vendredi 4 octobre 2019

Le grand temple d'Amon, sous le regard de Myriam Harry

Le temple de Louqsor, vu du Nil, par David Roberts (1796-1864)

"Mais vous ai-je dit ce qu'est Louqsor ? Tout le monde sait, naturellement, que c'est un des hivernages les plus élégants pour altesses étrangères et touristes romantiques ; mais son nom n’est pas, comme l’a cru un mien petit ami, l'impératif anglais, mal prononcé par tous ces marmots fellah qui courent derrière vous avec des scarabées : "Look sir ! Look sir !"
Non, Louqsor est le nom estropié de l'arabe Elkousour, c'est-à-dire: "les Châteaux", parce que la ville primitive s'était tout entière blottie dans le grand temple, - pour les Arabes, les temples sont des châteaux, - comme c'est encore le cas à Palmyre.

Cette "Ville des Châteaux" n'était qu'une très petite partie de l'immense Thèbes, divisée déjà, sous la dix-huitième Dynastie, en deux villes distinctes, la Thèbes du Nord, aujourd'hui Karnak, et la Thèbes du Sud, notre Louqsor, situées toutes deux sur la rive droite du Nil, alors qu'une troisième ville s’étendait sur la rive gauche, la rive occidentale, la Thèbes des Morts, la capitale d'Osiris, avec ses hypogées, ses temples, ses "doubles" colossaux, ses ateliers d'embaumements, ses prêtres, ses sorciers, ses artistes, ses mineurs, aussi peuplée, aussi animée que la Cité des Vivants.
Le temple le plus célèbre dans l'antiquité et le plus beau encore aujourd'hui, par ses proportions harmonieuses, le grand temple d'Amon se trouve là, à côté, dans la ville méridionale.
Et elle devait être prodigieuse, cette colonnade, alignée sur un front de plusieurs centaines de coudées, si près du Nil que ses géants piliers de papyrus ressemblaient à une futaie lacustre surgie du fleuve sacré et s’y reflétant. Un escalier monumental permettait aux prêtres et aux dieux de s’embarquer directement pour les processions fluviales qui longeaient la rive d’un bout de la ville à l’autre, ou pour les solennités funèbres, quand il fallait traverser le Nil et aborder à la cité du Soleil-Couchant.
Mais, depuis, les alluvions millénaires ont rehaussé et élargi la berge ; la forêt de roseaux de pierre, séparée du Nil par un quai moderne, se trouve en contre-bas, et c’est vers le temple que nous descendons par un escalier.
Naguère encore, paraît-il, à l'époque des crues, le fleuve débordant transformait la grande nef en un lac paisible, où buffles et gens venaient, aux heures torrides, se prélasser. Aujourd'hui, le Service des Antiquités a protégé le temple par un mur contre les inondations. Il en a expulsé les Arabes et leurs bêtes, mais il est impuissant à le défendre contre les magasins d’antiquaires et de photographes qui le serrent des coudes et contre l’arrogance du Winter-Palace, qui le toise de toute la hauteur de ses prétentieux étages. La majesté de ses lignes en paraît amoindrie ; son harmonie, sa divine proportion sont faussées et ramenées à l'échelle humaine.
Mais, dès qu'on y pénètre, quelle gravité exquise ! Avec quel ravissement on erre - surtout sans co-touristes - dans le silence de ses hypostyles, de ses parvis, sous ses portiques, entre ces colonnades, cette profusion des colonnades, gerbes colossales de papyrus, monstrueuses tiges de lotus, liées en faisceaux par une fleur sacrée, épanouie ou fermée, selon que la tête mystique soutenait les ténèbres ou ouvrait les salles au ciel.
Aujourd’hui, hélas ! le temple ne connaît plus ces jeux de l'ombre et de la lumière dont il tirait son charme et sa puissance. Le soleil, le torride soleil, l'incendie sans relâche ; la lune l’inonde avec une égale splendeur.
Il n'a plus ni secret, ni sortilège, ni effroi. Le Saint-des-Saints, lui-même, reculé au fond de toutes ces chapelles, de toutes ces salles, pour augmenter le religieux mystère, le Saint-des-Saints, emmuré, enténébré, où seul, Pharaon entrait conférer avec les dieux, est ouvert à tout venant, et nous y apercevons - ô stupéfaction ! - un Christ badigeonné, les bras étendus sur un stuc qui s'effrite pour rendre la place aux hiéroglyphes originels."



extrait de La Vallée des Rois et des Reines (Au pays de Toutankhamon), 1925, par Myriam Harry (Maria Rosette Shapira), 1869 - 1958, femme de lettres française, grande voyageuse, membre et première lauréate du prix Femina - Pseudonyme de Maria Shapira, épouse du sculpteur Émile Perrault-Harry.  L'ouvrage dont un extrait est reproduit ici a été dédié, par son auteure, à Henri Munier, bibliothécaire du Musée égyptien, au Caire.

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