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jeudi 18 janvier 2024

Le mois d'octobre au ciel d'Égypte, par Elian Judas Finbert (XXe s.)

"La lumière se confond avec la couleur blonde des bouts de paille"
photo Marie Grillot


"C'était déjà au ciel d'Égypte le mois d'octobre où les régimes de dattes sont plus noirs que la substance odorante du musc. Dans les datteraies les enfants bruns tapent sur des boîtes vides pour effrayer les moineaux, mais les tourterelles continuent leurs roucoulements dans les palmes.
La lumière est molle comme dépouillée d'elle-même. Elle s'ouvre au règne de la douceur. Elle se confond avec la couleur blonde des bouts de paille que laissent les champs de blé moissonnés.
Elle n'est plus une morsure ardente qui ronge et creuse. Épuisée, elle s'allonge et touche à peine la masse des feuillages, les ondulations de la vallée, la poussière qui se lève sur les pas des troupeaux et les crépis des maisons. Les vols de pigeons sur les villages la traversent, ambrés, et si les vignes suspendues sur les petites terrasses ou enguirlandant les cafés ont des grappes, elle les visite et les dore.
Ce n'est pas l'automne, mais il y a dans le ciel des triangles mouvants d'oiseaux qui pointent vers les contrées plus chaudes encore. L'été n'a pas quitté la plaine ; il est pris dans les crépuscules plus longs et plus sanglants ; mais des brumes flottent à l'horizon et des nuages isolés s'arrondissent dans la chaleur.
Chaque bourg a sur sa petite place publique où roussissent les galettes de bouse et où croupit une mare, le grand anneau d'or de l'aire que trace le noreg avec son attelage de buffles.
On a tondu la laine des moutons aux queues lourdes et grasses ; les bergers bédouins sont déjà venus les chercher à chaque porche pour les mener paître au hasard, sur les talus des berges et de la voie ferrée, sur les prairies délaissées ou en bordure des champs.
Sur les toitures s'accumulent les tiges du maïs et les tiges des cotonniers. On a renouvelé les clayonnages de palmes et de boue des huttes.
C'est l'époque des longues veillées où l'on se réunit entre voisins et où tout en triant le blé sur les grands vans on chante des mélodies amoureuses, on danse et on se raconte les histoires des ogres et les batailles d'Abou-Zeid. La nuit, les gars qui sont demeurés dans les abris, aux champs, allument des herbes sèches pour chasser les moustiques et pour se réchauffer et l'on voit des petites fumées se tordre au-dessus d'eux puis se dévider en écharpes."


extrait de Le batelier du Nil, 1928, par Elian Judas Finbert (1899-1977), homme de lettres francophone d'origine juive, ayant passé son enfance en Égypte. Il est connu principalement comme écrivain animalier. Le Grand prix Poncetton de la Société des Gens de Lettres (SGDL) lui a été attribué en 1974 pour l'ensemble de son œuvre.

lundi 18 janvier 2021

Le batelier du Nil, par Elian Judas Finbert

aucune mention de date ni d'auteur pour cette carte postale

"Occacha dans le vent qui le prenait comme une averse oblique, tenait la barre. Le gouvernail crissait sous les coups brusques qu'il lui imprimait. L'extrémité de la proue passait et repassait dans le ciel marquant la direction, prise comme l'aiguille d’une boussole. Les tournants étaient rapides en cet endroit ; ils se succédaient comme si le canal se jouait dans ses sinuosités pour mieux reprendre son élan, plus loin, d'une seule détente, jusqu'à Alexandrie. On pouvait s’enliser dans la vase ; en virant, les bordages effleuraient presque les berges ; la cange était sans lest, toute hors de l’eau et sonore de sa légèreté. Mais il lisait dans l’obscurité et dans la brume claire qui se balançait au-dessus d'elle.
Comme il passa vite devant les autres canges, d'une poussée majestueuse, rasant presque leurs flancs et assistant à l'humiliation qu'il infligeait aux équipages de les avoir devancés, de les avoir laissés en arrière, bien loin ! Il a glissé, souple et preste, sûr de sa manœuvre et tendu par son exaltation qui le pressait d’aller en avant, d'arriver le premier et qu'il communiquait à raïs Taha, à Hussein et à Zambo. C'était comme s’il eût voulu se dépasser et atteindre en lui-même quelque grande perfection qu'il appelait de sa volonté.
Qu'une voile se profile dans le lointain et il croira qu’elle le nargue, qu’elle le défie. Alors, la vergue craquera, frémissante, le cordage qui la retient par le bas tiré à la bander toute. La cange inclinée sur un de ses flancs, frisant l’eau, filera, sautera et la vitesse acquise sera telle que la proue fera voler autour en éclats, une pluie fine et glacée. Frémissant et buté, tout son être s’allongeait dans l'élan même de la cange et en épousait les propulsions. Pour vaincre plus vite, il souhaitait se trouver lié à l’étrave afin de mieux ouvrir lui-même le sillage de ses deux bras foncés en avant. Quel sursaut de bien-être lorsque l'obstacle était franchi, l'autre cange atteinte et dépassée et qu’il retrouvait tout à lui la surface lisse du canal !
Tout en surveillant l’allure que prenait le vent et le mouvement des berges, il suivait le paysage. Il discernait ses aspects fuyants et mouillés. Il le soupesait dans son âme. Des bouffées marines venaient mêler leurs senteurs de coquillages à celles des eaux "douces" et de la terre. La végétation était plus courte, plus maigre. Les champs avaient à leur bordure des plaques de sel et des marécages. Dans les roseaux des canards sauvages se faufilaient, vifs et le col tendu. Certains appels d'oiseaux lui apprirent qu’on était en la saison de la passe des cailles.
Des allées de tamaris divisaient une immense plantation de cotonniers en un damier régulier. La rumeur de leurs aiguilles ressemblait à celle de la pluie lorsqu’elle tombe sur la campagne. Le canal avait des rides, des veines, des stries du bleu verdâtre des tatouages. Des bulles s’y crevaient en gargouillant et en propageant des cercles. Des grands chiens aux yeux luisants comme ceux des loups, surgissaient au haut des berges, découpés sur le ciel, oreilles pointues, poils hérissés et aboyaient. Une pyramide de briques séchées brûlait, mordue par la cuisson des braises parmi des moules en bois, des jarres, des gargoulettes et des terrines d'une briqueterie. Près d’une aiguade une vieille barque éclatée gisait comme la carcasse d'un animal.
Dans le désordre de ces images, dans leur va et vient et leur écoulement, il percevait vaguement les rythmes de la vie. Il sentait qu'il y avait unité et parenté entre leur diversité, qu'il était un fragment de cette force sans cesse renaissante et que Dieu était partout éparpillé, dans la brindille d’herbe, dans le caillou, dans la cange et dans son cœur."

extrait de Le batelier du Nil, 1928, par Elian Judas Finbert (1899-1977), homme de lettres francophone d'origine juive, ayant passé son enfance en Égypte. Il est connu principalement comme écrivain animalier. 
Le Grand prix Poncetton de la Société des Gens de Lettres (SGDL) lui a été attribué en 1974 pour l'ensemble de son œuvre.