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lundi 25 novembre 2019

Une visite aux bazars cairotes, par Blanche Lee Childe

gravure datée de 1869, extraite de The Graphic, un journal hebdomadaire illustré britannique

"Nous rentrons dans les bazars, à travers les rues les plus pittoresques. C'est ici que je commence à comprendre le Caire, et cette impression première sera ineffaçable.
Chaque coin de rue est un tableau qui laisse bien loin ceux que j'admirais tant à Alexandrie. Les maisons sont hautes, et souvent les étages supérieurs, projetés en avant, se touchent presque au-dessus de nos têtes. Ce grand quartier marchand, - fourmillant d'allées étroites, de couloirs sombres, - est traversé par le Mousky, où nous passions tantôt, puis transversalement par une large rue tortueuse qui serpente d'une porte de la ville à l'autre. Dans cette rue se succèdent des boutiques, d'admirables mosquées, de vieux palais en ruines, des fontaines, des échoppes, puis un minaret et de longs murs qui tombent.
Aujourd'hui nous parcourons rapidement les différents bazars. Ici, ce sont les étalages de cuivre, casseroles, cafetières, reluisant au soleil, rouges, jaunes, éclatantes, constamment fourbies par de majestueux vieillards aux robes flottantes. Un peu plus loin, le bazar des pantoufles où, de chaque côté, - plus jaunes et plus rouges encore, - les maroquins étincelants piquent de taches ardentes le sombre passage.
Tournant le coin où des brodeurs, courbés sur une pièce de vêtement, tirent rapidement l'aiguille à travers la soutache d'or, nous sommes dans la cour légendaire d'AbdulIah, le marchand de tapis.
Je reconnais, pour l'avoir vu vingt fois reproduit, ce merveilleux coin de couleur, si cher aux peintres qui sont venus au Caire. Que dis-je, reproduit ? Aucun pinceau peut-il rendre cette cour à demi couverte de nattes, de pièces d'étoffes accrochées sur des poutres démantelées, laissant filtrer un rayon poudreux, - mais qui darde tout juste sur les tapis que nous montre le vieux patron ? Tout autour, des piles, des montagnes de ces tapis de tous pays : - les fins veloutés de Perse, les rayés de Tunis ou du Kourdistan, les petits carrés de prière de Smyrne ou de Bokhara. Puis des ballots de bissacs de chameaux, se déroulant en taches d'un rouge flamboyant, d'un bleu amorti ; - et cette lumière chaude, riche, frappant d'en haut, ici tamisée par un treillage, plus loin ardente, vive, va éclairer violemment une longue bande bigarrée, déployée par un nègre au turban blanc et un Arabe en robe vert pistache.
Le vieil Abdullah, grave et d'apparence austère, mais l’œil allumé par la visite de nouvelles pratiques, nous fait fuir avec ses prix exorbitants.
Nous continuons dans la ruelle couverte, entre les échoppes des marchands de Constantinople. Ici, les gilets de velours brodés alternent avec les coussins et les brimborions de clinquant, d'un goût douteux.
Passons vite et arrivons au bazar persan, galerie plus spacieuse que les autres. - Le vieux Mirza, dont le magasin est le mieux orné, nous arrête au passage. Notre aimable guide nous présente, et il me semble faire la connaissance de quelque grand vizir. Il nous fait asseoir, nous offre du thé persan, exquis, fort sucré et parfumé, dans des tasses de cristal. Lui-même est un beau spécimen de sa race. - Dans ce riche cadre de tentures, d'armes aux formes bizarres, de porcelaines, de pierreries étincelantes, d'objets d'or et d'argent, vêtu d'une robe de soie vert tendre, les cheveux et la barbe teints de henné d'un bel acajou, les yeux peints d'antimoine, il est encore splendide et ne paraît pas son âge.
Je succombe à sa séduction et lui achète des turquoises. Il me jure sur son père, sur sa barbe, sur beaucoup d'autres choses encore, qu'elles ne changeront pas de couleur, et je les prends pour consulter de plus experts que moi - et de plus sincères que lui."
 

extrait de Un hiver au Caire : journal de voyage en Égypte, par Blanche Lee Childe (-)

samedi 13 octobre 2018

"La sérénité exquise de ces deux grandes figures qui ont survécu aux siècles" (Blanche Lee Childe, à propos des Colosses de Memnon)




 
photo de Lekegian
"Je n'oublierai jamais ce retour à travers les champs fleuris, après l'excitation de la journée.
À mesure que nous en approchons, les Colosses, seuls dans cette étendue de verdure, nous frappent de plus en plus. L'impression de sublime tranquillité qu'ils donnent exerce une sorte de magie. Nous sommes fatigués de ruines, de lieux tourmentés, de poussière des morts, d'atmosphères étouffantes de tombeaux, puanteurs de momies, cauchemars gigantesques, et voici la paix, la lumière, la sérénité exquise de ces deux grandes figures qui ont survécu aux siècles. Elles sont là, veillant, les mains sur les genoux, paraissant sonder l'espace jusqu'aux temples lointains de l'autre côté du fleuve.
Il y a vingt siècles, leurs piédestaux s'élevaient à l'entrée de l'avenue de sphinx qui menait au temple magnifique d'Aménophis. Dans ces temps-là, le fleuve n'envahissait pas jusqu'ici et l'allée se déroulait majestueuse, longue d'un quart de lieue.
Aujourd'hui ils sont seuls. Tout ce qu'ils gardaient a disparu. Autour d'eux l’émeraude des prés, la senteur des fèves, la grande ombre portée, fraîche, invitant au repos sous cet auguste patronage, ont remplacé le passé. Derrière, au loin et comme un doux repoussoir, se profitent les murailles roses de la falaise que nous descendions tout à l'heure. On oublie leur dilapidation, - car ces géants sont eux-mêmes la ruine d'une ruine, - mais l'harmonie de leur merveilleux rapport avec ce qui les entoure durera toujours. Est-ce là le secret de leur charme infini ? Je le croirais, car de loin comme de près, vus de tous les points, ce charme subsiste, bien que leurs visages soient presque entièrement mutilés."


extrait de Un hiver au Caire : journal de voyage en Égypte, par Blanche Lee Childe (-). Fille du baron Henri de Triqueti, sculpteur français, mariée à Edward Lee Childe, elle a ses entrées dans les milieux littéraires et artistiques et "a joué un certain rôle dans la reconnaissance de Pierre Loti" (Daniel Lançon, Les Français en Égypte, 2015)