lundi 4 février 2019

"On oublie vite ses fatigues au spectacle de cette magnifique plaine de Thèbes" (Pierre Amédée Pichot)

la plaine de Thèbes, par Jean-Léon Gérôme (1824 - 1904)
"La nuit suivante nous arrivions à Louqsor, où nous devions passer trois jours, car Louqsor n'est autre chose qu'un des quartiers de Thèbes, et nous étions entourés de tous côtés des ruines de cette ancienne capitale qui fut le point de départ de l'époque de renaissance que l'on a désignée sous le nom de Moyen Empire, et dont les monuments seuls occupaient en surface une étendue au moins égale à celle de Paris ou de Londres. Là le Nil s'étale dans un bassin superbe, au milieu d'un cirque de montagnes formé par la chaîne libyque. 
C'est au fond de ce cirque, à gauche, que se trouve la grande nécropole de Thèbes : les temples de Médinet-Abou, du Ramesseum, de Gournah, et en avant les deux fameux colosses d'Amenhotep III, dont l'un était "ni plus ni moins que la fameuse statue de Memnon qui rendait un son harmonieux lorsqu'elle venait à être frappée par les rayons du soleil". 
De la berge de Louqsor, où notre flottille est amarrée, nous voyons assez distinctement sur la rive opposée ces deux gigantesques sentinelles qui semblent veiller à la garde de la nécropole et se dressent isolées au milieu de la plaine encore recouverte par les eaux ; mais les autres ruines se perdent dans l'éloignement. À notre droite les temples de Louqsor, à moitié enfouis, ne dépassent guère les maisons en briques séchées au soleil du village fellah, tandis qu'à l'horizon on distingue le gigantesque massif de pierre formé par le pylône de Karnak.
On dit que, lorsque les troupes de la république française, commandées par le général Desaix, arrivèrent en face des ruines de Thèbes, elles poussèrent un cri d'admiration et se mirent à battre des mains. Cette émotion, nous l'éprouvâmes aussi en pénétrant dans les ruines de Karnak, mais nous devons nous contenter de répéter avec Champollion : "Je me garderai bien de rien décrire, car ou mes expressions ne vaudraient pas la millième partie de ce qu'on doit dire en parlant de tels objets, ou bien, si j'en traçais une faible esquisse, je passerais pour un enthousiaste et peut-être même pour un fou." 
Des voyageurs plus hardis n'ont d'ailleurs pas craint de parler assez minutieusement de cette salle hypostyle, où cent trente-quatre colonnes de 70 pieds de haut sont encore debout et supportent les restes d'un plafond formé de dalles gigantesques chevauchant d'un chapiteau à l'autre. On se croit rapetissé à la taille des pygmées de Lilliput si on s’assoit sur les genoux des colosses continuant leur faction séculaire aux abords de l'édifice qui, commencé sous Aménophis III (XVIIIe dynastie), vit son périmètre s'étendre et s'agrandir sous les rois suivants, dont chacun semble avoir voulu ajouter son contingent à cette construction sublime. De là une certaine confusion dans l'ensemble de son architecture et quelques doutes de la science concernant sa destination primitive. Cependant ces murailles éloquentes sont venues nous révéler plus d'une page d'histoire. (...)
Au fond du cirque formé à cet endroit du Nil par les montagnes, et dont les colosses d'Amenhotep occupent presque le centre, nous trouvâmes à la sortie du temple de Deir-el-Bahari, élevé à la gloire de la reine Hatasou, un petit sentier tortueux et presque à pic, où il fallut descendre de nos ânes pour escalader l'Assassif, qui nous séparait de la vallée des Tombeaux. Par une chaleur de +37 degrés et en plein soleil, nous ne pûmes arriver au sommet qu'après nous être arrêtés plus d'une fois pour reprendre haleine et sans autre siège qu'un bloc de rocher brûlant. Mais on oublie vite ses fatigues au spectacle de cette magnifique plaine de Thèbes que l'inondation convertissait encore en un véritable lac. Dans le lointain, Karnak et Louqsor se détachaient au milieu d'une verdure d'émeraude, car, le niveau du sol étant plus élevé sur la rive droite, les eaux n'y avaient pénétré que par les canaux d'arrosage et n'avaient point retardé la végétation. Et lorsque, éblouis par ce riant panorama, vous vous retournez vers le Biban-el-Molouk, un autre tableau renouvelle votre ravissement : la vue plane dans un immense et majestueux amphithéâtre, au fond duquel viennent se confondre les courbes mamelonnées de toutes les collines qui l'entourent ; pas une plante, pas un brin d'herbe ne végète sur ce sol aride et desséché, dont la couleur passe des teintes riches de la pourpre à celles de la rouille, et d'où des effluves brûlantes vous montent au visage comme d'un cratère de volcan. Les cailloux qui rebondissent sous vos pieds pendant la descente troublent seuls le calme solennel qui règne autour de vous. Pas un souffle d'air, pas un oiseau, pas un insecte : il semble que vous alliez quitter le monde des vivants, et de fait vous êtes à la porte de l'empire des morts. C'est au fond de cette vallée que se trouvent les tombes des rois, objets de notre visite."


extrait de Les invités du Khédive dans la haute Égypte et à l'isthme de Suez, 1870, de Pierre Amédée Pichot
(1841-1921), directeur de la Revue britannique.

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