La Vallée des Rois, par Antonio Beato (1825 ? - 1905) |
Passons le grand fleuve et abordons sur l'îlot sablonneux qui fait face à Louxor. Auprès des barques fines et blanches, chargées de touristes élégants, se balancent les lourdes felouques aux flancs couverts de goudron. Bestiaux et petits ânes s’y entassent au milieu des cargaisons de fruits ou de légumes, de fourrages, de cannes à sucre ou de poteries, et, sur les plats-bords, s’agite la foule pittoresque des fellahs, en grande robe noire, la tête ceinte du turban.
Cris, poussées et disputes, coups même, accompagnent le débarquement dans l’eau, à quelques mètres de la rive, puis chacun prend ses sandales à la main et se hâte vers le village voisin, qui à pied, qui sur la croupe d'un bourricot, portant de lourdes charges ou poussant devant lui vaches, chèvres ou moutons.
La rive à nouveau devient solitaire, les mariniers causent ou s’endorment au soleil tandis que la felouque, noire et vide, se balance mollement, attendant d'autres pratiques.
Parfois, c’est un mort qui passe l’eau, avec tout le cortège des parents et des pleureuses. Groupée sur la rive, la foule des obsèques a salué l'ami allant à son dernier repos ; la barque est partie lentement, sa haute voile d'abord hésitante s'est gonflée, puis, peu à peu, le murmure du clapotis a grandi sous l’étrave. Au débarcadère, le petit groupe reformé derrière les porteurs, chante la profession de foi islamique : "La ilâh illa llâh ! Mohammed rasoul Allah !" À travers sables, champs et canaux, ils s’en vont ainsi vers la grande falaise occidentale, où, depuis tantôt six millénaires, dorment les morts d'Égypte.
Au temps les plus lointains, cette rive fut, en effet, la grande nécropole de Thèbes. Là, après avoir traversé les riches cultures de cannes ou de maïs, nous trouverons les vestiges des palais et les ruines imposantes des temples funéraires royaux, les milliers de tombes des princes et des hauts fonctionnaires du Moyen et du Nouvel Empires égyptiens qui par brillèrent quelque 3000 et 4000 ans avant nous.
En lisière des cultures de la plaine, ce sont les temples, dont les deux colosses surnommés Memnon, sont les sentinelles veillant sur la cité des morts ; en arrière, au milieu des sables et des éboulis des falaises, le tombes se creusent dans le roc des collines précédant la falaise libyque ; plus loin, là-bas, dans les replis d'un vallon montagneux, caché derrière la haute cime dominant le rebord du plateau désertique, c'est le lieu de repos choisi par les grands pharaons. Ils vinrent s'y cacher, au milieu de leurs plus chers trésors, dans l'obscurité brûlante d'une montagne aride où Râ-Osiris disparaissait chaque soir, après avoir vivifié la terre d'Égypte.
"Que nul, dirent-ils, ne vienne troubler notre repos au séjour des dieux !" Et depuis des dizaines de siècles, sépulcres profanés et richesses enlevées, sarcophages et momies brisés, leurs corps sont jetés au hasard. Dès l'époque grecque leurs tombes, ouvertes, étaient un objet de curiosité et chaque jour, maintenant, touristes et savants hantent l'asile sacré des ombres royales."
extrait de Thèbes - palais et nécropoles, 1930, par Maurice Pillet (1881-1964), attaché à l’Institut français d'archéologie orientale au Caire, directeur des travaux de Karnak
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