jeudi 17 octobre 2019

"Pour trouver le Caire égyptien, il faut le chercher dans la coulisse, derrière le décor du nouveau Caire" (Victor Fournel)

Prosper Marilhat : "Rue Ezbekieh au Caire" (1833)

"Cette ville (le Caire) est un trésor pour l'observateur et pour le touriste. Plus je la vois, plus je m'aperçois de tout ce qui me reste à voir et de l'impossibilité de la connaître en une vingtaine de jours. Passer trois semaines au Caire, est comme si l’on venait passer trois journées à Paris.
Du matin au soir, je me promène à travers un conte des Mille et une Nuits, je m’enivre de pittoresque, je me donne des débauches de Marilhat, de Ziem et de Decamps. Seulement, si désireux que je sois de faire partager quelque chose de ces jouissances à mes lecteurs, je ne puis me dissimuler que tout cela a été déjà raconté et écrit bien des fois par des hommes qui avaient plus de loisir pour voir et plus de talent pour peindre. C'est pourquoi j'aurais grande envie de "briser mes pinceaux" avant même de m'en être servi. Du moins, on voudra bien s’en souvenir, je n’ai d'autre prétention que celle d’un touriste consciencieux, quoique pressé, disant exactement ce qu'il a vu et comme il l'a vu.
Pour trouver le Caire égyptien, il faut le chercher dans la coulisse, derrière le décor du nouveau Caire, et je sais des touristes qui ne l'ont même pas aperçu : du reste, les fonctionnaires du khédive ne demanderaient pas mieux que de le cacher. Des voyageurs partis pour l'inauguration du canal de Suez, en 1869, reçus à Alexandrie par des beys et des effendis très aimables, les uns Français, les autres qui auraient aimé l'être, sont venus, après avoir traversé le Delta à toute vapeur sans s’arrêter nulle part, descendre, en suivant les quartiers neufs qui conduisent de la gare en ville, à l’un des hôtels européens de l’Esbékieh, - cette place immense, jadis pleine de saltimbanques, d’escamoteurs, de charmeurs de serpents, de cafés indigènes, où l'on entendait résonner le zamir et le sagati, où l’on buvait dans un dé à coudre une liqueur exquise, servie par un nègre à robe blanche, mais dont on a abattu en grande partie les sycomores et les acacias gigantesques pour la livrer aux entrepreneurs de bâtisses et en faire une contrefaçon du parc Monceaux. Toute la ville moderne et civilisée était réunie sous leurs yeux, à portée de leurs pas, et ils n’en ont pas vu d'autre : les postes, le télégraphe, les estaminets, les trois théâtres, les avenues et les boulevards, qui leur ont paru fort beaux, mais qui livrent le piéton sans défense aux ardeurs du soleil et aux tourbillons de poussière.
Les transformations qu’on a infligées au Caire depuis vingt ans, pour tâcher d'en faire ce que les commis voyageurs appellent une belle ville, sont un contresens sous le ciel de l’Orient. Heureusement ce n’est guère qu’un placage, qui s'est superposé au vrai Caire en le gâtant, mais sans le détruire.

Il faut un certain effort et une certaine persistance pour découvrir, derrière cette façade, la vieille ville arabe, et pour s'engager à fond dans l'inextricable réseau de ses milliers de petites rues.
Ces ruelles, bordées de maisons dont les murailles en briques sont percées à peine par quelques fenêtres garnies d’un treillage très serré, qui font saillie comme des balcons, jamais pavées, rétrécies encore par les auvents, les escaliers extérieurs, les étalages de boutiques, s’enchevêtrent les unes dans les autres, et forment le dédale le plus amusant, le plus varié, le plus imprévu qui se puisse rêver. Les âniers seuls parviennent à s'y reconnaître. Elles ne mènent nulle part, et mènent partout ; elles s'ouvrent n'importe comment, quelquefois par une porte dans un mur, s'interrompent au hasard et vont tout à coup s'enfuir dans une impasse. Deux ânes peuvent à peine y passer de front ; un chameau avec sa charge suffit pour y produire un encombrement. Et cependant une foule énorme, toujours sérieuse dans son agitation, s'y presse en tous sens et à toute heure. Le mouvement de circulation du Caire est quelque chose de prodigieux."

extrait de D'Alexandrie au Caire, par (François-)Victor Fournel (1829-1894), érudit, écrivain, journaliste et historien français

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