"Peu de civilisations ont été plus directement conditionnées par leur milieu naturel : l'Égypte est le pays du Nil et du soleil. À ces maîtres souverains d'une régularité implacable, elle doit sans doute l'ordre préassigné qui préside à son art. Les formes sont celles qu'impose une lumière exemplaire ; terre de contrastes absolus : le charme exubérant de la vallée s'oppose à la rigueur des falaises brûlées de sécheresse qui la limitent ; à l'abondance que nourrit le fleuve s'allie sans transition l'immensité grandiose du désert. De cet ordre immuable procède l'affirmation de permanence, mieux peut-être : de perpétuel recommencement, qui domine l'univers égyptien.
L'Égypte "présent du fleuve" : cette définition des prêtres égyptiens que rapporte Hérodote à propos du Delta est d'une profonde justesse. Père de la géographie autant que de l'histoire, Hérodote donne ailleurs une définition plus précise encore: "L'Égypte est le pays que le Nil arrose en le recouvrant ; sont Égyptiens ceux qui, habitant au-dessous de la ville d'Éléphantine, boivent l'eau de ce fleuve." C'est au Nil qu'on doit le paradoxe constitutif de l'Égypte : en plein cœur de la zone désertique la plus rigoureuse du globe, cette bande de verdure, d'une merveilleuse fertilité, troue l'immensité de déserts terribles dont écharpe s'étend du Sahara jusqu'au fond de l'Asie. Il faut au Nil, issu des massifs pluvieux du centre et de l'Est africain, une extraordinaire puissance pour apporter l'eau et la vie jusqu'en Égypte, sur plus de 6000 kilomètres, l'un des plus longs parcours fluviaux du monde. Assuré par le Nil Blanc de l'apport constant des grands lacs équatoriaux, recevant du Nil Bleu les remous fougueux de la crue lors de la fonte des neiges en Éthiopie, le fleuve, après le confluent de ses deux bras à Khartoum, n’a plus qu’un seul tributaire, l'Atbara, torrent abyssin irrégulier. Désormais, sur des centaines de kilomètres, il doit affronter les solitudes les plus rigoureuses du monde : pas de confrontation plus grandiose que celle du Nil et du Sahara, à travers Soudan et Nubie ; malgré l’évaporation, les infiltrations, il roule ses eaux, puissant et solitaire. (...)
Spectacle magnifique que celui du Nil au moment où il avait envahi les campagnes : le sol de la plaine était ennoyé, les bourgs dépassant comme des îlots ; dans cette mer intérieure, aucune communication n'était possible, sinon en bateau. D'où la vision égyptienne de la création du monde : une butte émergeant du primordial, tout comme dans le fleuve paraissent de longues traînées de sable et de limon tout de suite envahies de végétation et de vie, lorsque s'amorce la décrue.
Pour les anciens Égyptiens cependant, chose étonnante, Hapy - le Nil ou la crue - n'est pas à proprement parler une divinité. On l'appelle parfois "le père des dieux". Mais le personnage pansu, à la mamelle pendante, au pagne noué comme les pêcheurs des marais, couronné de plantes aquatiques, n'est qu'un comparse ; il ne reçoit pas l'adoration ; au long des parois des temples il s'avance portant une table d'offrandes chargée de victuailles, de bottes de fleurs et de gerbes : préposé à la médiation des richesses en ce monde, il les retourne en hommage aux dieux après les avoir dispensées aux hommes, selon les ordres divins.
En revanche, se tournant vers le ciel d'une sérénité exemplaire, l'Égyptien y adorait un autre rythme, tout aussi régulier et inéluctable que la crue : celui du soleil. Chaque jour voit sa naissance subite et éclatante à l'orient du ciel ; son apogée dominatrice avec l'extraordinaire luminosité du jour ; son brusque coucher le soir, d'une rapidité dramatique. Comment ne se serait-il pas formé, dès l'époque préhistorique, une doctrine héliopolitaine à la gloire du dieu Soleil ? Comment les souverains de la IVe dynastie, qui dressèrent les grandes pyramides sous l'inspiration d'une symbolique solaire, n'auraient-ils pas introduit Rê dans leur nom ?"
extraits du Prologue, par Jean Leclant (orientaliste et égyptologue français - 1920 - 2011), de l'ouvrage collectif Le Temps des Pyramides - De la Préhistoire aux Hyksos (1560 av. J.-C.), Gallimard, 1978
L'Égypte "présent du fleuve" : cette définition des prêtres égyptiens que rapporte Hérodote à propos du Delta est d'une profonde justesse. Père de la géographie autant que de l'histoire, Hérodote donne ailleurs une définition plus précise encore: "L'Égypte est le pays que le Nil arrose en le recouvrant ; sont Égyptiens ceux qui, habitant au-dessous de la ville d'Éléphantine, boivent l'eau de ce fleuve." C'est au Nil qu'on doit le paradoxe constitutif de l'Égypte : en plein cœur de la zone désertique la plus rigoureuse du globe, cette bande de verdure, d'une merveilleuse fertilité, troue l'immensité de déserts terribles dont écharpe s'étend du Sahara jusqu'au fond de l'Asie. Il faut au Nil, issu des massifs pluvieux du centre et de l'Est africain, une extraordinaire puissance pour apporter l'eau et la vie jusqu'en Égypte, sur plus de 6000 kilomètres, l'un des plus longs parcours fluviaux du monde. Assuré par le Nil Blanc de l'apport constant des grands lacs équatoriaux, recevant du Nil Bleu les remous fougueux de la crue lors de la fonte des neiges en Éthiopie, le fleuve, après le confluent de ses deux bras à Khartoum, n’a plus qu’un seul tributaire, l'Atbara, torrent abyssin irrégulier. Désormais, sur des centaines de kilomètres, il doit affronter les solitudes les plus rigoureuses du monde : pas de confrontation plus grandiose que celle du Nil et du Sahara, à travers Soudan et Nubie ; malgré l’évaporation, les infiltrations, il roule ses eaux, puissant et solitaire. (...)
Spectacle magnifique que celui du Nil au moment où il avait envahi les campagnes : le sol de la plaine était ennoyé, les bourgs dépassant comme des îlots ; dans cette mer intérieure, aucune communication n'était possible, sinon en bateau. D'où la vision égyptienne de la création du monde : une butte émergeant du primordial, tout comme dans le fleuve paraissent de longues traînées de sable et de limon tout de suite envahies de végétation et de vie, lorsque s'amorce la décrue.
Pour les anciens Égyptiens cependant, chose étonnante, Hapy - le Nil ou la crue - n'est pas à proprement parler une divinité. On l'appelle parfois "le père des dieux". Mais le personnage pansu, à la mamelle pendante, au pagne noué comme les pêcheurs des marais, couronné de plantes aquatiques, n'est qu'un comparse ; il ne reçoit pas l'adoration ; au long des parois des temples il s'avance portant une table d'offrandes chargée de victuailles, de bottes de fleurs et de gerbes : préposé à la médiation des richesses en ce monde, il les retourne en hommage aux dieux après les avoir dispensées aux hommes, selon les ordres divins.
En revanche, se tournant vers le ciel d'une sérénité exemplaire, l'Égyptien y adorait un autre rythme, tout aussi régulier et inéluctable que la crue : celui du soleil. Chaque jour voit sa naissance subite et éclatante à l'orient du ciel ; son apogée dominatrice avec l'extraordinaire luminosité du jour ; son brusque coucher le soir, d'une rapidité dramatique. Comment ne se serait-il pas formé, dès l'époque préhistorique, une doctrine héliopolitaine à la gloire du dieu Soleil ? Comment les souverains de la IVe dynastie, qui dressèrent les grandes pyramides sous l'inspiration d'une symbolique solaire, n'auraient-ils pas introduit Rê dans leur nom ?"
extraits du Prologue, par Jean Leclant (orientaliste et égyptologue français - 1920 - 2011), de l'ouvrage collectif Le Temps des Pyramides - De la Préhistoire aux Hyksos (1560 av. J.-C.), Gallimard, 1978
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