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mardi 5 février 2019

L'art du "commerce oriental", par Jean Grenier


tableau de Louis Claude Mouchot (1830-1891)
"Ici (au Caire), j'ai appris à pratiquer cette autre sorte de flânerie qu'est le marchandage et qui fait osciller le prix de la marchandise selon les facteurs du besoin, du désir ou du caprice. C’est un combat subtil où le temps importe peu car les adversaires en sont riches. C’est cela qui me plaisait encore : avoir du temps, n'être pressé par rien. N'est-ce pas une forme supérieure de liberté et de richesse que de disposer de sa journée entière ? L'odieux "prix fixe" vous permet d'acheter vite ce dont vous avez envie, il vous fait gagner du temps. Qu'en ferez-vous ensuite ? Et que connaîtrez-vous de celui qui vous l'a vendu ? Vous n'avez jamais affaire qu'à un employé qui, même s il est "intéressé" à la vente (et il y a celui qui est "le premier intéressé", le "second", le "troisième", le "quatrième" dans les grandes maisons selon la "guelte" qu'il est en droit de toucher), a un salaire de base fixe ; il ne peut ni espérer ni craindre énormément en vendant trop haut ou trop bas. Il en est autrement avec le marchand du Bazar : son mode d'existence est plus ou moins en jeu : il va de la faillite à la fortune. C’est en tout cas ce qu'il veut vous faire croire, et, si vous avez l'intelligence de vous laisser prendre au jeu, vous en tirerez comme lui un plaisir dont le terme ne dépendra que de lui et de vous. Que d'arguments à faire valoir, et comme la lutte pour la vie peut rendre éloquent ! (...)
Avec émotion il vous décrit sa famille jetée à la rue (s’il est chrétien ou israélite), sa boutique vendue à vil prix par le fisc, mais il veut vous favoriser parce que vous êtes son premier client de la journée, vous arrivez à un moment propice, il y voit un signe du Ciel. Asseyez-vous, nous allons parler posément. Vite, petit, va chercher un café ! Et le petit court chez le kaouadji, et rapporte deux tasses d’un café brûlant et âcre accompagnées de verres d’eau. La conversation débute par des politesses et des banalités. Il serait grossier qu'il en fût autrement. Le marchand ne s’informe pas des désirs du client, mais tout d’abord de son pays, de sa famille, de sa profession, dans la mesure où il ne se sent pas indiscret. À vrai dire il sait déjà, sans l'avoir demandé, toutes sortes de choses sur son visiteur ; il sait aussi ce qu'il pourra tirer (le vilain mot !) de lui. Il l'a jaugé, et, comme on dit à Beyrouth, il a fait le signe de la croix en le parcourant du regard du haut en bas puis de gauche à droite. Vous n’avez rien à lui apprendre. Mais il a à vous mettre en confiance. Il doit créer l'atmosphère. Il y mettra le temps qu'il faut et déplorera que vous n’en disposiez pas d’autant que lui. Si vous avez l'esprit de foi que vous devriez avoir, il sera satisfait et ne vous en voudra pas de ne pas accepter ses offres successives, car vous aurez témoigné d’une ouverture dont il vous saura gré. Vous aurez rendu possibles des négociations ultérieures. Parler, parlementer, voilà le principal. Le moyen finit par être pris pour le but, et celui-ci alors est bien près d’être atteint.
Contrairement à la grossière manière d'opérer des Européens, le prix de l'objet proposé n’est jamais mis en vedette, il est pudiquement caché comme doit la dot d’une jeune fille. Cela vous plaît-il ? Telle est la seule question qui se pose. Et cela doit vous plaire, sinon ceci vous plaira. Il ne se peut qu'une chose ne vous plaise pas dans la boutique. Une fois ce principe admis, le marchand se fait un devoir de vous offrir cet objet moyennant une contrepartie en espèces dont le montant est à estimer par vous, étant donné que l'on vous fournit tous les éléments d'appréciation, y compris la somme qu'a dépensée le marchand pour l'acquérir et qui se trouve supérieure à la somme qu'il serait en droit de vous demander. Ne doutez pas de ses affirmations : il vous donne sa parole d'honneur.
Vous pouvez, si vous ne vous êtes pas décidé au terme de longs pourparlers et si vous êtes honorablement connu dans la ville, faire porter chez vous le tapis ou le meuble dont vous avez eu envie, de manière à voir si la suite des jours qui s'écoulent agrandira cette envie ou la diminuera. Vous pourrez mieux juger, dans un cadre familier, de la convenance d'un objet que dans un magasin où sont entassées les marchandises.
Tel est le commerce oriental. Je serais tenté de généraliser en disant : tel est le commerce au sens originel du mot - avoir commerce avec quelqu'un, échanger avec lui des choses de prix - et pas seulement des marchandises. Dans cette sorte de relations humaines les règlements ne comptent pas, ni rien de ce qui est écrit et institué. C’est le règne de la liberté avec tous les risques qu'elle comporte, mais aussi tous les avantages. Ces mœurs sont bien éloignées des nôtres."


extrait de Lettres d'Égypte, 1950, par Jean Grenier (1898 - 1971), professeur à Alger, à l’Institut français de Naples, à la faculté des lettres de Lille, aux universités d’Alexandrie et du Caire, et enfin à la Sorbonne où il a occupé la chaire d'esthétique. Grand Prix national des Lettres en 1968.

dimanche 3 février 2019

"On ne connaît l'Égypte qu'au Caire" (Jean Grenier)

Une rue du Caire, par John Varley II (1850-1933
"Le charme du Caire se compose des éléments contraires à ceux qui font le charme d'Alexandrie. Alexandrie est la grande ville méditerranéenne grouillant de populations que seul réunit un certain lien mercantile, la ville tournée vers l’Europe, le lieu de passage, la ville de la mer et des orages, dont la température est humide et moyenne, qui devient durant l'été la capitale. 
Le Caire est la ville élevée au milieu du désert, chaude, sèche, de population musulmane, avec une mince couche cosmopolite qui fait illusion quant à son importance parce qu'elle constitue la façade que voit l'étranger. On ne connaît l'Égypte qu'au Caire. Déjà, lorsque j’habitais Alexandrie, j'étais attiré vers cette grande ville mystérieuse. J'y allais par des trains qui sont rapides et confortables ou en voiture par une des deux routes. Je n’ai suivi pourtant qu'une fois la route dite «des villages», route ancienne qui traverse un grand nombre de villages du Delta et qui est presque impraticable pour l’automobiliste européen : encombrée qu’elle est de charrettes tirées par des ânes, de paysans avec leurs familles qui vont au marché voisin, qui courent - de sorte qu'il est presque impossible de ne pas heurter quelqu'un au passage même en allant très lentement.
Dans les rues poussiéreuses qui relient le centre au quartier pittoresque du Mouski, il n’est pas sans intérêt de flâner devant les échoppes malgré les nuages qui s'élèvent de la rue, malgré ce vent de sable - le khamsin - qui souffle surtout au printemps et rend l’air irrespirable. André Gide n'aimait pas Le Caire à cause de cela - quand il y a séjourné c'était à Héliopolis, la ville construite au nord du Caire par une compagnie belge et toute européenne avec des grandes avenues, des portiques, etc. Il préférait Alexandrie, plus aérée, moins chaude, moins crépitante, et avec des possibilités de silence et la vue de la mer. À ce moment, il avait perdu depuis longtemps le goût de la vie indigène - celui d'Amyntas - et adopté le point de vue du cosmopolite qui se complaît dans le décor.
Pour aimer Le Caire, il faut aimer la chaleur un peu trop. Alors l'ombre la plus avare, la boisson la plus simple et le plus petit refuge prennent un attrait singulier. Comment goûter à fond la fraîcheur de la nuit si l'on n'a pas été accablé par la chaleur du jour ? Quand je lis les auteurs classiques je vois qu’ils ne parlent que de grottes, de bosquets, de ruisseaux et d'ombrages. Je pensais d’abord qu'ils craignaient la chaleur et aujourd’hui je m'aperçois que ces petits paradis souhaités par eux depuis l’Arioste ne se conçoivent qu'en relation avec le grand enfer du soleil. Ainsi les lieux de rafraîchissement, de lumière et de paix que souhaite l’Écriture ne se conçoivent
qu'en opposition à la chaleur, à l’éblouissement et au tumulte. 

J'ai passé, quant à moi, les meilleures heures de ma vie à attendre, enfermé dans une chambre intérieure, tous volets fermés, au centre d'un grand hôtel, le déclin de cet astre sans lequel la vie ne serait pas possible et dont la disparition même, à condition qu’elle succède à une présence absolue, représente un nouveau bienfait.
Il s'ajoute au Caire le goût du dépaysement pour celui qui vient de loin. Et c’est un charme pour celui qui se sent vivre dans une relative sécurité de connaître une relative incertitude sur les opinions, les mœurs et les projets de ceux qui l'entourent."


extrait de Lettres d'Égypte, 1950, par Jean Grenier (1898 - 1971), professeur à Alger, à l’Institut français de Naples, à la faculté des lettres de Lille, aux universités d’Alexandrie et du Caire, et enfin à la Sorbonne où il a occupé la chaire d'esthétique. Grand Prix national des Lettres en 1968.