dimanche 29 septembre 2019

Réflexions devant le "ka" de Toutankhamon, par Myriam Harry

photo de Harry Burton 
© Copyright Griffith Institute, 2005
 Toutankhamon (texte publié en 1925, trois années seulement après la découverte du tombeau du pharaon par Howard Carter)

"Il est là-haut, dans une galerie du grand musée du Caire, près du cénacle des royales momies, celui qui aurait dû être un pharaon heureux, puisque son histoire ne commence qu'après sa migration dans l’autre monde.
Il est là-haut, depuis ce matin, celui qui assimilé aux rois hérétiques, s'appelait Image-Vivante-du-Disque-Solaire : Tout-Ankh-Aton, avant d’apostasier pour une couronne, ou plutôt pour deux - celles de la Basse et Haute-Égypte - avant de prendre le nom de Image-Vivante-d'Amon, le dieu de vieille orthodoxie de Thèbes.
Si je dis qu'il est là-haut, c’est une façon métaphysique de parler ; car sa momie repose encore, inviolée, avec ses secrets, ses enchantements, ses trésors, sous un catafalque d'une magnificence inouïe, dans l'asile sépulcral, creusé, il y a plus de trente-trois siècles, dans les entrailles de la Vallée désolée.
C'est son "double" qui est là, le ka mystique, sorte d’ange gardien durant la vie, espèce de remplaçant après la mort, si le corps embaumé venait à se détériorer ou à disparaître ; ombre compacte, si j'ose dire, d'un être devenu lumière ; support matériel de l’âme, qui, sous forme d'oiseau, voltige librement par les deux mondes ; mais revient toujours, tendre colombe voyageuse, se percher sur sa statue funéraire, qu'elle anime par son éphémère présence.
Et, afin que cette grande vagabonde puisse reconnaître son ancien habitacle - la momie, elle, change tellement de traits ! - il faut que le "double" soit le plus ressemblant, qu'il reproduise - mais il peut être une miniature ou un colosse - l'attitude, la pose, la vêture et surtout le contour et la coloration du visage.

Les sculpteurs égyptiens ne s’évertuaient pas comme ceux de nos jours d'idéaliser leur modèle, puisque à jamais enfouies dans les ténèbres, leurs œuvres n'étaient pas destinées à charmer les yeux des vivants. Ils l’éternisaient en le stylisant, le représentaient, selon l’admirable vers de Mallarmé :
Tel qu'en lui-même, enfin, l'Éternité le change.
La statue funéraire cessait même d’être une image ; c'était l'être en personne qu'une formule magique, son nom pieusement prononcé, suffisait à ranimer devant le dieu Osiris, dans le Royaume du Silence.
Sculpter se disait en égyptien : donner la vie.
La forme était une condition de l'immortalité. La momie et le ka détruits, le mort s'évanouissait définitivement. On faisait donc les "doubles" en matière dure et colorable, en albâtre ou en bois de sycomore, arbre sacré, à l'ombre duquel venaient s’asseoir les dieux, et dont la résistance et l'amertume décourageaient le temps et les vers.
Le ka de Toutankhamon est en cœur de sycomore peint. Bien que divinisé en Pharaon des Ombres, on sent la ressemblance avec le roi adolescent, débile de corps, faible de volonté et qui mourut dernier de la puissante dix-huitième Dynastie, sans enfants et, probablement, tuberculeux.
Oui, tuberculeux, il devait l'être, avec cette poitrine étroite, recouverte d’une large collerette d’or comme une cuirasse d'écailles talismaniques ; avec ses poignets graciles, ses frêles bras protégés de massifs anneaux.

Et quelle grâce languide dans cette main qui laisse retomber la crosse pharaonique, devenue trop pesante, alors que l’autre main tient, rejeté par-dessus l'épaule, le "fouet magique", ce chasse-mouche, national dont, aujourd’hui encore, aucun Égyptien bien né ne saurait se passer.
L'uræus tutélaire a beau se dresser sur le front, tout gonflé de venin enflammé, tout luisant de magnificence bleue, il ne saurait lutter contre la mélancolie des yeux que le cercle d’antimoine, en les élargissant démesurément, accentue encore ; et le fard rose vif ne parvint pas à masquer l'aspect souffreteux du visage : ce petit nez de gosse trop pincé dans des joues trop creusées autour d’une bouche trop sensuelle, dont les lèvres onduleuses et légèrement entr’ouvertes, semblent figées, en un baiser éternel."



extrait de La Vallée des Rois et des Reines (Au pays de Toutankhamon), 1925, par Myriam Harry (Maria Rosette Shapira), 1869 - 1958, femme de lettres française, grande voyageuse, membre et première lauréate du prix Femina - Pseudonyme de Maria Shapira, épouse du sculpteur Émile Perrault-Harry. 
L'ouvrage dont un extrait est reproduit ici a été dédié, par son auteure, à Henri Munier, bibliothécaire du Musée égyptien, au Caire.

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