Une rue du Caire, par John Varley II (1850-1933 |
Le Caire est la ville élevée au milieu du désert, chaude, sèche, de population musulmane, avec une mince couche cosmopolite qui fait illusion quant à son importance parce qu'elle constitue la façade que voit l'étranger. On ne connaît l'Égypte qu'au Caire. Déjà, lorsque j’habitais Alexandrie, j'étais attiré vers cette grande ville mystérieuse. J'y allais par des trains qui sont rapides et confortables ou en voiture par une des deux routes. Je n’ai suivi pourtant qu'une fois la route dite «des villages», route ancienne qui traverse un grand nombre de villages du Delta et qui est presque impraticable pour l’automobiliste européen : encombrée qu’elle est de charrettes tirées par des ânes, de paysans avec leurs familles qui vont au marché voisin, qui courent - de sorte qu'il est presque impossible de ne pas heurter quelqu'un au passage même en allant très lentement.
Dans les rues poussiéreuses qui relient le centre au quartier pittoresque du Mouski, il n’est pas sans intérêt de flâner devant les échoppes malgré les nuages qui s'élèvent de la rue, malgré ce vent de sable - le khamsin - qui souffle surtout au printemps et rend l’air irrespirable. André Gide n'aimait pas Le Caire à cause de cela - quand il y a séjourné c'était à Héliopolis, la ville construite au nord du Caire par une compagnie belge et toute européenne avec des grandes avenues, des portiques, etc. Il préférait Alexandrie, plus aérée, moins chaude, moins crépitante, et avec des possibilités de silence et la vue de la mer. À ce moment, il avait perdu depuis longtemps le goût de la vie indigène - celui d'Amyntas - et adopté le point de vue du cosmopolite qui se complaît dans le décor.
Pour aimer Le Caire, il faut aimer la chaleur un peu trop. Alors l'ombre la plus avare, la boisson la plus simple et le plus petit refuge prennent un attrait singulier. Comment goûter à fond la fraîcheur de la nuit si l'on n'a pas été accablé par la chaleur du jour ? Quand je lis les auteurs classiques je vois qu’ils ne parlent que de grottes, de bosquets, de ruisseaux et d'ombrages. Je pensais d’abord qu'ils craignaient la chaleur et aujourd’hui je m'aperçois que ces petits paradis souhaités par eux depuis l’Arioste ne se conçoivent qu'en relation avec le grand enfer du soleil. Ainsi les lieux de rafraîchissement, de lumière et de paix que souhaite l’Écriture ne se conçoivent
qu'en opposition à la chaleur, à l’éblouissement et au tumulte.
J'ai passé, quant à moi, les meilleures heures de ma vie à attendre, enfermé dans une chambre intérieure, tous volets fermés, au centre d'un grand hôtel, le déclin de cet astre sans lequel la vie ne serait pas possible et dont la disparition même, à condition qu’elle succède à une présence absolue, représente un nouveau bienfait.
Il s'ajoute au Caire le goût du dépaysement pour celui qui vient de loin. Et c’est un charme pour celui qui se sent vivre dans une relative sécurité de connaître une relative incertitude sur les opinions, les mœurs et les projets de ceux qui l'entourent."
extrait de Lettres d'Égypte, 1950, par Jean Grenier (1898 - 1971), professeur à Alger, à l’Institut français de Naples, à la faculté des lettres de Lille, aux universités d’Alexandrie et du Caire, et enfin à la Sorbonne où il a occupé la chaire d'esthétique. Grand Prix national des Lettres en 1968.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.