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mardi 14 janvier 2020

Impressions et indignation de Charles Viénot, visitant Abou Simbel


illustration extraite de l'ouvrage de Charles Viénot

"Il était à peine sept heures du matin quand le navire cessa de marcher ; les passagers se trouvaient encore dans leur cabines, et naturellement chacun mit la tête au dehors pour connaître la raison de cet arrêt. La surprise nous fit pousser un cri à la vue d’une rangée de colosses debout dans des niches évidées en pleine falaise, et servant de portique à un temple souterrain. 
Tout émus, nous nous empressâmes de monter sur le pont, mais là notre étonnement fut porté au comble par un autre édifice qui efface le premier. Quatre statues gigantesques assises contre une montagne taillée à pic accompagnent une porte basse, au-dessus de laquelle se tient une cinquième figure, plus petite, mais intacte et étrange ; d'autres sont également debout entre les jambes des colosses. 
Tel est l'aspect des hypogées d’Ipsamboul ; l’un parallèle, l’autre quasi perpendiculaire au fleuve. Une rivière de sable les sépare : semblable aux glaciers qui descendent lentement des Alpes, ce torrent reprend peu à peu le sol naguère conquis sur lui ; il gagne maintenant aux genoux la première statue du grand temple, et détruit en partie la sublimité d’une façade qui devait produire plus d’effet qu'aucune œuvre humaine.
Bien que les colosses d’Ipsamboul atteignent des dimensions que nul autre n’a surpassées, on est moins frappé de leur stature que de l'harmonie singulière qui règne dans tous les membres et surtout de la douceur peinte aux visages. Il est nécessaire, pour en bien juger, de s'élever sur la colline d’où l’on aperçoit, dans son vrai jour, le profil des têtes.
Toutes modelées d’après un type unique, elles représentent cet éternel Ramsès II, dont les exploits hantent la vallée du Nil. Sous l'imposante mitre, aux bandelettes ramenées par devant, un front de juste hauteur, un nez légèrement infléchi, la narine gonflée, des sourcils bien arqués couvrant la fine paupière, l'œil abaissé, le demi-sourire des lèvres, le menton soutenu par les nattes épaisses de la barbe composent un ensemble, dont la majesté est inexprimable. Si l'on y joint l'attitude assise, des mains posées à plat sur les genoux, des pieds prenant possession de la terre, et dont l’orteil écraserait l'ennemi assez fou pour résister ; puis, entre les jambes du roi, les figures de ses fils, hautes de 3 mètres, mais passant à peine sa cheville, il sera facile de comprendre l’idée de souveraine puissance que l'artiste a voulu traduire. Bien plus, en cherchant la grandeur, il a trouvé la vie : ce ne sont pas des statues que nous avons sous les yeux, mais des hommes, dans une paix sereine et divine. (...)
Si nous voulons entrer dans le détail, il n’échappera à personne que les parties de ces statues ont été traitées de diverses manières, même de plusieurs mains. Que l’on compare aux oreilles, toujours trop hautes mais du fini le plus délicat, ces extrémités grossièrement aplaties, ces jambes d’éléphant, dont les pesantes attaches trahissent, avec l'ignorance de l'anatomie, une lourdeur de ciseau peu commune, même dans la sculpture colossale, et l'on se convaincra que l'artiste, gardant pour lui le soin des têtes, abandonnait les membres à des ouvriers. Au sujet du costume, d’ailleurs sommaire, il est aisé de voir que les cartouches verticaux gravés sur les bras, à la hauteur de l’aisselle, représentent des bracelets, et que le même signe, disposé horizontalement sur la poitrine, joue le rôle de pectoral. Autour des reins s'enroule un pagne aux fins plis, qui paraît serré avec des bandelettes ; mais que peut signifier ce bourrelet descendant le long de la jambe comme une fente de guêtre, et se terminant par un bouton juste sur la saillie de l'os ?
Les sièges massifs offrent les mêmes particularités que ceux des colosses de Memnon : en avant de chaque côté, la reine favorite se tient debout, coiffée d’une énorme chevelure ; au contraire du monarque, son visage est moins paisible qu’énergique. Sur la face latérale des trônes, qui forment un couloir vers l'entrée, se trouve aussi la scène des deux personnages liant une gerbe de fleurs que j'ai décrite à Thèbes. On fera cette comparaison avec intérêt. Égale dans les deux modèles, la perfection du trait produit ici un effet moins agréable, à cause de la raideur des mouvements et d’une maigreur poussée jusqu’à la difformité, mais je ne sache pas que l'art égyptien ait créé nulle part de types plus réellement gracieux que le visage des déités d’Ipsamboul. Elles ont l'œil de face, la bouche mince, le nez aquilin, hormis une seule qui l’a retroussé d'une façon mutine ; enfin, par un artifice délicat, les liens qu’elles serrent, simplement tracés en creux sur le fond de la muraille, prennent du relief en passant sur les corps, pour n’en pas rompre l'intégrité. (...)
Aux impressions que fait naître la visite des temples d’Ipsamboul, se mêle, dans nos souvenirs, une véritable indignation pour les outrages dont ils sont l’objet. C’est la manie de ceux qui remontent le Nil en barque d'employer leurs loisirs à graver sur les endroits les plus apparents la mention de leur passage ; or l'on comprendra quels périls cette sotte coutume fait courir aux monuments, en songeant que, dès les premiers jours de février, déjà trois noms, dont l'un en caractères énormes, s’étalaient avec la date de la nouvelle année. On ne se contente pas de lettres tracées au noir, il faut creuser, quelquefois à un pouce de profondeur. Peu importe de mutiler des fleurs, les plis délicats d'un tissu, un cartouche, un visage ; bien plus, quelle fortune de gagner la tête d'un colosse, afin que personne n'ignore qu'un sot a grimpé là ! C'est ainsi que la dernière statue à droite de la grande façade porte ignominieusement sur la joue le nom d'un inconnu ; la plus voisine du seuil est déshonorée par l'inscription : Maximilien, grand-duc de Bavière, qui troue la chair au-dessous du pectoral. L'image d'Ammon-Rà a seule été respectée, comme trop difficile à atteindre."

extrait de Les bords du Nil - Égypte et Nubie, 1886, par Charle(s) Viénot - aucune précision disponible sur cet auteur

samedi 12 octobre 2019

Les hypogées de Scheykh-Abd-el-Qournah "ne laissent pas de captiver par le détail de travaux et de professions qu'aucun autre monument ne présente avec la même fidélité" (Charles Viénot)

 
tombe de Rekhmirê - illustration extraite de https://www.osirisnet.net 
"On n'a jamais fini avec les tombes égyptiennes. Nous nous imaginions avoir visité hier les plus remarquables, or voici qu'on nous promet d'autres merveilles dans les rochers d'une des collines enserrant Deir-el-Bahâri. À la vérité, il ne s’agit plus ici de royales sépultures, mais, pour être consacrés à des cendres moins augustes, les hypogées de Scheykh- Abd-el-Qournah ne laissent pas de captiver par le détail de travaux et de professions qu'aucun autre monument ne présente avec la même fidélité. 
La principale excavation porte le n° 35, et le nom d'un personnage appelé Rekhmara, dont on ne sait rien, si ce n’est qu'il vécut sous le règne de Thoutmès III. Les chambres n’y ont pas la même ordonnance qu'aux tombeaux des rois : plus de couloir en pente rapide, mais une salle pour les visiteurs ; à la place du sarcophage, un puits de momie.
Sans nous arrêter au défilé des étrangers amenant, selon la coutume, toute sorte de tributs, nous pouvons contempler enfin sur l'original ces tableaux si connus, si vrais des métiers égyptiens. Nulle part n'a été figuré comme ici le travail du sculpteur. C’est une statue assise, un sphinx étendu qu'on s'occupe à polir. Deux praticiens, à la tête rase, nettoient la pierre : l'un tient un vase d’eau, l’autre un bâton garni de chiffons ; un homme les surveille, sans doute l'artiste, il a des cheveux ! Plus loin, trois étages de planches se dressent autour d'un colosse debout, à demi engagé dans le bloc. À la hauteur du front, l'ouvrier assis, une jambe repliée sous le corps, l’autre pendante, frotte le pschent d’une seule main, laissant retomber la gauche sur sa cuisse ; vis-à-vis, son compagnon armé d’un encrier et d’un pinceau, trace au dos les contours des hiéroglyphes qu’entaillera le graveur. Quoi de plus naturel que l’abandon de ces poses ? ce n’est pas le modèle, c’est l'artiste qu'elles nous font voir.
La scène du tribut payé en blé est rendue avec le même bonheur ; on y distingue nettement cette hiérarchie de la taille humaine qui a été si longtemps le principe de l'iconographie. Selon l'importance de leur charge, les officiers du roi se rapprochent plus ou moins du simple contribuable ; le roi domine sur tous, il a dix fois la hauteur de ses sujets. 

Le tableau le plus important au point de vue de l’histoire est le chantier pour la fabrication des briques. Aucun trait n’y fait défaut : la terre, gâchée à l’aide de cet instrument en forme de compas, qui est le type des outils égyptiens, la mise en moule, l’exposition au soleil, le transport des matériaux, jusqu'aux vertes eaux du bassin semé de nénuphars, tout est représenté avec une scrupuleuse minutie. Dans ces ouvriers, distingués par leur couleur, leur taille, l’usure de leurs vêtements, des surveillants qui les mènent à la baguette, dans ces "captifs pris par Sa Majesté pour construire le temple de son père Ammon", faut-il voir les Aperiu mentionnés par deux documents du temps ? Ramsès II se servit certainement d'étrangers pour ses constructions, et nul doute que les Hébreux n'aient payé cet onéreux tribut, puisque le fondateur du Ramesseion passe à bon droit pour le premier Pharaon persécuteur ; mais en conclure que les ouvriers de ce tombeau sont des Hébreux, c’est outrepasser la certitude, c’est s'exposer à des contradictions que de nouvelles découvertes peuvent rendre victorieuses."

extrait de Les bords du Nil - Égypte et Nubie, 1886, par Charle(s) Viénot - aucune précision disponible sur cet auteur