiéroglyphes mystérieux courent en longs bandeaux sur les pierres énormes ; ils grimpent jusqu'au plus haut des colonnes, couvrent les chapiteaux aux linteaux formidables, suspendus dans l'azur bleuâtre.
Perspectives de géants dont la base naît de la nuit et se perd dans les étoiles, qui donc vous créa en puissance et en beauté ? Les dieux d'autrefois étaient-ils donc ce que racontent les légendes, Titans renversant des montagnes pour construire leurs demeures ? 
L'homme ici n'avance plus qu'avec crainte et dans l’hypostyle abandonnée de l'asile divin, le cœur se serre, l’effroi saisit.
Échapper à cette angoisse est impossible : au sortir de l'ombre immense, le chaos des ruines se poursuit, gigantesque sous le froid éclairage lunaire, dominé par des aiguilles monolithes qui jaillissent de l'amoncellement des constructions effondrées.
Géants parmi les ruines géantes, les obélisques montent dans le ciel : le plus éloigné, le plus formidable aussi, sur sa base robuste surpasse encore les colonnes massives de l’hypostyle. Son dur granit, teinté de violet sous les rayons de la lune, s'éclaire de reflets argentés et sa pointe, si loin perdue là-haut, brille et s'illumine.

Quelques dieux, oubliés sans doute, veillent encore çà ou là, un sourire éclairant leur face auguste et impassible ; d'autres personnages trônent à l'ombre des grands murs, la main tenant le sceptre ou tendue vers le papyrus posé sur leurs genoux, prêts à enregistrer la parole divine qu'ils attendent depuis des siècles.
Après avoir dépassé un réduit obscur et vide, situé au cœur du temple, voici que s'ouvre devant nous une esplanade à peine semée de quelques blocs épars, avec, au fond, des colonnades encore et des amas de pierres des murs en ruines, des statues mutilées.

Au hasard des pas, en franchissant ces éboulis, une masse d’eau brillante et miroitante éclaire une vaste étendue déserte d'herbes et d’arbrisseaux. De grands murs s’échelonnent, jalonnant une autre avenue géante où veillent des colosses encore. Debout, sortant de l'ombre et prêts marcher ou assis sur leurs trônes de pierre, le regard fixé au loin, contemplant les choses d’éternité, depuis des siècles et des siècles, ils sont là silencieux et immobiles, dédaigneux des civilisations qui passent et s’écroulent à leurs pieds.
Dans la nuit bleuâtre, une longue plainte retentit parmi les ruines, l'aile de l'oiseau nocturne glisse dans bruit et l’écho répète son appel. L'air frémit un instant, puis le silence à nouveau retombe sur la demeure du dieu antique chargée de siècles sans nombre."



extrait de Thèbes - Karnak et Louxor, par Maurice Pillet (1881-1964), attaché à l’Institut français d'archéologie orientale au Caire, directeur des travaux de Karnak