par George E. Raum, 1896 |
Dès midi, une calèche nous conduisait au Vieux-Caire en moins d'une heure. Là, nous la quittions pour passer le Nil sur une barque. Le fleuve en cet endroit est magnifique, sa largeur étant au moins six fois celle de la Seine à Paris. Parvenus sur l'autre rive, au village de Giseh, nous y trouvâmes les ânes que nous avions commandés d'avance. À peine fûmes-nous en selle qu'ils partirent comme un trait dans la direction des Pyramides.
C'est que les ânes d'Orient, au lieu d'être des animaux paresseux et lâches, sont de fringants coursiers, pleins de feu et d'ardeur. Ils portent la tête haute, les oreilles droites et le regard fier, comme s'ils se souvenaient qu'Homère n'a pas dédaigné de comparer Ajax à un des leurs se retirant de la lice. Ils n'ont donc rien de commun avec leurs collègues d'occident ; pardon ! ils en ont la voix. Comme eux, ils sautent d'une gamme à l'autre avec une brusquerie désespérante, entrecoupant leurs modulations de reniflements gutturaux et de longs soupirs saccadés, avec force points d'orgues sur les notes basses. C'est le seul reproche qu'on puisse leur adresser, mais ce reproche ils le méritent pleinement.
À partir du Nil, la route représente une avenue plantée. Sur la droite de la plaine qu'elle traverse fut livrée la célèbre bataille, gagnée par Bonaparte, laquelle emprunta son nom aux monuments, "d'où quarante siècles contemplaient ses soldats". En effet, tout à côté se trouvent les Pyramides, que nous n'avions mis que deux heures à atteindre.
Ces pyramides sont au nombre de trois, deux grandes appelées pyramides de Khéops et de Khéfren, et une moyenne appelée pyramide de Mycenius.
Vus de loin, ces monuments étonnent par leur masse ; vus de près, ils causent un sentiment voisin de la déception, et on est tenté de s'écrier : "Ce n'est que cela !" Représentez-vous, en effet, d'énormes blocs, en forme de meules, placés de champ les uns au-dessus des autres, comme les bûches d'un bûcher gigantesque. On a beau songer aux forces mécaniques prodigieuses qu'il a fallu pour extraire, charrier et élever à de pareilles hauteurs de semblables masses, - Pélion entassé sur Ossa - il est bien difficile d'y voir autre chose qu'un monceau de pierres disposées symétriquement. Du temps où un revêtement de chaux et de porphyre, dont il ne reste que des fragments, rendait leur surface brillante et polie, il devait en résulter des jeux de lumière d'un effet saisissant. Mais aujourd'hui que la pierre dénudée et raboteuse n'offre plus que des tons grisâtres et sans reflets, l'illusion fait place à la froide réalité.
Entre les blocs existent des écartements par la dégradation de leurs bords. Ce sont ces écartements que l'on utilise, comme les marches d'un escalier, pour faire l'ascension des Pyramides. Il n'y a pas d'autres moyens d'accès.
La pyramide de Cheops, qui est la première que l'on aperçoit en arrivant, est la seule que l'on gravisse. La montée du reste en est plus fatigante que difficile, le seul obstacle consistant dans l'épaisseur des blocs, qu'on ne peut franchir d'une enjambée. Il faut qu'un guide vous hisse par les bras, tandis qu'un autre vous pousse en arrière, ce qui, pour une personne, implique au moins l'assistance de deux conducteurs. On parvient ainsi en une demi-heure, moitié rampant sur le ventre et les mains, et moitié se tenant debout, au sommet du colosse, dont la hauteur dépasse de 30 mètres celle du clocher de la cathédrale de Strasbourg. Là se trouve une plate forme d'où l'oeil embrasse un spectacle admirable.
Ce spectacle, je ne pus en jouir, car, à peine eus-je escaladé les premiers gradins, j'éprouvai un tel vertige que je dus redescendre D'autres, en grand nombre, furent plus heureux que moi. L'empereur d'Autriche surtout se fit remarquer entre tous par son agilité et sa prestesse.
On a beaucoup disserté sur la destination originale des Pyramides, aussi bien que sur leur ancienneté. Il est parfaitement démontré aujourd'hui qu'elles ne sont autres que des constructions tumulaires et qu'elles remontent aux premières dynasties des pharaons. (...)
La journée se termina, comme on l'avait annoncé, par l'illumination de la pyramide de Chéops. À un signal donné, sa surface s'embrasa, simulant un immense incendie dont le rayonnement répandit jusqu'au Caire une lumière éblouissante.
Le Sphynx surtout était admirable ; ses yeux, où l'on avait disposé deux piles de Bunsen, lançaient de flamboyants éclairs, comme l'antique dragon du jardin des Hespérides. À ce spectacle, si merveilleusement réussi, nous éclatâmes en applaudissements. Qui sait même si les Pharaons n'en tressaillirent pas du fond des Pyramides qui leur servent de tombeau ? Mais non ; aujourd'hui ces tombeaux sont vides. Les corps des trois souverains qui y reposaient ont même subi les destinées les plus étranges. Deux furent vendus au moyen âge à des marchands vénitiens qui faisaient le commerce de la poudre de momie, alors fort usitée en médecine, et le troisième fut donné en 1837, par le colonel Wyse, au Museum de Londres.
Pauvres monarques ! Était-ce bien la peine de faire tant de sacrifices d'hommes et d'argent pour conserver votre dépouille mortelle, puisqu'elle devait, pour deux d'entre vous, être débitée en pilules, et, pour le troisième, figurer derrière une vitrine, à côté d'objets empaillés ?"
Extrait de Guide pratique aux eaux minérales, aux bains de mer et aux stations hivernales, augmenté d'un Traité d'hydrothérapie. [Voyage de Montaigne aux eaux minérales. L'Égypte. Du Passage de la Mer Rouge par les Hébreux.] par le Dr Constantin James (1813-1888), membre de plusieurs académies et sociétés savantes, et le Dr Victor Audhoui (1841-1923), médecin de l'hôpital de la Pitié et des Eaux de Vichy, médecin du ministère des Affaires étrangères
Le Sphynx surtout était admirable ; ses yeux, où l'on avait disposé deux piles de Bunsen, lançaient de flamboyants éclairs, comme l'antique dragon du jardin des Hespérides. À ce spectacle, si merveilleusement réussi, nous éclatâmes en applaudissements. Qui sait même si les Pharaons n'en tressaillirent pas du fond des Pyramides qui leur servent de tombeau ? Mais non ; aujourd'hui ces tombeaux sont vides. Les corps des trois souverains qui y reposaient ont même subi les destinées les plus étranges. Deux furent vendus au moyen âge à des marchands vénitiens qui faisaient le commerce de la poudre de momie, alors fort usitée en médecine, et le troisième fut donné en 1837, par le colonel Wyse, au Museum de Londres.
Pauvres monarques ! Était-ce bien la peine de faire tant de sacrifices d'hommes et d'argent pour conserver votre dépouille mortelle, puisqu'elle devait, pour deux d'entre vous, être débitée en pilules, et, pour le troisième, figurer derrière une vitrine, à côté d'objets empaillés ?"
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