Affichage des articles dont le libellé est Charmes (Gabriel). Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Charmes (Gabriel). Afficher tous les articles

jeudi 21 décembre 2023

L'Égypte "donne une si vive secousse à l'esprit qu'il faudrait, non des mois, mais des années pour la connaître d'une manière sérieuse" (Gabriel Charmes)


"la clarté des paysages égyptiens" - photo de Marie Grillot

"Lorsqu'on quitte le Caire après un séjour de plusieurs mois, on éprouve une impression de profonde tristesse. Des milliers de souvenirs s'agitent dans l'esprit, des images innombrables s'embrouillent dans la mémoire et y produisent une sorte d'étourdissement. La route du Caire à Alexandrie fait défiler une dernière fois devant les yeux tous les tableaux de l'Égypte ; villages de boue, bois de palmiers, groupes élégants de fellahs, lignes fuyantes du désert se perdant dans un ciel merveilleusement pur. 
Pour peu que le temps soit beau, on s'embarque à Alexandrie sur une mer dont les flots bleus sont tellement reposés qu'on les prendrait plutôt pour un lac que pour une mer. Pendant un jour ou deux encore, la moiteur et la transparence de l'atmosphère, la vivacité de la lumière qui colore les nuages de teintes ardentes rappellent l'Orient, puis tous les tons s'assoupissent, tous les reflets s'affaiblissent ou s'éteignent : on reconnaît l'Europe ! Il faudrait avoir bien peu de poésie dans l'âme pour n'en éprouver aucun chagrin. Les mirages de la rive orientale sont parfois aussi charmants que les mirages du désert. Qui pourrait les voir s'effacer sans regrets ?
Je le répète cependant, la première impression qu'on ressent en quittant l'Égypte manque de netteté. On croit sortir d'un rêve qui disparaît peu à peu à mesure que le bateau vogue vers le Nord. On est encore tout ébloui par la clarté des paysages égyptiens lorsqu'on se retrouve en face des paysages européens, et cela produit la sensation aveuglante qu'on éprouve lorsque s'éteint une illumination de féerie. L'œil a besoin d'une nouvelle éducation pour s'habituer aux teintes discrètes, presque sombres de nos climats occidentaux. Il est encore plus difficile de mettre de l'ordre dans ses idées, de classer les observations qu'on a faites. Chacune d'elles avait paru d'abord inoubliable, mais en fin de compte, elles sont trop nombreuses et trop variées pour ne pas se nuire les unes aux autres. L'Égypte est une si riche contrée sous tous rapports ; elle offre une moisson si abondante de traits de mœurs, de souvenirs historiques, de réflexions philosophiques ou politiques, etc., etc. ; elle ébranle si fortement l'imagination et donne une si vive secousse à l'esprit qu'il faudrait, non des mois, mais des années pour la connaître d'une manière sérieuse.
Enfin, comment passer sans transition de la douceur et de la liberté complètes de l'existence égyptienne aux coutumes gênantes de l'Europe, sans ressentir quelque ennui ? Ce n'est pas impunément qu'on reste de longues journées étendu avec nonchalance sur des divans orientaux, et qu'on se retrouve ensuite sur nos fauteuils et sur nos chaises d'Occident : il semble alors qu'on soit emprisonné dans ces appareils qui mettent les membres à la plus désagréable torture."


extrait de Cinq mois au Caire et dans la Basse Égypte, 1880, par Gabriel Charmes (1850-1886), journaliste et explorateur français

vendredi 8 mai 2020

"La poésie de cette ville exceptionnelle, que l'histoire, l'art, et la nature ont tout fait pour embellir" (Gabriel Charmes, à propos du Caire)

 Photochrome, circa 1895
"L'aurore en Égypte n'a pas ces teintes successives et graduées que l'on admire dans le Midi de la France. Le soleil éclate tout à coup au bord du ciel. À peine annoncé par une lueur rose, il s'élance subitement à l'horizon et embrase en quelques minutes toute l'atmosphère. Parfois cependant, en hiver, et plus souvent même qu'on ne pourrait le croire, il doit soulever, avant de se montrer, les longs plis d'un manteau grisâtre qui enveloppe la terre de toutes parts. Le sol de l'Égypte, arrosé et chauffé tout à la fois, imprégné d'eau du Nil jusque dans ses profondeurs, toujours en transpiration et laissant échapper sans cesse des vapeurs légères, se couvre le matin d'une sorte de buée transparente, qui rappelle au premier aspect le brouillard de Paris. Mais, dès que le disque rouge du soleil apparaît au-dessus de la colline Mokatam, cet épais rideau se déchire dans tous les sens en une heure au plus, l'humidité de l'air est absorbée ; c'est à peine si quelques flocons de nuages, colorés par le jour naissant, flottent encore sur le bleu du ciel. Sauf pendant la période du kamsin, où l'air est chargé d'une poussière roussâtre que le vent agite perpétuellement sans la dissiper jamais, les rayons du soleil percent avec rapidité l'atmosphère ; la fraîcheur et l'humidité de la nuit font place comme par enchantement à la sécheresse et à la limpidité du jour.
C'est au pied de la mosquée de Méhémet-Ali et de la terrasse de la citadelle qu'il est beau de voir se lever le jour sur le Caire à moitié endormi. Il est impossible de rendre l'effet du panorama qui s'offre alors aux regards ; c'est à coup sûr l'un des plus beaux du monde, l'un de ceux surtout qui éveillent dans l'esprit le plus de souvenirs, en même temps qu'il produit dans l'âme les plus vives sensations. Je n'ai jamais compris l'espèce de scepticisme qui porte certaines personnes à vouloir se détacher des impressions historiques afin de contempler le spectacle de la nature avec un désintéressement parfait. Homo sum ! et il n'est point indifférent pour moi d'apercevoir à l'horizon les Pyramides de Saqqarah profilant leurs formes indistinctes à côté de la forêt de palmiers qui recouvre les ruines de Memphis, tandis que plus près, la jonction de la verdure et du sable, les grandes Pyramides, faiblement nuancées par le soleil levant, semblent être les mystérieuses gardiennes du désert. 
C'est dans cette plaine à moitié verdoyante, qui s'étale au-dessous de la citadelle du Caire, que la civilisation humaine est née. À droite, apparaît la campagne d'Héliopolis, la ville du soleil, où les sages de la Grèce vinrent puiser les principes de cette philosophie qui, transformée par leur génie, fécondée par leur imagination, propagée par leur éloquence, est devenue le levain de la pensée humaine, le germe de toute science, de toute doctrine et de tout art. Un seul obélisque, environné de collines de sable rougeâtre, marque la place où s'élevait Héliopolis ; il se confond presque, à la distance où nous sommes, avec le sycomore gigantesque à l'ombre duquel, d'après une antique légende, la Sainte Famille s'arrêta longtemps dans sa fuite en Égypte. Plus près, les verts ombrages de Choubrah viennent rejoindre le Caire, que le cours du Nil aux eaux jaunâtres, aux rives bordées de dattiers et de sycomores, entoure de sa majestueuse et poétique ceinture. Au bord du fleuve, Boulaq dresse vers le ciel ses coupoles et ses minarets ; l'île de Rodah, brillante de fleurs et de verdure, et les riantes campagnes de Gizèh se prolongent jusqu'au désert lybique, tout rose au lever du jour, mais d'un rose tendre et diaphane, avec des demi-teintes bleuâtres. Un immense aqueduc, situé au vieux Caire, presque en face des Pyramides, traverse une série de collines de sable, de coupoles à demi renversées, de moulins à vent et de ruines de toutes sortes. Cette partie du tableau offre un aspect de nudité et de sécheresse, qui serait désespérant si le jeu de la lumière et des ombres ne lui donnait une intensité de vie extraordinaire. 
Mais, ce qui saisit l'œil par dessus tout, c'est la ville même du Caire étagée avec grâce sur le premier plan : la sombre et colossale mosquée du Sultan Hassan se détache d'abord sur le fond multicolore des maisons, des palais et des mosquées ; au delà, c'est une forêt, un fouillis indescriptible de constructions dont les colorations ardentes éblouissent le regard. Un murmure incessant s'élève des rues et des places du Caire. Le soir, au soleil couchant, les couleurs sont plus vives encore. Un immense rideau rouge sang fait ressortir la masse noirâtre des Pyramides de Gizèh; la cime des palmiers et des sycomores paraît dorée ; le désert lointain passe par toutes les gammes du gris, du bleu, du violet et de l'opale ; sur le Nil, les voiles blanches des dahabiehs ressemblent aux ailes de grands cygnes déployant leur plumage au-dessus du fleuve ; le bruit de la ville est devenu si intense qu'il imite presque le roulement d'un tonnerre lointain. C'est ainsi qu'il faut contempler le Caire, le matin et le soir, si on veut l'admirer sans réserve et s'imprégner profondément de la poésie de cette ville exceptionnelle, que l'histoire, l'art, et la nature ont tout fait pour embellir."

extrait de Cinq mois au Caire et dans la Basse Égypte, 1880, par Gabriel Charmes (1850-1886), journaliste et explorateur français

samedi 23 novembre 2019

L'art de voyager en Égypte, selon Gabriel Charmes

par Léon Belly (1827-1877)
 "Il est presque honteux d'avoir passé tout un hiver au Caire sans être allé dans la Haute-Égypte. La plupart des voyageurs ne viennent même au Caire que pour s'embarquer sur le Nil et gagner pour le moins la première cataracte. Peu d'excursions sont, paraît-il, plus belles ; peu de voyages offrent une plus grande variété de spectacles naturels et de souvenirs historiques. 
Mais, pour se rendre dans la Haute-Égypte, il faut choisir entre deux procédés qui ont chacun leurs inconvénients : le plus simple est de s'embarquer sur de grands bateaux à vapeur qui partent toutes les semaines du Caire et qui font en vingt et un jours le voyage de la première cataracte, aller et retour. J'avoue qu'il ne m'a pas tenté un instant. Être empilé sur un bateau avec une centaine d'Anglais et d'Anglaises, descendre tous ensemble aux mêmes stations, admirer pendant un nombre de minutes déterminé les mêmes monuments, se sentir toujours serré, pressé par la foule, n'avoir jamais la liberté de ses mouvements et de ses impressions, quoi de plus odieux dans un pays qui semble fait pour la contemplation solitaire, pour les méditations tranquilles et prolongées.
Le second procédé est charmant en lui-même : il consiste à fréter une dahabieh, sorte de barque d'une forme élégante, peinte des plus vives couleurs, ornée d'une de ces grandes voiles qui donnent aux canges des pêcheurs l'aspect d'oiseaux de mer voguant sur l'eau. On fait un marché avec un drogman qui se charge de vous nourrir, de vous conduire, de vous fournir des ânes partout où vous tenez à vous arrêter, de vous montrer en détail et suivant vos convenances toutes les curiosités de la route. Une dizaine de bateliers arabes, au teint cuivré, psalmodiant toujours leurs mélancoliques refrains, forment l'équipage de la dahabieh. Cette manière de remonter le Nil est délicieuse ; c'est la seule qui puisse convenir à une imagination tant soit peu poétique ; mais, comme on ne va qu'à la voile, à la corde ou à la perche, le voyage est long : il dure un mois et demi, parfois deux mois. Or, on passe avec bonheur deux mois sur le Nil, mais à la double condition de n'être pas tout à fait seul et d'avoir des compagnons de route avec lesquels on soit en parfaite conformité d'humeur, d'idées et de sentiments. Rien de plus dangereux que de s'embarquer avec des personnes dont on n'est pas absolument sûr. Dans cette immense solitude de l'Égypte, la vie monotone de la dahabieh met immédiatement aux prises les caractères opposés.
Que d'imprudents j'ai vus partir, amis intimes en apparence, qui sont revenus presque ennemis mortels. Je n'ai point osé m'exposer à une aventure de ce genre, et, ne trouvant pas le moyen de remplir complétement les deux conditions d'un agréable voyage dans la Haute-Égypte, je me suis contenté d'aller jusqu'à Syout."


extrait de Cinq mois au Caire et dans la Basse Égypte, 1880, par Gabriel Charmes (1850-1886), journaliste et explorateur français

vendredi 19 juillet 2019

Le Caire, par Gabriel Charmes

 Circa 1895, vintage photochrome

“Il faut aimer la vie orientale, les rêveries prolongées et les contemplations sans fin, pour se plaire longtemps au Caire. En huit ou quinze jours, on peut avoir vu tout ce qu'il y a de remarquable dans cette ville ; mais, si l'on veut s'imprégner de son esprit et en analyser le charme séducteur, de longs mois ne sont pas de trop. Pour mon compte, j'en ai passé cinq dans une inaction à peu près complète, sans m'ennuyer une seconde, sans regretter l'activité européenne, dont on se déshabitue si vite sous un climat endormant. Les plaisirs actuels du Caire sont cependant bien peu variés.
Visiter pour la centième fois le Khan­ Khalil, se reposer sous les ombrages de l'Esbekieh, faire une partie d'âne le long du Nil, aller voir coucher le soleil du haut de la colline du Mokatam, errer sans but dans des ruelles qui ne finissent jamais, passer des heures entières à contempler un détail d'architecture, un groupe pittoresque, un délicieux assemblage de couleurs, etc. etc. quoi de plus monotone en apparence ! Mais, si l'on a l'imagination et le cœur remplis de fantaisies orientales, si l'on est poursuivi par les souvenirs des “Mille et une Nuits”, si, d'ailleurs, l'esprit est excité par l'observation d'un monde tout nouveau, on ne sent pas le temps s'envoler ; il glisse sans laisser de traces, les journées succèdent doucement aux journées, et, lorsqu'on veut se rendre compte de la manière dont on a vécu durant une semaine, on s'aperçoit souvent, après un examen de conscience rigoureux, qu'on ne s'y est pas occupé d'autre chose que d'un palmier dont la cime se balançait au vent, ou d'une teinte particulière qui, chaque jour, à la même heure, venait colorer de nuances légères les ondulations du désert lointain.”
(extrait de “Cinq mois au Caire et dans la Basse Égypte”, 1880)

lundi 24 septembre 2018

"Rien ne blesse le regard dans la campagne égyptienne" (Gabriel Charmes)

photo Marc Chartier
"Si l'Égypte agricole est un présent du Nil, l'Égypte tout entière est un présent du soleil. Cette longue plaine verte, sans aucun accident de terrain, où de vastes champs de bersim, sorte de trèfle d'une taille considérable, s'étendent à perte de vue traversée de part en part par le Nil coupée dans toutes les directions par des canaux ; bigarrée çà et là par des villages de terre grisâtre et par des bois de palmiers couverts de poussière, serait fort laide sous le ciel sombre de nos climats occidentaux. Toutes les teintes y paraîtraient obscurcies, le sable du désert y serait noirâtre, la verdure elle-même y prendrait des tons sombres et crasseux. On n'y aurait pas la ressource des accidents de terrain, des vallons frais et gracieux, des ruisseaux limpides, des pelouses toujours arrosées, des bouquets d'arbres, des coins et des racoins mystérieux qui font le charme de nos campagnes européennes. On peut marcher des heures entières en Égypte sans trouver d'autre ombre que celle d'un talus ou celle que projette au loin une tête de palmier. Tout y est sec et à découvert.
Mais, grâce à la merveilleuse lumière d'Orient, ce pays de plaine ne paraît pas un pays plat ; la diversité des nuances supplée à la diversité des contours : elle relève certains objets et en plonge d'autres dans une pénombre discrète ; elle les modèle tous de la manière la plus puissante ses jeux, multipliés à l'infini, produisent les effets les plus variés et les plus saisissants. 

À dire le vrai, la lumière est tout en Égypte : supprimez-la, vous aurez la contrée la plus monotone du monde ; restituez-la, vous avez un pays d'une beauté accomplie. L'Égypte est un réflecteur dans lequel un ciel limpide se mire avec une incomparable suavité.
Rien ne blesse, en effet, le regard dans la campagne égyptienne, quoique tous les tons y soient d'une violence, j'allais dire d'une férocité étonnante. La nature n'y recule devant aucune hardiesse ; elle y place à côté l'une de l'autre les cou
leurs les plus disparates sans affaiblir en rien leur valeur ; elle ne les dégrade pas pour les combiner, ces procédés artificiels de l'art humain lui sont inutiles. Pour produire l'harmonie, il lui suffit de noyer l'ensemble de son œuvre dans une sorte de vapeur opale, d'une nuance transparente et presque imperceptible, qui en estompe toutes les parties et les empêche de se heurter. Elle ne recourt jamais aux procédés de ces peintres qui composent une teinte de mille nuances diverses plus ou moins mélangées et fondues. Elle agit avec une entière franchise, bien sûre d'atteindre par les moyens les plus simples l'effet qu'elle veut produire. C'est dans une gamme unique qu'elle compose ses plus belles symphonies. Les fonds noirâtres de la campagne européenne n'existent pas en Égypte ; l'obscurité n'y sert jamais à faire ressortir la lumière ; les ombres les plus épaisses y sont d'un bleu ou d'un violet délicat ; le rose y sert de transition entre le rouge écarlate du ciel et le vert foncé de la vallée du Nil ; des demi-tons dorés relient le vert au jaune ardent du désert, et toutes ces couleurs, d'une clarté et d'une unité parfaites, s'accordent entre elles sans efforts, sans secousses, sans éblouissements, avec une grâce et une splendeur merveilleuses."



extrait de Cinq mois au Caire et dans la Basse Égypte, 1880, par Gabriel Charmes (1850-1886), journaliste et explorateur français