mardi 20 août 2019

"Le sentiment de la grandeur est à ce point inné chez les Égyptiens qu’il caractérise déjà les œuvres les plus anciennes de leur architecture et de leur sculpture" (Charles Boreux)

Meritamon, Akhmim - photo Marie Grillot

"Jusqu’au début du dix-neuvième siècle, on comprend que les monuments égyptiens, dont il existait très peu de spécimens en Europe, aient laissé, dans l'esprit de ceux que leur étrangeté ne rebutait pas dès l’abord, l’impression d’un art assez froid et apparemment immobile ; mais aujourd’hui que ces mêmes monuments, devenus, grâce à l’immortelle découverte de Champollion, presque aussi accessibles à notre étude que les monuments grecs ou romains, sont, en tout cas, aussi familiers à notre vue, il est plus singulier que l’art égyptien apparaisse encore à tant de gens sous l’aspect d’un art compassé et toujours pareil à lui-même. 
Une telle conception est évidemment fausse a priori, puisqu’un art dont l’histoire embrasse plus de trois mille ans ne peut pas ne pas avoir évolué de quelque façon au cours d’une aussi longue période. D’où vient donc qu’il puisse sembler, cependant, à des observateurs superficiels ou insuffisamment préparés, n’avoir pas évolué du tout ? 
On doit remarquer, en premier lieu, que, dès les époques les plus anciennes, il y a eu deux arts, si l’on peut dire, en Égypte : un art populaire, d’abord, d’inspiration toute profane, et qui, comme tous les arts populaires, a dû être toujours très libre et très vivant, - et aussi un art officiel, de caractère essentiellement religieux ou funéraire, et auquel ce caractère même imposait des règles beaucoup plus fixes et des formules plus rigides ; or, il se trouve qu’il n’y a guère que ce dernier que nous ayons jamais l’occasion d’apprécier. Par ailleurs, si l’Égyptien ne portait sans doute pas en lui cet irrésistible penchant pour la vertu qu’on s’est plu pendant longtemps à lui attribuer, il est certain, du moins, que la nature lui avait donné le goût de la gravité majestueuse, et aussi qu’il ne comprenait l’effort créateur que discipliné par la tradition. Il aimait, d’instinct, les attitudes calmes, les gestes empreints de noblesse et de dignité ; et, d’autre part, il paraît s’être convaincu de très bonne heure qu’il y aurait danger, le plus souvent, à laisser l’artiste entièrement libre de traduire au gré de son seul caprice ces gestes et ces attitudes, et qu’il convient de lui imposer certains modes particuliers d’expression, dont l’expérience a démontré qu’ils étaient d’une plus grande vérité ou d’un effet plus heureux que les autres. 
Le sentiment de la grandeur est à ce point inné chez les Égyptiens qu’il caractérise déjà les œuvres les plus anciennes de leur architecture et de leur sculpture, et qu’on peut même se demander si ce n’est pas l’art naturellement sévère de ce peuple qui explique, pour une grande part, ses croyances funéraires et religieuses, au lieu de s’expliquer par elles, comme on l’admet le plus communément. De même, le souci de ne pas s’écarter d’un certain nombre de formes ou de types consacrés lui a dicté un style dont on peut dire qu’il s’est trouvé fixé du jour où il est apparu pour la première fois. 
À partir du moment où l’on constate l’existence d’une nation égyptienne, née de la réunion, sous un sceptre unique, des deux royaumes, jusque là demeurés distincts, du Sud et du Nord, on constate en même temps que cette nation est douée d’un génie artistique qui lui est propre, génie avant tout conservateur et ami de la règle, et qui, pour cette raison, ne subira plus, par la suite, de modifications très profondes, ni dans son fond ni dans ses moyens d’expression. 
On a voulu parfois rattacher telles ou telles œuvres égyptiennes à autant d’écoles provinciales, et distinguer soigneusement ces écoles d’avec celles qui florissaient dans les villes de résidences royales. Il semble qu’une telle conception soit contraire à la réalité des faits, et qu’il n’y ait jamais eu place, en Égypte, que pour une école officielle, ou, plus exactement, pour une doctrine officielle sanctionnée par la tradition, doctrine dont les artistes groupés dans les ateliers royaux étaient naturellement les interprètes les plus autorisés, parce qu'ils en étaient les représentants les plus en vue, mais dont les artisans provinciaux, à toutes les époques, devaient appliquer les préceptes, eux aussi, avec le même zèle et le même scrupule, dans la mesure de leurs moyens seulement plus réduits et de leurs talents moins éprouvés. 
La qualité de l’inspiration et surtout celle de l'exécution peuvent donc bien différencier les monuments égyptiens ; mais ces monuments, quelle qu’en soit la provenance, s’efforcent tous à traduire une esthétique dont on est fondé à dire que les principes essentiels en sont restés immuables, ou à peu près, pendant plus de trente siècles. En un mot, non seulement les Égyptiens, de par leur nature même, portaient en eux un idéal assez particulier de beauté, mais encore ils ont pris grand soin, le plus souvent, de soustraire à la fantaisie ou simplement à l’initiative individuelle les œuvres qui visaient à rendre sensible cet idéal. C'est pourquoi celles-ci présentent, d’ordinaire, un aspect général des plus caractéristiques, qui les apparente toutes les unes aux autres, et dont on comprend jusqu'à un certain point qu’il laisse parfois dans l’esprit de ceux qui seraient tentés de les juger du premier coup d’œil une impression d’uniformité et de monotonie, de même que la grandeur dont elles sont habituellement empreintes peut sembler d’abord à ces mêmes critiques un peu sévère et un peu raide. 
En réalité, la majesté n’entraîne pas nécessairement la froideur, et une tradition volontairement fixée n’est pas pour cela une tradition figée. Si l’on ajoute, d’ailleurs, que l’architecte, le sculpteur ou l’artisan égyptiens n’étaient liés par cette tradition qu’en ce qui concerne ce qu’on pourrait appeler le cadre de leur œuvre, et qu'il leur était loisible de se mouvoir à l’intérieur de ce cadre avec une très suffisante liberté, on voit que la prétendue immobilité de l’art égyptien se ramène, en dernière analyse, à l’observation d’un certain nombre de règles qui constituaient pour l’artiste un frein salutaire bien plutôt qu’une entrave véritable, et qui n’ont jamais, en effet, entravé de façon sérieuse son originalité. C'est ce qu’une histoire de cet art, si brièvement esquissée soit-elle, ne saurait manquer de montrer."


(extrait de L'Art égyptien, 1926, par Charles Boreux (1874 - 1944), conservateur-adjoint au Musée du Louvre)

jeudi 8 août 2019

"La véritable pyramide géométrique à parois lisses est devenue, aux yeux des peuples modernes, comme le symbole même de l’Égypte" (Charles Boreux)

La grande Pyramide de Gîzeh (Pyramide de Khéops). Calcaire. IVe dynastie (environ 2800 ans avant J.-C.) 
(D'après Béchard et Palmieri, L 'Égypte et la Nubie, pl. XLIII)


"En Égypte, le culte du mort exigeait en principe deux monuments : d’une part, la chambre funéraire, qui constituait la sépulture proprement dite, et, d’autre part, la chapelle funéraire, ou, plus précisément, l’ensemble des pièces dans lesquelles étaient célébrées, ou censées l’être, les multiples cérémonies de l’offrande destinées à assurer la survie de celui qui en était l’objet. 
Déjà, lorsqu’il s’agissait de tombes de particuliers, le souci de séparer soigneusement la chambre - où le mort, à partir du jour des funérailles, était muré pour l’éternité - d’avec les salles de culte dont l’accès devait, au contraire, au moins à certaines dates, être laissé libre aux membres de la famille et aux prêtres, avait conduit les architectes égyptiens à ménager celles-ci au-dessus de celle-là, en avant et à l’intérieur d’énormes massifs en briques ou en pierre calcaire, élevés au-dessus du sol de la nécro- pole, et auxquels on donne aujourd’hui le nom de "mastabas". 
Quiconque a visité, à Sakkarah, les grands mastabas de la Ve et de la VIe dynastie - le mastaba de Tî, par exemple, ou encore celui de Mérérouka, lequel ne compte pas moins de trente-deux salles - ne saurait plus jamais oublier l’effet saisissant qu’ils produisent ; mais même les mastabas de dimensions moindres, lorsqu’ils alignaient les unes à côté des autres, en files régulières, les nobles proportions de leurs façades, ne devaient leur céder en rien à cet égard. L’impression laissée par les tombes royales était certainement plus grandiose encore, puisque, dans ces tombes, la distinction entre la chapelle et la chambre était réalisée au moyen d’un ensemble architectural beaucoup plus important. Ici, en effet, la chapelle, agrandie au point d’être remplacée par un véritable temple, formait une construction spéciale, accolée extérieurement à la façade orientale de la pyramide, et à laquelle on accédait par une longue chaussée couverte partant d’une autre construction bâtie sur la rive du Nil. Et, quant à la chambre funéraire, c’était, comme l’on sait, cette pyramide elle-même. 
Si les mastabas des hauts fonctionnaires de l’Ancien Empire ont été visiblement élevés à l’imitation des mastabas en briques dans lesquels les rois égyptiens se faisaient ensevelir au commencement de l’époque historique, ce dernier type de sépulture royale paraît être tombé assez vite en désuétude - peut-être, précisément, parce que les particuliers se l’étaient trop facilement approprié -, et les Pharaons, à partir de la IIIe dynastie, ont remplacé le mastaba en briques par la pyramide en pierre. Celle-ci, au début, n’est encore que la réunion de plusieurs mastabas édifiés en retrait les uns au-dessus des autres, et affecte, en conséquence, cette forme en escalier dont la pyramide à degrés du roi Djosir à Sakkarah (IIIe dynastie) et celle du roi Snéfrou à Meidoum (commencement de la IVe dynastie) nous ont conservé de si curieux exemples. Au contraire, les successeurs immédiats de Snéfrou adoptent définitivement la véritable pyramide géométrique à parois lisses, qui va rester dorénavant, jusqu’à la fin du Moyen Empire, la tombe royale par excellence, et qui est devenue, aux yeux des peuples modernes, comme le symbole même de l’Égypte. On peut dire, en tout cas, qu’elle représente l’expression la plus parfaite de l’art de ce pays, si cet art se caractérise bien, en effet, par la recherche des proportions colossales. 
Ce n’est pas seulement parce que ces proportions, quand on songe que les trois grandes pyramides de Gîzeh datent de la IVe dynastie, prennent l’aspect d’une sorte de défi constructif - la plus grande, celle de Khéops (Khoufou) devait mesurer autrefois près de 150 mètres de hauteur sur une longueur de côté de 230 mètres environ - ; c’est aussi, et surtout, parce que ces pyramides - prodigieux amoncellement de pierres entassées au-dessus d’un caveau de quelques mètres - 10 de haut - traduisent, bien moins encore que le désir de mettre le sarcophage d'un roi à l'abri des profanations, celui d'égaler à la majesté divine de ce roi l’énormité du monument dans lequel était dissimulée sa sépulture. 
Et sans doute le grand Sphinx de Gîzeh, gardien silencieux de la nécropole, accroupi depuis cinq mille ans devant la seconde pyramide, est-il né, lui aussi, d'une préoccupation analogue : avant d'être pris pour l'image du dieu solaire Harmakhis, il ne visait, très probablement, qu'à symboliser par ses énormes dimensions (sa hauteur est d'une vingtaine de mètres, et sa longueur de près de soixante) la grandeur et la toute-puissance du roi Khéfren."

(extrait de L'Art égyptien, 1926, par Charles Boreux (1874 - 1944), conservateur-adjoint au Musée du Louvre)






dimanche 4 août 2019

La première destination de la sculpture égyptienne "fut d'exprimer des idées religieuses et d'en être l'écriture imagée" (Charles Blanc)

photo de Lekegian
"Considérée dans son ensemble, sans tenir compte des exceptions et des nuances, la sculpture égyptienne présente un caractère éminemment symbolique et rappelle toujours sa première destination, qui fut d'exprimer des idées religieuses et d'en être l'écriture imagée. Son berceau est dans le temple. Elle y figure d'abord à l'état de délinéation, et ne fait que graver ses contours. Puis elle s'enfonce en creux au dedans du mur ou elle saillit au dehors en bas-relief. Ensuite, elle se dégage de la muraille, non sans y adhérer encore par quelques attaches, et quand enfin la statue est complétement isolée, - ce qui est très rare, car elle est presque toujours adossée à un pilastre, - elle trahit infailliblement son origine, qui est l'architecture, et sa raison d'être, qui est le symbole. Jetez les yeux sur une figure égyptienne : les formes y sont accusées d'une manière concise, abrégée, non pas sans finesse, mais sans détails. Les lignes en sont droites et grandes. L'attitude est raide, imposante et fixe. Les jambes sont le plus souvent parallèles et jointes. Les pieds se touchent, ou bien, s'ils sont l'un devant l'autre, ils suivent l même direction, ils restent aussi exactement parallèles.
Les bras sont pendants le long du corps ou croisés sur la poitrine, à moins qu'ils ne se détachent pour montrer un attribut, un sceptre, une clef, une coupe, ou un lotus ; mais dans cette pantomime solennelle et cabalistique, la figure fait des signes plutôt que des gestes ; elle est en situation plutôt qu'en action, car son mouvement prévu et en quelque sorte immobile ne changera plus ; il ne sera suivi d'aucun autre.
Cependant, par une compensation qui étonne, il se trouve que cet art égyptien, qui semble retenu dans une éternelle enfance, est un art grand, majestueux, hautement formulé. Il est majestueux et grand par l'absence du détail, dont la suppression a été voulue, préméditée par le prêtre. 

Gravée en bas-relief ou sculptée en ronde bosse, la figure égyptienne est modelée, non pas grossièrement, mais sommairement ; elle n'est point dégrossie comme une ébauche ; elle est au contraire finement dessinée, d'une simplicité choisie dans ses lignes et dans ses plans, d'une délicatesse élégante dans ses formes ou, pour mieux dire, dans ses formules algébriques.
Deux choses y sont évidentes et évidemment volontaires : le sacrifice des petites parties aux grandes, et la non-imitation de la vie réelle. Nue, la figure est vue comme à travers un voile ; vêtue, elle est serrée dans une draperie collante, semblable à un second épiderme, de sorte que le nu se découvre quand il est voilé, et se voile quand il est découvert. Les muscles, les veines, les plis et les contractions de la peau n'y sont point rendus, ni même la charpente osseuse. La variété qui distingue les êtres vivants, et qui est l'essence de la nature, est remplacée par une symétrie religieuse et sacerdotale, pleine d'artifice et de majesté.
D'ordinaire, les mouvements exécutés par plusieurs figures sont soumis au parallélisme des membres doubles et paraissent obéir à un certain rythme mystérieux, qui a été réglé dans le sanctuaire invisible, impénétrable. Le plus sûr moyen d'expression dans l'art égyptien est, en effet, la répétition. Quels que soient le naturel et la souplesse d'un mouvement, il devient cérémonial quand il est répété intentionnellement et plusieurs fois d'une manière identique, ainsi que nous le voyons si souvent dans les sculptures de l'antique Égypte. Elle appartient à l'ordre des choses sublimes, cette répétition persistante qui fait de toute marche une procession, de tout mouvement un emblème religieux, de toute pantomime une cadence sacrée.
Le style égyptien est donc monumental par le laconisme du modelé, par l'austérité des lignes et par leur ressemblance avec les verticales et les horizontales de l'architecture. Il est imposant, parce qu'il est une pure émanation de l'esprit ; il est colossal, même dans les petites figures, parce qu'il est surnaturel et surhumain. Il demeure toujours semblable à lui-même, parce qu'il représente la foi, qui ne doit point varier, et, il faut le dire, cette uniformité constante était singulièrement favorisée par l'identité des races au moyen des infranchissables barrières qui séparaient les castes et s'opposaient ainsi à tout croisement.
Enfin le style égyptien est engendré par un principe autre que l'imitation, et c'est volontairement qu'il s'écarte de la vérité imitative, car la faculté de rendre fidèlement la nature n'est pas plus étrangère aux Égyptiens qu'aux Grecs, et la preuve en est dans la vérité saisissante que présentent quelquefois les animaux, comparée à la manière convenue et artificielle dont la figure humaine est exprimée."


extrait de Voyage de la Haute Égypte, 1876, par Charles Blanc (1813-1882), historien, critique d'art et graveur français, membre de l'Académie des beaux-arts et de l'Académie française, professeur d'esthétique et d'histoire de l'art au Collège de France.

samedi 3 août 2019

L'île de Philae : "Une impression ineffaçable" (Louis Pascal)

tableau d'Auguste Veillon (1834-1890)

Asouan, 7 avril.

"Phylée ! J'ai vu Phylée. J'ai touché le but de mes désirs, j'ai foulé du pied cette terre fertile en souvenirs : pendant un jour entier je me suis promené de ruines en ruines ; moi seul vivant, j'ai vécu au milieu des morts ! Journée trop vite écoulée et qui laissera dans mon âme une impression ineffaçable !
Quand on arrive par le fleuve, l'île de Phylée s'offre à vous dans toute sa riante beauté ; elle semble déployer pour vous les trésors de sa coquetterie et vous offre un asile que vous aurez peine à quitter.
Entourée de rochers qui se détachent sur un fond de montagnes granitiques, l'île s'élève gracieusement au-dessus du fleuve, qui l'enserre amoureusement de ses bras ; par sa riante verdure, elle contraste avec les masses de basalte et de syénite qui se pressent autour d'elle : c'est une perle enchâssée dans un cercle de bronze.
Sur le premier plan se détachent un obélisque et des rangées de colonnes finement découpées, qui conduisent au premier propylée. À droite, sur le second plan, se découpe l'hypétral - encore inachevé - dont les colonnes hardies et gracieuses s'élèvent majestueusement... Plus loin la masse imposante du temple, avec ses deux anciens propylées ; enfin et pour fond du tableau, le Trône des Pharaons, blocs énormes de granit, ainsi dénommés parce qu'ils affectent la forme d'un trône.
Il était six heures du soir : les rameurs fatigués demeuraient appuyés sur leurs rames. La barque glissait d'elle-même sans bruit et avançait doucement ; le soleil était à l'horizon... nul bruit ne se faisait entendre ! Muets et ravis, nous admirions le spectacle qui se déployait à nos yeux, spectacle le plus beau que la nature puisse donner à l'homme ! 

Peu à peu les silhouettes se foncèrent... l'obscurité gagna.
(...)
Le soleil dorait à peine les sommets aigus de la chaîne libyque que déjà je quittais la cange et gravissais la pente douce qui conduit au plateau supérieur de l'île. 

Baignée tout autour par le Nil, la partie intérieure de l'île est couverte d'une florissante végétation : des légumes de toute sorte y poussent sans culture ; des palmiers, des dattiers, des acacias, des mimosas et des gommiers couverts de petites fleurs jaunes odoriférantes, répandaient dans l'air un parfum délicieux : la terre était couverte comme d'un brillant tapis de fleurs de toute espèce. Phylée ne dément pas le nom de "Jardin des tropiques" qui lui a été donné. Des colombes, nichées dans les palmiers et que je dérangeais dans leurs causeries, voletaient d'arbre en arbre et s'enfuyaient à mon approche.
Je m'avançais plongé dans les réflexions qu'inspire toujours la solitude de lieux autrefois habités ; à mes pieds des décombres, autour de moi des ruines... des colonnes, des portiques, portant les traces de la dévastation.
Ici le temps n'a rien détruit ; la main des hommes a renversé ce que les années avaient respecté. Sur chaque pierre tombée l'on trouve les traces de la pince ou du ciseau ; pas un bas-relief qui n'ait été attaqué par un outil destructeur. 

Le principal temple est celui d'Isis, dont le propylée de la façade méridionale présente deux portiques soutenus par une colonnade : c'est vis-à-vis de ce portique qu'était l'obélisque en granit aujourd'hui renversé et dont l'inscription, en grec, joue un si grand rôle dans l'interprétation des hiéroglyphes. Un autre est également couché sur la terre, ainsi que son piédestal ; mais celui que l'on voit debout, à l'extrémité méridionale de l'île, est en grès et sans aucune sculpture. Deux lions en granit sont placés auprès du temple. 
Après avoir traversé le second portique de cet édifice, on est frappé d'étonnement à la vue des hiéroglyphes d'un fini parfait qui en tapissent les murs, des peintures dont ils sont ornés, ainsi que des chapiteaux des lionnes. Près du premier portique, on remarque un joli temple monolithe, qui paraît avoir servi d'église aux chrétiens, à en juger par les murs, dont les hiéroglyphes ont été soigneusement recouverts d'un mortier qui en rend la surface unie. Un quatrième temple, un arc de triomphe romain, un grand nombre de restes d'édifices qui ont été construits avec des débris de monuments égyptiens, des murs, des quais et des colonnes, donnent à l'île
de Phylée un grand intérêt sous le rapport archéologique.
(...)

Placé près de l'obélisque d'où part cette avenue aux mille colonnes qui conduisait au temple, j'adressai un dernier adieu à toutes ces merveilles que je venais d'admirer. Adieu, Nubie ; adieu, patrie de ces hommes fiers et courageux qui préfèrent la misère à l'esclavage ! Adieu, peuple de rois !
(...)
J'abandonnai Phylée en lui jetant un dernier regard de regret, et la barque silencieuse s'éloigna lentement, comme si un bruit humain eût été une profanation dans ces lieux pleins du souvenir des morts !"


extrait de La Cange : voyage en Égypte, 1861, par Louis Pascal