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vendredi 14 février 2020

Le "ruissellement de splendeur" sur le Nil, par Louis Bertrand

par Charles-Théodore Frère (1814-1888)

"Cinq heures du matin sur le balcon qui surplombe le tambour. Le vent brûlant s'est calmé. Néanmoins, l'atmosphère pacifiée reste très lourde, d’une opacité presque matérielle.
Simplifié par les brumes qui l'enveloppent, le paysage garde toujours sa nudité géométrique : trois zones superposées, l'eau, la terre, le ciel, séparées les unes des autres par deux lignes rigides qui courent à l'infini et qui se perdent dans les vapeurs de l'horizon. Les premiers plans ont une couleur cendreuse, qui, graduellement, se fonce jusqu’au violet sombre vers les fonds des montagnes encore invisibles. En ce moment, le Nil est immobile et lisse comme une eau morte. Le ciel d'argent s'arrondit comme une coupole solide. Un silence angoissant pèse sur l'étendue, et toute cette nature éteinte a l'air de se recueillir dans on ne sait quelle attente...
Les montagnes violettes de la chaîne arabique se dessinent sur le ciel d’aurore, se veloutent d’une couleur de pensée.Le soleil a percé les brumes flottantes. Il monte, et, soudain, c'est, par tout l’espace, un ruissellement de splendeur. La terre est toute d'or sous l’azur allégé du ciel. Les contours des berges sont comme frottés d’ambre liquide. De l’or coule le long des mâts des dahabiehs. Toutes voiles déployées, elles planent, comme de gros oiseaux d’or, sur le fleuve embrasé. Du haut du balcon, au-dessus du sillage qui fait, dans la moire orangée des eaux, une longue déchirure mauve, je contemple, les yeux ivres de lumière : toutes mes souffrances de la veille sont payées.
Dans cette richesse et cette beauté triomphante de l'aube, les êtres et les choses, touchés par l’engourdissement du khamsin, semblent renaître. Des battements d'ailes, des pépiements se répondent d’une rive à l’autre. Les trous des rochers sont pleins de tourterelles et de martins-pêcheurs, qui prennent leur volée. Au bord des berges, des enfants nus s’ébrouent dans l’eau vaseuse, s’éclaboussent en poussant de petits rires aigus, qui rebondissent jusqu'à nous, sur l’eau calme du fleuve, comme des ricochets.
On dirait des statuettes de bois ou d’albâtre bruni, telles qu’on en voit derrière les vitrines du musée du Caire. Le torse grêle, les épaules larges, les pectoraux en saillie sur le tronc, comme des gorgerins incrustés d’émaux, ils ressemblent trait pour trait aux petits fellahs d'il y a trois mille ans, qui ont servi de modèles aux sculpteurs et aux peintres des Pharaons. Et ils ressemblent aussi à leurs ancêtres des syringes et des hypogées, ces hommes aux maigreurs de sauterelles qui, en ce moment, sous le haut mur calcaire de la falaise, sont attelés à une corde de halage. Et le bateau archaïque, qu’ils traînent dans l’eau pesante, est tout pareil aux barques d'Ammon, qui sont peintes sur les tombeaux enfouis, là-bas, au milieu des sables.
Devant ce paysage du Nil, si raréfié par moments qu'il se dépouille de tout caractère particulier, je pouvais me croire hors du monde, dans une région abstraite qui ne connaît d’autres accidents que les jeux élémentaires de l'ombre et de la lumière. Ces silhouettes humaines me rappellent que je suis dans un pays où tout est marqué, au contraire, d’une empreinte si fortement individuelle qu’elle défie les siècles, - sur la terre d'Égypte, où rien ne meurt...
Il me semble qu’au sortir d’une féerie, je rentre dans la réalité. L’Égypte moderne elle-même réapparaît à côté de l'antique. Dans l'atmosphère purifiée, des bâtisses, qui se confondaient hier avec la blancheur des terrains, leurs contours s'évaporant dans les tourbillons de la poussière, s'accusent, aujourd'hui, en lignes précises et déplaisantes : gros cubes en plâtras qui sont des palais administratifs, obélisques de briques qui sont des cheminées d’usines, - sucreries ou distilleries, - pylônes aplatis en boue noire du Nil, qui ont des huttes de fellahs.
Vers le soir, un mur, percé d'arches colossales, coupe en deux tout l'horizon, émerge du lit de fleuve ; c'est le barrage d'Assiout. Nous nous engageons dans un canal latéral qui franchit la digue. Mais il est trop tard : l’écluse est fermée. Il faut s'arrêter, passer là toute la nuit. Au fond du canal, entre les deux parois de maçonnerie qui nous enferment comme une fosse étroite, - dans l'air étouffant, sans autre vue que le ciel plein d'étoiles au-dessus de nos têtes, - nous attendons l'aube, et le départ vers l'inconnu..."


extrait de Sur le Nil, par Louis Marie Émile Bertrand (1866 - 1941), romancier et essayiste français, de l'Académie française

samedi 25 janvier 2020

"Dans les sables de Gizeh, aux pieds du Sphinx", par Louis Bertrand

dessin de Miner Kilbourne Kellogg (1814-1889)

"... sous ce ciel opaque, étouffé de chaleur, où pas une scintillation ne palpite, dans le gris indistinct qui m'environne, je songe à une nuit d'étoiles contemplée, quelques jours auparavant, dans les sables de Gizeh, aux pieds du Sphinx, nuit de velours et d’or, nuit limpide comme un autre azur, nuit merveilleuse, auprès de laquelle pâlissent, dans mes souvenirs, mes plus belles nuits africaines.
Il n’y avait pas un être humain, ce soir-là, dans la cuvette sablonneuse où le colosse est à demi enlisé. Derrière lui, le triangle formidable de la pyramide de Khéphren tombait d’une chute écrasante, comme perpendiculaire ; et, derrière Khéphrem, se haussaient les crêtes du désert lybique, hérissées de pierres tranchantes, qui se découpaient en dents de scie sur un ciel vert, teinté de nacre. C’était la solitude de la haute mer, le silence accablant des espaces désertiques.

D'abord, la masse du Sphinx s’ébaucha confusément dans la noirceur de la pyramide prochaine. Une lune orangée montait, toute gonflée, sous un voile de nuages blancs. Et ce fut l'ascension lente du globe vermeil. Peu à peu, la tête du colosse émergea de l’ombre, s'éclaira vaguement. Le profil se dégageait, lourd profil de nègre aux narines aplaties, à l’expression bestiale. Puis l’ovale du visage resplendit, si baigné de clarté que ses affreuses mutilations disparaissaient dans le rayonnement total, et, bientôt, sous la splendeur lunaire, la lourde face fut un pur miroir dressé vers les astres.
La croupe repliée du monstre, comme écrasée sous le poids de Khéphrem, semblait se perdre au loin, dans les profondeurs des sables. Mais la tête victorieuse se levait, d'un puissant effort, vers les étoiles. Et l'on aurait dit la tête de la planète Terre, haletant sous sa charge de montagnes, de peuples et de cités, et traînant derrière elle ses continents et ses océans inconnus, parmi tous les embrasements et tous les éblouissements stellaires."


extrait de Sur le Nil, par Louis Marie Émile Bertrand (1866 - 1941), romancier et essayiste français, de l'Académie française

lundi 14 octobre 2019

"Un désert avec de l’eau, voilà le miracle de l’Égypte" (Louis Bertrand)

photo MC
"Le bateau s’ébranle. Il accélère peu à peu sa vitesse. Malgré le courant d’air de la marche, la sensation de chaleur devient plus véhémente à mesure que le soleil monte. Les parois des cabines sont tièdes sous la main et, quand on y entre, une haleine âpre de germoir vous coupe la respiration. Même dans la salle à manger, plus aérée, il faut se réfugier, pour trouver un peu d’ombre, du côté droit, le côté de la rive occidentale.
Toutes fenêtres ouvertes, je regarde, d’un œil distrait, se dérouler la banlieue industrielle du Caire : cheminées d’usines, ponts en fer, grues métalliques, voies étroites où circulent des wagonnets. Dans ce cadre trop moderne et trop encombré, les pyramides de Gizeh se rapetissent, et, derrière les tas de charbon alignés le long des berges, elles apparaissent enfin au regard qui les cherche, comme de simples monticules de sables, détachés de la grande chaîne lybique.
... Mais une vaste nappe d’eau limoneuse se déploie derrière les stores des fenêtres. Les rives se reculent : la largeur du fleuve est telle que les embarcations éparpillées n’y sont plus que des taches imperceptibles. Alors, seulement, c’est le Nil, dans toute son immensité, - une vision qui déroute l’œil habitué aux proportions classiques des fleuves méditerranéens. Cette masse d’eau énorme qui ressemble à une mer intérieure, qui se perd dans un ciel sans limites, vous stupéfie d’abord. On s’imagine que l’impression unique qu’on en reçoit est faite du sentiment de cette énormité. Puis, bientôt, on distingue ce qui rend l’aspect du Nil si singulier, si réellement prodigieux. Certes, il y a d’autres grands fleuves au monde, peut-être plus grands que celui-ci. Mais le prodige du Nil, c’est de couler dans un désert.
Un désert avec de l’eau, voilà le miracle de l’Égypte. Quiconque a senti, dans ses moelles, l’aridité brûlante des sables et, dans ses yeux, le rafraîchissement de cette grande eau miraculeuse, ne s’étonne plus qu’aujourd’hui encore le Nil soit un dieu pour les fellahs et qu’ils lui fassent des sacrifices.
La chaleur monte toujours. La houle ardente de la méridienne flamboie d’une rive à l’autre, emplit tout l’horizon. Les vaguelettes du large étincellent comme des éclaboussures de cuivre en fusion. C’est le moment le plus dur, celui où le paysage, écorché par une lumière trop tranchante, est le plus blessant au regard. Les tons chimiques y dominent : jaunes-soufre, verts de chlores ou de sulfates, qui s’étendent, comme des marbrures de décomposition, dans des blancs d’ivoire, des jaunes-paille, des blonds de poussière. Les cultures encore très vertes, champs de fèves, champs de pastèques, sont à demi voilées sous une espèce de fumée sulfureuse. Les pyramides naines, qui défilent, en groupes intermittents depuis Gizeh, fument comme des meules en ignition. De loin en loin surgissent des éminences calcaires, pareilles aux murs et aux pylônes trapus de l’architecture pharaonique, - toutes blanches avec des striures blondes ou violâtres, saupoudrées de safran clair. Là-bas, sur la rive gauche, en face de la pyramide turriforme de  Meïdoum, des plages livides aux oxydations étranges, comme empoisonnées de vert-de-gris, agonisent dans la crudité de la lumière.
Une torpeur invincible vous étreint. Et puis des barques passent, légères, aux envergures d’oiseaux ; et, de leurs grandes voiles triangulaires, ainsi que d’un frissonnant éventail, il semble qu’une fraîcheur va descendre. Mais l’air brûle toujours ; et toujours, à l’infini, sur les deux rives, les oasis se déroulent, d’un vert si nébuleux, si volatilisé par la chaleur, qu’on doute, comme devant un mirage qui se lève...
Une détente. Le rayonnement de la lumière s’adoucit, sans que la chaleur soit moins forte. Les lignes et les couleurs des choses commencent à devenir suaves. Derrière les cultures, les champs de fèves, les champs de pastèques, dans une fumée de soufre, tout à coup, une longue bande rose se déploie et brille avec douceur : c’est la chaîne arabique, toute blonde, qui se nuance des reflets du couchant. La fumée de soufre se dissipe lentement, et à mesure que l’atmosphère s’éclaircit, du côté de l’Arabie, des cirques de montagnes apparaissent qui flamboient dans l’effacement des lignes violâtres, comme des bûchers aux flammes jaunes et roses qui brûlent en plein jour.
Puis, les nuances vives s’amortissent graduellement. Le ciel se brouille de vapeurs, se mélancolise. Il est d’un gris de nacre, à peine teinté de bleu, comme un ciel du Nord, et les oasis, qui courent sans fin sur les deux berges, semblent des rideaux de saules ou de peupliers au bord d’un fleuve de France. La douceur éteinte, languissante, du paysage ouaté de brume rappelle nos plus doux crépuscules.
Mais voici toute une procession de dahabiehs qui s’avancent, leurs grandes voiles obliques dressées dans le ciel comme des lames de faux. De loin, on dirait d’énormes cuves rondes ou ovales. Elles sont chargées de blé et d’oignons jusqu’au bord, et des femmes sont accroupies dans le blé, toutes noires sous les plis flottants de leurs haïcks... Les embarcations passent, s’allongent, s’effilent. On dirait, maintenant, des galères grecques ou latines avec leurs proues très hautes, arrondies, recourbées et aiguisées en becs. Quelques-unes sont peintes comme des boîtes de momies, d’autres grossièrement tatouées comme une peau de Nubien. Les réminiscences se mêlent aux sensations immédiates, les visions du présent et du passé se confondent.
Parmi toutes ces formes fuyantes, on sent très loin dans le temps et dans l’espace...
Nous allons. Les lignes de la terre et les couleurs du ciel se succèdent, se détruisent en une perpétuelle métamorphose. Puis un moment s’affirme, où tout semble figé, à la façon d’une pièce de métal refroidie. Il est près de huit heures du soir. Le soleil a disparu derrière les crêtes lybiques, et, à mesure qu’il s’enfonce de l’autre côté de l’horizon, la terre se vide de sa lumière, comme un corps dont l'âme se retire. Plus rien ne luit. Un paysage mort, squelettique, couleur de chaux, occupe l’étendue.
Où sommes-nous ? Je ne sais pas, je ne veux pas le savoir. Nous passons, en cette minute, devant une baie déserte, entourée de falaises à pic, qui blêmissent dans le crépuscule et qui l’encerclent d’une façon étrange, comme un cratère mort de la Lune. Au centre, une barque immobile et solitaire, dont la haute voile se reflète immensément, et plonge, obélisque sans fin, dans le miroir pâle des eaux embuées de fièvre. Nous passons lentement, doucement, comme en rêve. Et soudain, sur la gauche, se dessine un interminable estuaire aux rives submergées par une mer de plomb. La vision est d’une simplicité presque effrayante. Entre la zone assombrie des eaux et la zone plus claire du ciel, court à perte de vue, d’un mouvement rigide et implacablement rectiligne, une  étroite bande d’un noir d’ébène, mince pellicule de terre, débris de continent détruit, qui va sombrer dans l’abîme ; et, vers le Sud, à la limite où le ciel et le fleuve se rejoignent, un gouffre béant au delà duquel il n’y a plus rien. Une échappée en plein ciel : on est hors de la planète..."

extrait
de Sur le Nil, par Louis Marie Émile Bertrand (1866 - 1941), romancier et essayiste français, de l'Académie française.
publié par la Revue des Deux Mondes, volume 6e période, tome 5, 1911