mercredi 10 avril 2019

"Le style de cette architecture est grave comme le caractère et les mœurs du peuple qui l'avait adoptée" (Wolfradine Auguste Luise von Minutoli, à propos de Karnak)

circa 1897
"Nous arrivâmes à Thèbes le 17 de janvier, à cette Thèbes dont l'antiquité remonte aux temps fabuleux de l'histoire, et dont les ruines imposantes et gigantesques attestent encore la grandeur passée. (...)
Mes yeux s'arrêtaient sur un amas confus de décombres, de colosses mutilés et de colonnes brisées, qui ne permettent plus de se former une idée juste de l'ensemble de ce bel édifice, mais qui, dans leur état actuel de dégradation, offrent encore les traces de grandeur imposante imprimées à toutes les constructions de l'architecture égyptienne, et dont les dimensions extraordinaires semblent avoir été produites par la volonté toute-puissante d'un génie supérieur, plutôt que par la main de l'homme.
Le style de cette architecture est grave comme le caractère et les mœurs du peuple qui l'avait adoptée ; tout y est simple, imposant, austère et sublime à la fois. Il est évident que les idées religieuses des Égyptiens sur l'immortalité et sur le retour de l'âme dans ce monde, les ont portés à donner à leurs constructions cette solidité et ce caractère grandiose, qui distinguent leurs ouvrages de ceux des Grecs et des autres peuples de l'antiquité. Ils voulaient survivre à la postérité, ils croyaient travailler pour l'éternité  et cependant, ces monuments magnifiques, ces temples consacrés aux Divinités protectrices de la nature, s'ils ne sont pas tombés en poussière comme la main qui les éleva, ils n'en sont pas moins dans un état de dégradation qui atteste l'impuissance de l'homme à éterniser l'œuvre de ses mains. Tel est le sort général des choses d'ici-bas ! C'est sur les ruines de Thèbes que toutes les ambitions de cette terre, même la plus noble de celles qui enflammèrent le génie et l'imagination, se trouvent réduites à leur juste valeur ; c'est là qu'il faut venir méditer sur les destinées des peuples, et sur le néant des puissances de la terre ! Cependant, tout en se pénétrant de l'inutilité des efforts de l'homme dans sa lutte avec le temps, la contemplation de ces ruines est loin d'inspirer un découragement complet ; et l'on se dit que l'être capable de si sublimes conceptions et de si grands travaux, est appelé à de plus hautes destinées et à une plus noble ambition ! Le génie survit ici à la destruction, et, semblable au phénix de la fable qui renaissait de ses cendres, l'âme s'élève victorieuse du sein des tombeaux même vers le séjour de l'immortalité. 
Nous quittâmes les ruines de Karnak, plongés dans ces méditations et pénétrés d'un sentiment de respect religieux difficile à définir. C'est ainsi que se termina le premier jour passé à Thèbes."

extrait de Mes souvenirs d'Égypte, Volume 1, 1826, par Wolfradine Auguste Luise von Minutoli (1794-1868), épouse de l’archéologue prussien, le général Heinrich Menu von Minutoli (1772-1846), qu’elle a accompagné lors de ses missions de fouilles en Égypte.

lundi 8 avril 2019

"Le sentiment du grand et du majestueux nous envahit tout entiers" (Émile Dormoy, à propos de Karnak)

photo de Zangaki - circa 1880
"Thèbes fut probablement la plus grande et la plus belle ville de l'ancienne Égypte. Elle remonte à des temps moins reculés que Héliopolis, Memphis et Thinis, qui furent les premières capitales du pays, à l'époque où la civilisation ne s'étendait encore que sur la partie inférieure de la vallée du Nil. Les rois des XIe et XIIe dynasties y fondèrent une monarchie indépendante de Memphis, de 2900 à 2500 avant l'ère chrétienne ; et, sous les Pharaons de la XIIIe dynastie, Thèbes devint la capitale reconnue de toute l'Égypte. Elle garda ce rang souverain jusqu'à la fin de la XXe dynastie, 1100 ans avant notre ère, ce qui explique pourquoi elle est seule nommée dans Homère, tandis que Memphis ne l'est pas.
Tous les souverains qui s'y succédèrent tinrent à honneur d'y élever des temples, des palais, de magnifiques monuments. Elle avait, au temps de sa splendeur, d'après une notion que l'on trouve rapportée dans Diodore, 140 stades ou 26 kilomètres de tour, c'est-à-dire la même dimension qu'avait Paris avant 1860. Homère la nomme fréquemment Thèbes aux cent portes, non qu'elle ait eu cent portes d'entrée, mais sans doute à cause des nombreux pylônes qui décorent l'entrée de ses temples, et qui sont comme autant de portes monumentales, ou d'arcs de triomphe. 
Il nous reste de Thèbes des ruines nombreuses et imposantes ; aussi la visite de cette ville forme-t-elle toujours pour les voyageurs le but principal, quelquefois le but unique, d'un voyage dans la Haute-Égypte. 
Notre première pensée, en arrivant le soir à Louqsor, est d'aller jeter un coup d'œil sur le grand temple de Karnak. Nous sommes impatients d'admirer le plus vaste et le plus beau monument, non seulement de Thèbes, mais de l'Égypte entière. Il fait nuit ; mais la clarté de la lune nous suffira pour jeter un coup d'œil d'ensemble sur les ruines, auxquelles elle doit prêter un caractère merveilleux. 
Du village de Louqsor, nous nous rendons à pied à Karnak, trois amis et moi. Au bout d'une demi-heure de marche, nous arrivons en vue d'une masse imposante de constructions ; nous nous approchons, et nous nous trouvons bientôt au pied d'un immense pylône, qui précède l'ensemble des édifices, et qui se dresse dans le ciel comme un arc de triomphe gigantesque. Nous montons, non sans peine, et en nous aidant des mains et des genoux, sur la terrasse qui le surmonte, et qui est grande elle-même comme une vaste cour. Placés sur ce piédestal, nous dominons tout l'ensemble, et nous restons confondus d'admiration devant le plus merveilleux amas de ruines que l'on puisse voir. Les arcs de triomphe, les statues colossales, les sphinx accroupis, les forêts de colonnes, les obélisques, les grandes salles des temples, se déroulent à nos yeux éblouis, à la vive clarté de la lune, qui ajoute encore à leur aspect fantastique. 
C'est ainsi qu'il faut voir Karnak pour la première fois. Nous ne nous lassons pas de parcourir les terrasses supérieures du monument, de redescendre dans les salles des temples, d'en mesurer les énormes colonnes, et de parcourir d'un œil curieux les longues pages de bas-reliefs, à jamais incrustés dans les murailles. Nous entrons ainsi, guidés par le hasard, dans la grande salle hypostyle, la merveille des merveilles. Une forêt de colonnes gigantesques nous entoure, et la fin de leurs longues avenues se perd dans l'obscurité. La clarté de la lune en frappe quelques-unes ; une de ces colonnes a chancelé sur sa base, et est venue s'appuyer sur sa voisine. Des blocs énormes forment le plafond ; plusieurs d'entr'eux se sont écroulés et gisent à terre devant nous ; mais nous n'arrivons même pas à la moitié de leur hauteur. 
Quelles mains puissantes ont donc élevé jusqu'aux cieux ces masses énormes de pierre ? à quels dieux a-t-on pu ériger un temple aussi colossal ? Le sentiment du grand et du majestueux nous envahit tout entiers. Une partie de la nuit s'était écoulée dans cette contemplation."

par Émile Dormoy, extrait de la Revue contemporaine, Volume 111, 1870.
 
Émile Dormoy (1829-1903 ? - s’agit-il de l’ingénieur géologue présenté ici ?) se trouvait en Égypte pour y assister à l'inauguration du canal de Suez. Puis il rejoignit le Caire et, sur invitation du vice-roi, fit partie d'une “expédition” qui remonta le Nil jusqu'à la première cataracte.

"Lorsque vous touchez presque au pied de la grande pyramide, vous êtes saisi d'une émotion vive et puissante" (Edme-François Jomard)

photo Marc Chartier
"L'aspect général de ces monuments (les pyramides de Giza) donne lieu à une observation frappante : leurs cimes, vues de très loin, produisent le même genre d'effet que les sommités des hautes montagnes de forme pyramidale, qui s'élancent et se découpent dans le ciel. Plus on s'approche, plus cet effet décroît. Mais quand vous n'êtes plus qu'à une petite distance de ces masses régulières, une impression toute différente succède, vous êtes frappé de surprise, et dès que vous gravissez la côte, vos idées changent comme subitement ; enfin, lorsque vous touchez presque au pied de la grande pyramide, vous êtes saisi d'une émotion vive et puissante, tempérée par une sorte de stupeur et d'accablement. Le sommet et les angles échappent à la vue. Ce que vous éprouvez n'est point l'admiration qui éclate à l'aspect d'un chef-d’œuvre de l'art, mais c'est une impression profonde. L'effet est dans la grandeur et la simplicité des formes, dans le contraste et la disproportion entre la stature de l'homme et l'immensité de l'ouvrage qui est sorti de sa main ; l’œil ne peut le saisir, la pensée même a peine à l'embrasser. C'est alors que l'on commence à prendre une grande idée de cet amas immense de pierres taillées, accumulées avec ordre à une hauteur prodigieuse. On voit, on touche à des centaines d'assises de 200 pieds cubes du poids de 30 milliers, à des milliers d'autres qui ne leur cèdent guère, et l'on cherche à comprendre quelle force a remué, charrié, élevé un si grand nombre de pierres colossales, combien d'hommes y ont travaillé, quel temps il leur a fallu, quels engins leur ont servi ; et moins on peut s'expliquer toutes ces choses, plus on admire la puissance qui se jouait avec de tels obstacles.
Bientôt un autre sentiment s'empare de votre esprit, quand vous considérez l'état de dégradation des parties inférieures ; vous voyez que les hommes, bien plus que le temps, ont travaillé, à leur destruction. Si celui-ci a attaqué la sommité, ceux-là en ont précipité les pierres, dont la chute en roulant a brisé les assises. Ils ont encore exploité la base comme une carrière ; enfin le revêtement a disparu, sous la main des barbares. Vous déplorez leurs outrages, mais vous comparez ces vaines attaques au massif de la pyramide, qu'elles n'ont pas diminué peut-être de la centième partie, et vous dites avec le poète : "Leur masse indestructible a fatigué le temps." Suspendons ici nos réflexions sur ce monument, et achevons de jeter un coup d’œil général sur l'ensemble des lieux.
Dès qu'un voyageur arrive sur le plateau des pyramides, c'est comme un besoin pour lui d'en faire le tour au moins de la première ; et cette promenade lui donne encore de celle-ci une plus grande idée ; elle demande au moins un quart d'heure en marchant vite, à cause des monticules de sable et de débris accumulés à la partie inférieure de chaque face.
Quiconque vient ici payer un tribut de curiosité à ces monuments, mais qui n'y apporte pas des opinions faites à l'avance, n'est frappé que du spectacle qu'il a devant lui ; il ne cherche pas à maîtriser ses impressions par des réflexions vagues sur la destination des pyramides, parce qu'elle lui est inconnue ; sur ce qu'elles ont coûté aux peuples de fatigues et de sacrifices, parce qu'il l'ignore, et qu'il ne s'en rapporte pas aux assertions sans preuve des esprits prévenus ni aux incertitudes des étymologies. Il observe, il compare, ne jugeant que des faits qu'il a sous les yeux ; il voit que les auteurs, quels qu'ils soient, de la Grande pyramide, ont construit le monument le plus durable et le plus élevé sous le ciel ; et il conclut que, sous ce rapport et par ce fait seul, les Égyptiens se sont placés au premier rang des peuples de la terre. En donnant à ces masses, comme Pline, le nom de prodigieuses, portentosoe moles, il se garde de décider avec lui que c'est le fruit d'une vaine et folle ostentation de la richesse des rois ; enfin il s'abstient de prononcer, avec Bossuet, que ces ouvrages ne sont rien que des tombeaux, parce qu'il sait que ce grand écrivain a voulu surtout faire sortir de son sujet une grande pensée morale, sans songer à l'histoire des arts chez les Égyptiens et à leurs progrès dans les sciences, chose qu'il n'a pu connaître."



Texte d'Edme-François Jomard (1777-1862, ingénieur-géographe et archéologue français, membre l’expédition française en Égypte de 1798), extrait de L'art antique : Choix de lectures sur l'histoire de l'art, l'esthétique et l'archéologie accompagné de notes explicatives, historiques et bibliographiques, de Gaston Cougny (1857-1908), avocat et historien français.