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dimanche 8 octobre 2023

"Toute la paix merveilleuse de l'Égypte se mire dans le grand Nil" (André Chevrillon, XXe s.)

photo de Marie Grillot


"Voilà bien des semaines, plusieurs mois que nous sommes immobiles dans ce pays où les seuls événements sont les changements de la lumière.
À la longue, cela fait, nous séparant de notre vie habituelle, comme un lac de clarté dormante, de rêverie égale, où nul détail saillant ne permet d'évaluer les distances, où les choses se reflètent sans profil précis, comme ces blondes montagnes qui ne mettent dans l'eau que de vagues langueurs d'or.
Nous revenons toujours à cette rive. Le repos y est plus absolu qu'ailleurs, car toute la paix merveilleuse de l'Égypte se mire dans le grand Nil.
Aujourd'hui comme il y a cinq mois, nous passons les premières heures du matin sur la petite terrasse, devant le fleuve, et le gardien du jardin nous apporte toujours le même petit bouquet de cassies jaunes très soigneusement lie. "Faddal ! Veuillez !" dit-il avec une révérence. Nous les prenons et nous respirons leur arôme subtil et profond, en fermant un peu les yeux. Alors il s'assoit devant nous, dans sa belle robe noire, toute lustrée, et nous regarde fixement, sans bouger, avec un immobile sourire. (...)
Ainsi passent les journées, mais les nuits sont plus belles. À onze heures du soir, sur un large balcon de bois, où je suis seul, l'air est aride autant qu'à midi, et délicieux, plein de tiédeur comme dans nos belles journées de juin. Les parfums montent par bouffées molles, et de la sombre terre une ivresse se dégage qui noie tout l'être, qui le soulève et le fait défaillir d'espoir.
Jamais encore le monde ne m'est apparu si étrange et si beau. Subitement c'est comme si je l'apercevais pour la première fois. (...)
Que tout est large et limpide ! Par-delà les arbres, au loin, le Nil, les sables pâles de l'autre rive, les monts libyques sont teintés des couleurs qui les peignent pendant la journée, devenues rêveuses seulement et tout adoucies. Des souffles délicats passent sur la vallée, sans bruit. Maintenant le Nil murmure..."

extrait de Terres mortes : Thébaïde, Judée, par André Chevrillon (1864-1957), neveu d'Hippolyte Taine par sa mère, grand voyageur, collaborateur à La Revue des deux mondes, élu à l'Académie française le 3 juin 1920.

vendredi 18 janvier 2019

"Ils trônent en silence, étrangers au jour qui passe, étrangers à notre monde, absorbés dans l'éternel" (André Chevrillon, à propos des Colosses de Memnon)

ancienne carte postale
"Peu à peu, les colosses ont grandi, et ils surgissent maintenant, assis sur leurs sièges de pierre, et leur masse énorme nous accable. Autour deux, on ne voit plus le paysage. Eux seuls sont là, profilés très haut sur le ciel, effaçant, abolissant tout par leur présence, terribles à force d'impassibilité mystérieuse. Jaunis, rendus rugueux par l'âge, exactement de la même couleur dorée que la montagne sur laquelle leurs genoux se détachent, on dirait qu'ils en sont un morceau, un morceau qui aurait pris les formes de la vie, mais sans souplesse encore, réduit à des lignes droites, simple de la simplicité pesante du monolithe, ayant gardé l'indifférence, la fixité morne et dure, le silence, la grandeur accablante et nue de l'éternelle matière. Un fellah grimpe sur l'un des piédestaux ; il s'appuie au pied du monstre, et sa tête ne dépasse point le niveau de la cheville. 
Mais, plus encore que la masse, ce qui saisit comme une chose religieuse pleine d'un sens caché que l'on ne comprend pas, c'est la similitude absolue de ces attitudes imperturbables, ce dédoublement, pour ainsi dire, du même être colossal. Ils sont deux, et par là l'impression de majesté suprême n'est pas seulement multipliée : elle s'approfondit de mystère. Il y a quelque chose de significatif qui trouble dans cette répétition voulue du même geste immobilisé. Geste simple de repos jusqu'à la fin des temps. Sur leurs sièges de pierre, ils trônent, les Amenhoteps, face à l'orient, les deux torses dressés tout droits, les deux pschents retombant sur les épaules, les quatre bras venant poser avec le même angle du coude sur les quatre genoux que les mains couvrent, étendues, tranquilles pour toujours ; et les quatre jambes descendent à terre, en lignes parallèles, simplement verticales. Ils trônent en silence, étrangers au jour qui passe, étrangers à notre monde, absorbés dans l'éternel. Leurs figures sont mutilées ; ils n'ont plus d'yeux, et pourtant ils regardent encore, d'un regard fixe, tendu au-dessus de nos têtes, comme le rigide rayon d'un phare passe dans le ciel au-dessus des régions trop voisines, - d'un regard qui ne voit pas la verte plaine, ni le fleuve, ni la riche vallée, ni rien des apparences vivantes qui s'y poursuivent, mais qui s'élance, inflexible, vers le monde immuable du désert, et ne se pose que très loin, sur les montagnes, sur les triangles roses, d'où Râ, leur père, leur semblable, le Soleil auguste, revient jaillir tous les matins."

extrait de Terres mortes : Thébaïde, Judée, par André Chevrillon (1864-1957), neveu d’Hippolyte Taine par sa mère, grand voyageur, collaborateur à La Revue des deux mondes, élu à l’Académie française le 3 juin 1920

lundi 7 janvier 2019

Quand le matin se lève sur "le grand mur lumineux de la chaîne thébaine", par André Chevrillon

par John Maler Collier (1850-1934)

À Thèbes - Karnak 

"Le matin, vers six heures, quand nous ouvrons nos volets, c'est un paysage si étrange et si beau qu'on ne se croirait pas sur la Terre. Une lumière glacée, une solitude, un silence sacrés. Tout de suite, ce qui étonne, ce qui saisit presque à la façon d'une vision, c'est le grand mur lumineux de la chaîne thébaine, ce haut mur de lumière, cet écran peint de rose, d'un rose vif, cru, sans une ombre, par le soleil levant qui l'éclaire également de face et l'a rapproché d'une façon surprenante. Cela éclate, cela domine tout, effaçant presque le paysage entier. On dirait un morceau de quelque autre monde subitement apparu là, au-dessus du Nil qui traîne, large et lisse, comme une blonde coulée de clarté liquide. Parfois, de hautes voiles blanches, montant en longues ailes d'hirondelle sur le grand décor rose, passent avec une lenteur extrême, presque immobiles. Et sur tout cela, devant nous, au premier plan, un jardin enchanté détache ses fleurs, ses tamarins veloutés, ses palmes, ses hautes palmes fraîches et lustrées de reflets d'or...
Ces heures-là, nous les passons toujours de la même façon, sur la berge déserte qui n'est que poudre sèche avec des traînées d'herbe pauvre. D'abord, pendant que tout est encore d'une pureté si virginale, nous allons paisiblement nous asseoir sur une terrasse blanche au bord du fleuve, derrière le petit mur de chaux qui ferme le jardin, et nous restons là, les yeux demi-clos, les paupières traversées par la jeune gloire du jour, laissant simplement le silence et la paix des choses descendre peu à peu jusqu'au fond de notre être. Une fine senteur vient d'une haie de cassies derrière nous, de leurs petites boules d'or, de leur jaune duvet poudreux, et cet arôme nous pénètre aussi, mêlé à la suavité de l'air. (...)
En face, la noble chaîne libyenne qui se relève au-dessus de Thèbes, en terrasse symétrique, large et bien assise, comme pour porter les dieux. L'ardente et proche vision du premier matin s'est apaisée, s'est éloignée. Il reste ces hauteurs d'albâtre nu qui se mirent dans les eaux, y mettant vaguement du blond, de l'or pâle, un peu de rose. Elles s'en vont, les hauteurs d'albâtre, plus vaporeuses, plus irréelles à mesure que le soleil monte ; elles fuient vers le nord avec quelques détours, en s'abaissant, très modérées, bleuissant un peu, procession délicate, tout aérienne et qui flotte avec tant de légèreté que l'on dirait seulement un peu de la lumière éparse dans le grand ciel qui s'est rassemblée là, au-dessus de la fine bande verte, de la région des orges et des palmes où fleurit toujours un peu d'antique vie humaine..."




extrait de Terres mortes : Thébaïde, Judée, par André Chevrillon (1864-1957), neveu d’Hippolyte Taine par sa mère, grand voyageur, collaborateur à La Revue des deux mondes, élu à l’Académie française le 3 juin 1920

samedi 29 septembre 2018

"Oui, toute la dignité humaine est déjà là, dans cette mélancolique procession de pyramides" (André Chevrillon)

aucune précision sur l'auteur et la date de cette photo
"Le fleuve rentre dans son lit et se retire des campagnes, laissant de vastes plages pâles, fermées au loin par des futaies africaines de palmiers. À l'occident, les pyramides fauves sont les seuls vestiges humains : leurs trois triangles millénaires montent, graves, fatidiques comme d'antiques énigmes, sur le grand ciel humide qui couve le pays par ce triste jour de pluie. 
Largeur du fleuve qui s'étale comme un lac ; c'est une étendue limoneuse, d'un jaune bourbeux, terne, uni. Mais cela se précipite en avant avec véhémence, ondulant en millions de plis, droit et vaste comme un bras de mer qui couperait en deux la contrée. On sent le fleuve d'un très grand continent ; cela n'est pas européen : c'est trop vaste et trop fort. Toute cette eau lancée vers le nord vient de très loin, des profondeurs de l'Afrique que lavent, que dénudent les pluies diluviennes d'été, leur arrachant toute cette bourbe qui fait l'opulence brune du fleuve et de ces campagnes. Ce Nil, dans cette basse Égypte, c'est de l'Afrique équatoriale descendue au milieu des régions civilisées, y mettant sa violence et sa sauvagerie. Il est là-bas ce qu'il est ici, aussi large et magnifique : il ne reçoit pas un affluent depuis qu'il a quitté le dix-huitième parallèle. 
À mesure que l'on s'éloigne du Caire, tout devient plus ample et plus simple : des deux côtés, les constructions humaines ont déjà disparu, les futaies de hautes palmes s'épaississent ; leurs troncs serrés forment une sorte de mur dense, et, par-dessus, les milliers de têtes rayonnent, sombres, dans le ciel. Les tournants sont grandioses, découvrant, révélant tout un pays. À gauche, le ruban végétal, la bande toute claire et verte de maïs et de cannes s'est rétrécie, tout de suite dominée, étreinte par la chaîne blonde du Mokatam. Et soudain, un coin du vieux Caire reparaît pour nous dire adieu, terne, mort comme le désert environnant, blond et tout uni de ton, difficile à distinguer de la chaîne aride, un morceau de ville inanimée qui ne semble pas faite pour l'homme et qu'on dirait taillée dès l'origine des choses dans cette falaise. Et ce sont des dômes, des minarets, et, par-dessus tout, la mosquée aiguille, le jet grêle dans le ciel de ses deux fusées de pierre. 
Toute cette journée-là, les pyramides nous ont poursuivis. Nous ne pouvions pas quitter ce cimetière memphite, arriver au bout de cette nécropole qui est la plus ancienne et la plus vaste que l'on connaisse. Gizeh, Sakkarah, Dachour, Meidoum, de loin en loin, jalonnant le cours du Nil, elles surgissaient par groupes, gardant mystérieusement le seuil de l'infini saharien, de plus en plus délabrées et désolées à mesure que nous remontions et qu'elles s'espaçaient davantage, chaque groupe plus inquiétant, plus enfoui dans les sables et perdu dans la solitude. Lorsque l'on pensait, après des heures de navigation, les avoir enfin laissées derrière soi, de nouveaux triangles se levaient comme des voiles de vaisseaux derrière la ligne d'horizon. À la longue, elles se rapprochaient de nous et, alors, on reconnaissait qu'elles n'avaient presque plus de formes à force d'avoir été démantelées, usées par les siècles et par l'homme avide et fouilleur. C'étaient des buttes fauves à demi écroulées, confondues au désert, ou bien des piles de tours quadrangulaires à pans inclinés, en retrait les unes sur les autres, les noyaux primitifs de la pyramide sortant d'une colline ruinée. Premiers monuments de l'histoire humaine par lesquels l'âme inquiète, qui aspire et qui aime, tout de suite a essayé de protester contre la mort, de lutter contre l'indifférence silencieuse de ce qui est pour toujours. Oui, toute la dignité humaine est déjà là, dans cette mélancolique procession de pyramides qui se suivent toute cette journée au bord de l'immensité muette. 
Ce premier soir fut bien beau : nous sortions de la région des grands nuages gris, des grandes pannes d'automne que la Méditerranée avait soufflées jusqu'au sud du Delta, et nous découvrions les régions heureuses, un monde d'immobilité où tout s'enchantait dans la pure lumière. La chaîne aride, à l'orient, ceignait au loin la plaine ; c'était une indécise bande rose à peine effleurée d'ombres bleuâtres, et d'une telle légèreté que cela ne semblait même pas une vapeur, mais un simple jeu de lumière autour du monde terrestre et vert, comme certains rayonnements mystérieux d'aurores boréales dans l'ombre du soir."


extrait de Terres mortes : Thébaïde, Judée, par André Chevrillon (1864-1957), neveu d’Hippolyte Taine par sa mère, grand voyageur, collaborateur à La Revue des deux mondes, élu à l’Académie française le 3 juin 1920