jeudi 21 décembre 2023

L'Égypte "donne une si vive secousse à l'esprit qu'il faudrait, non des mois, mais des années pour la connaître d'une manière sérieuse" (Gabriel Charmes)


"la clarté des paysages égyptiens" - photo de Marie Grillot

"Lorsqu'on quitte le Caire après un séjour de plusieurs mois, on éprouve une impression de profonde tristesse. Des milliers de souvenirs s'agitent dans l'esprit, des images innombrables s'embrouillent dans la mémoire et y produisent une sorte d'étourdissement. La route du Caire à Alexandrie fait défiler une dernière fois devant les yeux tous les tableaux de l'Égypte ; villages de boue, bois de palmiers, groupes élégants de fellahs, lignes fuyantes du désert se perdant dans un ciel merveilleusement pur. 
Pour peu que le temps soit beau, on s'embarque à Alexandrie sur une mer dont les flots bleus sont tellement reposés qu'on les prendrait plutôt pour un lac que pour une mer. Pendant un jour ou deux encore, la moiteur et la transparence de l'atmosphère, la vivacité de la lumière qui colore les nuages de teintes ardentes rappellent l'Orient, puis tous les tons s'assoupissent, tous les reflets s'affaiblissent ou s'éteignent : on reconnaît l'Europe ! Il faudrait avoir bien peu de poésie dans l'âme pour n'en éprouver aucun chagrin. Les mirages de la rive orientale sont parfois aussi charmants que les mirages du désert. Qui pourrait les voir s'effacer sans regrets ?
Je le répète cependant, la première impression qu'on ressent en quittant l'Égypte manque de netteté. On croit sortir d'un rêve qui disparaît peu à peu à mesure que le bateau vogue vers le Nord. On est encore tout ébloui par la clarté des paysages égyptiens lorsqu'on se retrouve en face des paysages européens, et cela produit la sensation aveuglante qu'on éprouve lorsque s'éteint une illumination de féerie. L'œil a besoin d'une nouvelle éducation pour s'habituer aux teintes discrètes, presque sombres de nos climats occidentaux. Il est encore plus difficile de mettre de l'ordre dans ses idées, de classer les observations qu'on a faites. Chacune d'elles avait paru d'abord inoubliable, mais en fin de compte, elles sont trop nombreuses et trop variées pour ne pas se nuire les unes aux autres. L'Égypte est une si riche contrée sous tous rapports ; elle offre une moisson si abondante de traits de mœurs, de souvenirs historiques, de réflexions philosophiques ou politiques, etc., etc. ; elle ébranle si fortement l'imagination et donne une si vive secousse à l'esprit qu'il faudrait, non des mois, mais des années pour la connaître d'une manière sérieuse.
Enfin, comment passer sans transition de la douceur et de la liberté complètes de l'existence égyptienne aux coutumes gênantes de l'Europe, sans ressentir quelque ennui ? Ce n'est pas impunément qu'on reste de longues journées étendu avec nonchalance sur des divans orientaux, et qu'on se retrouve ensuite sur nos fauteuils et sur nos chaises d'Occident : il semble alors qu'on soit emprisonné dans ces appareils qui mettent les membres à la plus désagréable torture."


extrait de Cinq mois au Caire et dans la Basse Égypte, 1880, par Gabriel Charmes (1850-1886), journaliste et explorateur français

mardi 19 décembre 2023

"Philae est un de ces lieux privilégiés où l'art et la nature se fondent harmonieusement" (Georges Noblemaire, XIXe-XXe s.)

The Hypaethral Temple of Philae, 1838, David Roberts (1796–1864)


"Une journée à marquer d'une grande croix blanche, exquise manière imprévue de fêter l'an nouveau, charme tout-puissant d'un coin délicieux de nature et d'une fine architecture de rêve ; de l'inédit, un rien de danger, jusqu'à un petit grain de folie, voilà le bilan !
Et tout cela, c'est l'excursion, cent fois chantée, à l'île de Philae. Touristes, mes frères, venez ici et vous oublierez toutes vos peines, vous serez guéris de tous vos maux ; l'affreux mal de mer des longues traversées, l'inconfortable des étroites cabines, les heures d'ennui sur le grand fleuve monotone, le soleil du brûlant midi, toutes les petites misères inévitables, tout cela n'est rien, tout cela sera vite emporté sur l'aile des grands flamants roses dans le décor enchanteur de la petite île poétique et sacrée. (...)
Moi qui ne suis ni archéologue, ni poète, je vous dirai que c'est un enchantement, rien de plus ? et un enchantement ne se décrit pas. Il est donné parfois, rarement dans le court espace d'une vie humaine, d'admirer une chose d'une absolue perfection où l'art et la nature se fondent harmonieusement pour donner le magique frisson du Beau parfait. Philae est un de ces lieux privilégiés et je pense qu'il est téméraire d'enfermer dans le cadre grossier et insuffisant des mots, l'intraduisible impression de suave et d'exquis qui se dégage de ce site incomparable."

extrait de En congé -Égypte, Ceylan, Sud de l'Inde, de Georges Noblemaire (1867-1923), homme politique français, ancien élève de l'École polytechnique et de l'École des mines de Paris, administrateur de la Compagnie des chemins de fer de Paris à Lyon et à la Méditerranée, officier d'artillerie, député des Hautes-Alpes.

lundi 27 novembre 2023

Les Égyptiens "furent des artistes au sens le plus complet du terme" (Alfred Leroy, XXe s.)


Le "courant hiératique" de la sculpture égyptienne - photo Marie Grillot

"Les Égyptiens aimèrent les œuvres faites pour l'éternité, durables, susceptibles de défier le temps et les hommes, ils ne négligèrent rien pour en augmenter la solidité.
Avec passion, ils recherchèrent un sentiment de grandeur harmonieuse, de beauté et de sérénité ; leurs plus anciens monuments attestent déjà cette passion que reflètent l'architecture, la peinture et la sculpture pendant des siècles.
Ils obéirent aux disciplines, aux conventions, aux lois esthétiques dictées par des croyances religieuses et funéraires. Ils adoptèrent certains canons demeurés semblables depuis l'époque memphite jusqu'à la conquête romaine.
Ils eurent au plus haut degré l'amour de la perfection en tous les domaines, ils allièrent une imagination vive, une inspiration spontanée, une observation réaliste à l'exécution prodigieusement belle dont nous remarquons les résultats sur tant de chefs-d'œuvre insignes.
Ils apportèrent les mêmes soins en toute chose ; ils furent des artistes au sens le plus complet du terme. (...)
À [un] art minutieux, délicat et charmant s'opposent les conceptions gigantesques où excellèrent les architectes et les sculpteurs égyptiens. Ils ne reculèrent point devant les problèmes les plus hardis, ils élevèrent des temples immenses, des statues colossales, ils creusèrent dans le roc des édifices funéraires ou dressèrent des pyramides demeurées en place. (...)
L'art égyptien offre une variété, une richesse, une diversité faite de contrastes qui ne nuisent point à sa profonde unité.
Si nous le voyons établi sur de puissantes assises depuis les temps les plus lointains, s'il se présente à nous au début de l'histoire avec une majesté qui déconcerte, s'il évolue lentement, ne change point en ses aspects essentiels, il n'offre aucune monotonie. Jamais il ne répète des poncifs intangibles, ne s'enveloppe dans un hiératisme figé et conventionnel. Au cours de son existence, il se transforme au sein d'un cadre rigide, reflète des courants multiples, reçoit des influences extérieures, accède à des possibilités créatrices nouvelles. La sculpture révèle deux courants - un courant réaliste et populaire qui engage les artistes vers l'étude de la nature, de la vie, vers une compréhension remarquable des spectacles familiers et quotidiens - un courant hiératique, qui maintient un idéal propre à la figuration des dieux, des Pharaons et des héros. (...)
L'art égyptien, essentiellement créateur, se renouvelle en tirant de lui-même des ressources infinies. Il assimile et filtre l'apport extérieur sans jamais diminuer son originalité. Rien ne pourra entamer sa cohésion, son unité, sa puissance ; ni les exemples de l'Asie Mineure et de la Grèce, ni la domination romaine ; il s'éteindra en une longue vieillesse qui débute avec Ptolémée Evergète (245 av. J.-C.) pour se terminer avec les Antonins.
Vieillesse survenue après des milliers et des milliers d'années de magnificence et d'activité ; vieillesse qui ressemble à un beau soir paisible et doux.
L'Égypte s'endort au sein d'un archaïsme volontaire, d'une stylisation bientôt funeste, elle s'endort sur un passé prodigieux, parmi des chefs-d'œuvre innombrables. Sous des maîtres étrangers, elle voit se dresser les bas-reliefs d'Esneh et de Kom-Ombo où se lisent les noms de Macrin et de Décius. Elle regarde avec indulgence et pitié les peuples envahisseurs auxquels elle ne doit rien. Elle se replie sur elle-même avant de renaître, grâce aux trésors de l'art copte et musulman."

extrait de Évolution de l'art antique - Égypte, Asie occidentale, Grèce, Rome, 1945, par Alfred Leroy (1897-19..), historien d'art

vendredi 24 novembre 2023

"Allons ! l'Égypte ne fut pas que morose" (Camille Lagier, XXe s.)

tombe TT 60 (source : Wikipedia)


"Et je songe au sortir de chez Ounas absent, sur le mouvant linceul de sable jaune qui cache les retraites de la mort, à deux pas de la vallée verte et bleue qui fuit avec son fleuve vers les blancs minarets du Caire et la porte du Delta ; je songe au peuple antique qui vécut là, il y a six mille ans. Les Grecs, les plus beaux artistes de mensonge, et les plus légers, que la terre ait portés, nous ont légué une Égypte austère, mystérieuse, morose jusqu'à l'ennui. Ils l'avaient jugée à travers ses statues, graves, solennelles, rigides et figées dans une immobilité hiératique, à travers ses dieux et ses rois sculptés dans l'accomplissement des rites religieux. Par eux, par cette Grèce que notre éducation classique nous impose en bloc, nous avions l'impression d'un peuple en dehors de l'humanité, impression tenace, acceptée une fois pour toutes, et dont les plus avertis ont peine à se défaire. Bossuet lui-même admirait la gravité de cette Égypte de pierre et la servait en leçon à son royal élève.
C'était à se demander si l'Égyptien avait jamais ri, si la courbache n'avait pas eu ses répits.
Eh oui, l'Égyptien a ri. Comme Phtahhotep, il a assisté à toutes "les belles réjouissances données dans la terre entière". Toute une série de papyrus nous a révélé une Égypte rieuse et d'humeur aimable et facile. Elle a fait des contes, l'Égypte, elle a chanté, elle s'est amusée. Elle a ressemblé à tous les peuples civilisés de tous les temps. Elle s'est divertie en prose, en vers, en nouvelles historiques, religieuses, anecdotiques, en récits de fées. Les fées égyptiennes, nous les verrons à Louqsor, près du berceau d'Aménophis III, sous la forme de belles déesses, d'Hathors à la face rosée, aux oreilles de génisse, aux mains pleines de dons. Le cas de la femme de Putiphar n'est pas un cas isolé. (...) Par ailleurs, des scènes de crapule s'affichent dans quelques tombes. Ici, l'on emporte un homme ivre mort ; là, une femme qui en a trop pris fait des restitutions. Le tableau est on ne peut plus cru : une suivante présente la cuvette et l'on voit le jet de l'ivresse.
L'Égyptien mangeait fort, buvait autant, et, à l'occasion, se gorgeait d'huile d'olive. Les étudiants négligeaient beaucoup les livres, au plus grand profit des taverniers, témoin le jeune Pentaour à qui son maître donne une volée de bois vert. "On me dit que tu abandonnes les lettres, que tu cours de rue en rue, fleurant la bière. Toutes les fois qu'on abuse de la bière, elle fait sortir l'homme hors de soi-même ; c'est elle qui met ton âme en pièces... Tu sais que l'excès du vin est une abomination, ne mets pas les cruches devant ton cœur, jure de ne pas toucher aux jarres..." Allons! l'Égypte ne fut pas que morose, et l'on aime croire qu'entre l'excès de sérieux et l'orgie, il y eut une large place pour la vie à peu près honnête, pour la douce gaieté, pour les plaisirs simples dont on rêve dans les tombes de l'Ancien Empire..."

extrait de Vacances au bord du Nil, 1942, par Camille Lagier (1855-1936), ancien professeur au collège des Jésuites au Caire. Préface de Jean Capart, directeur de la Fondation égyptologique Reine Élisabeth à Bruxelles.

mercredi 22 novembre 2023

Le rôle de la couleur dans l'art égyptien, selon Gustave Le Bon (XIXe-XXe s.)

Tombe de Nebamon, à Thèbes


"La couleur a joué un grand rôle dans l'art égyptien, et cependant il n'y eut pas, à proprement parler, de peinture dans la vallée du Nil ; il n'y eut que de l'enluminure. Toutes les surfaces, tous les creux, toutes les rondeurs qu'offraient les œuvres de l'architecture ou de la sculpture turent recouverts de nuances éclatantes, si bien préparées au point de vue de leur fabrication, que la plupart sont parvenues jusqu'à nous sans même avoir pâli.
Ces couleurs, destinées à mieux accuser le relief des monuments et des statues, dans un pays où le ruissellement de la lumière efface et nivelle tous les plans, sont toujours choisies suivant une convenance étroite avec les nécessités des deux autres arts.
En les appliquant, l'artiste visait à obtenir une harmonie d'ensemble, des gammes de tons, des rapprochements et des oppositions de nuances plaisantes à l'œil, mais il ne songeait pas le moins du monde à donner aux objets leur couleur propre. Encore moins essayait-il d'obtenir les effets particuliers à la peinture, par les jeux d'ombre et de lumière, par les clairs-obscurs, par le modelage des formes ou par la perspective aérienne. Tout cela lui était inconnu.
On lui livrait des surfaces couvertes de bas-reliefs ou de dessins ; le seul soin qu'il avait à prendre consistait à étendre ses couleurs sans déborder en dehors des lignes. Bien souvent il n'avait même pas le choix des nuances et devait les employer suivant certaines conventions. Pour le nu du corps humain, par exemple, il le peignait en rouge brun si c'était un homme, en jaune pâle si c'était une femme. Les règles fixes avaient encore plus d'importance en peinture qu'en sculpture. Cela est si vrai que, dans la grande question de savoir à partir de quel moment l'Égypte a connu le fer, on ne peut s'en rapporter à la couleur bleue donnée aux lames de certains instruments. Cette nuance n'est peut-être mise là que pour produire sur l'œil un effet particulier et voulu.
Les peintres égyptiens n'employèrent donc que des tons plats, mais ces tons étaient d'une vivacité, d'une richesse, d'un éclat qui, presque partout, grâce au climat, s'est conservé jusqu'à nos jours."

extrait de Les premières civilisations, par Gustave Le Bon (1841-1931), médecin, anthropologue, psychologue social et sociologue français.

lundi 20 novembre 2023

L'originalité de l'Égypte dans le domaine artistique, selon Pierre Montet (XXe s.)


Philae - photo MC

"On ne peut aborder l'étude de l'art égyptien sans penser à sa prodigieuse durée qui déborde largement celle de l'institution royale. Avant que les deux terres aient été réunies en un seul royaume, les hommes qui taillaient dans le silex blond ces larges lames que parcourt une courbe parfaite obtenue par la rencontre des éclats, et qui ciselaient dans l'ivoire des scènes de chasse et de guerre avec tant de sûreté et de clarté méritaient d'être appelés des artistes. Lorsque l'Égypte eut perdu son indépendance, les Ptolémées, donnant suite aux intentions des Nectanébo, ont entrepris ou achevé à Behbeit dans le Delta, à Edfou, à Philae, à Dendera et en bien d'autres lieux des édifices grandioses dont la décoration inspirée des vieux modèles s'en distingue si bien que l'on peut dire qu'un nouveau style vient de naître. Les carrières, les ateliers de sculpture et d'orfèvrerie étaient en pleine activité lorsque l'Égypte fut convertie en province romaine. Dendera, Esna, Erment furent achevés sous les empereurs. Dans l'île de Philae, la perle de l'Égypte, le kiosque de Trajan est venu parfaire un ensemble qui n'avait pas d'égal.
L'Égypte, qui ne ressemble à aucun autre pays, comme l'avait remarqué Hérodote, était destinée à prouver son originalité dans le domaine artistique. Les visiteurs des galeries égyptiennes de Londres et de Paris n'ont nul besoin de consulter les notices pour savoir qu'ils sont chez les Pharaons. Il faut même défendre l'art égyptien contre le reproche d'uniformité que beaucoup lui adressent. Tous ces rois assis, tous ces hommes debout contre un pilier ne sont-ils pas pareils? Beaucoup se ressemblent en effet, mais il suffira de dire pour le moment que certains ne se laissent plus oublier. Ne pourrait-on soutenir que lorsqu'on a vu une porte de temple avec ses montants couverts d'hiéroglyphes et de dieux, son linteau, où le disque déploie ses ailes, couronné par une gorge décorée de palmes, on a vu toutes les portes ? En fait, il n'y a pas deux temples semblables en Égypte, de même qu'en Grèce ou en Italie. L'architecture, la sculpture et les arts graphiques n'ont cessé d'évoluer depuis l'époque où florissait le plus ancien artiste connu de nous, Imhotep."

extrait de L'Égypte éternelle, par Pierre Montet (1885-1966), égyptologue

mardi 14 novembre 2023

"L'architecture égyptienne parvenue à son plus haut degré de perfection" (Jules Lacroix de Marlès - XIXe s. - à propos de Dendérah)

Lithographie de Völkergalerie b. Goedsche, vers 1840

"À peine arrivés à Denderâh, nos voyageurs se dirigèrent vers les ruines, laissant leurs équipages à la garde des deux affranchis de Mohammed et de leurs propres serviteurs. Ils remarquèrent d'abord une très grande porte, formée de blocs énormes, tout chargés d'hiéroglyphes. À travers cette porte, ils aperçurent le temple fameux qui ne le cédait en grandeur qu'à celui de Thèbes, et qui le surpassait de beaucoup par la pureté du style, la beauté des proportions et la délicatesse du travail. Cet édifice, le mieux conservé de l'Égypte, a un caractère majestueux qui d'abord étonne, ensuite plaît et attache.
"C'est ici, s'écria M. Roland avec une sorte d'enthousiasme, que nous devons chercher le véritable type de l'architecture égyptienne parvenue à son plus haut degré de perfection. C'est un genre simple et grave où toutes les parties, dirigées vers un but unique, sont disposées de manière à concourir à la beauté du monument. Toutefois, les ornements n'y sont pas épargnés, et les bas-reliefs forment eux-mêmes des chefs-d'œuvre particuliers ; mais comme, vus d'un peu loin, ils sont presque imperceptibles, ils ne nuisent pas à l'ensemble : leur effet se fond, pour ainsi dire, avec l'effet général que l'aspect du monument doit produire. Il paraît, au surplus, que les anciens Égyptiens avaient adopté des règles de convention suivant lesquelles une figure exprimait, par sa pose et son attitude plus que par sa physionomie toujours muette, l'idée de l'architecte et 
la nature du monument. Il semble que le sculpteur devait se renfermer dans un cercle déterminé, et donner à sa statue quelque attitude convenue, capable de rendre l'idée attachée à cette attitude.
Ces figures sont toutes entourées d'hiéroglyphes, formant probablement des explications ; d'autres hiéroglyphes couvrent les murailles et les plafonds, et servaient d'inscriptions aux peintures.
Ces tableaux représentent des cérémonies religieuses, des usages nationaux, des procédés mécaniques, des scènes d'agriculture. Les plafonds offrent principalement des représentations de corps célestes. Toutes les peintures sont distribuées avec goût et le plus souvent accompagnées de gracieuses arabesques. Le grand zodiaque, transporté à Paris en 1821 et acheté par le roi, était attaché au plafond d'une grande salle bâtie sur le comble du temple. Ce zodiaque est actuellement déposé à la bibliothèque royale."

extrait de Firmin, ou Le jeune voyageur en Égypte, par Jules Lacroix de Marlès (17.-1850?), écrivain catholique et historien français du XIXe siècle. Il est l'un des principaux rédacteurs de l'Encyclopédie Catholique.

mercredi 11 octobre 2023

"Au revoir, terre d'Égypte", par Harry Alis (XIXe s.)

photo de Marie Grillot

"Le moment est venu de songer au retour : nos compagnons de voyage nous ont quittés les uns après les autres. La plupart se dirigent vers la Palestine, pour compléter leur "tour d'Orient". Nous ne les envions point ;  dans les voyages, la multiplicité des impressions nuit à leur profondeur ; chaque émotion nouvelle atténue un peu la fraîcheur des précédentes... Nous aimons mieux garder notre vision si complète, si intense, de l'Égypte des Pharaons, des Arabes et des Fellahs. Les dernières heures sont pénibles ; déjà nous pensons aux intempéries, aux tracas qui nous attendent en Europe. Dans trois jours, un paquebot puant nous emportera : les temples, les pyramides, les scarabées, les mosquées, les âniers, toutes ces choses délicieuses au milieu desquelles nous avons vécu pendant trois mois, ne seront plus qu'un souvenir...
On part habituellement du Caire dans l'après-midi, pour arriver à Alexandrie, à l'heure du dîner. La mélancolie de la nuit tombante donne au paysage un aspect en harmonie avec nos pensées. C'est pourtant la même campagne du Delta, qui nous semblait si vivante et si gaie, le jour de l'arrivée, les mêmes champs peuplés de fellahs et d'animaux, les chemins surélevés où passe la foule des campagnards, les bouquets de palmiers barrant l'horizon, les canaux où les vis d'Archimède, les norias, les chadoufs puisent l'eau qu'elles déversent dans les terres verdoyantes. Mais notre état d'âme a changé...
Chaque tour de roue augmente notre serrement de cœur et c'est maintenant une complainte attristée que nous chante le train en marche. (...)
Le lendemain, chargés de fleurs que nous ont apportées nos nouveaux amis, nous rangeons tristement nos bagages dans la cabine du Hydaspes qui nous ramènera à Naples. Plus de cent Anglais encombrent les premières ; nous retrouvons heureusement des compagnons du Haut-Nil, les Peill et leur conversation empêche le passé si récent d'être déjà une chose morte...
La sirène retentit, le vapeur évolue à travers les passes ; bientôt les hautes maisons d'Alexandrie s'estompent dans la brume, la côte basse d'Afrique s'abaisse au sein des eaux. Au revoir, terre d'Égypte, puisqu'il est écrit que ceux qui ont bu l'eau sacrée de ton fleuve reviendront pour la boire encore sans que jamais ton noble souvenir puisse souffrir des atteintes de l'oubli !"

extrait de Promenade en Égypte, par Jules-Hippolyte Percher, alias Harry Alis (1857-1895), journaliste et écrivain français

dimanche 8 octobre 2023

"Toute la paix merveilleuse de l'Égypte se mire dans le grand Nil" (André Chevrillon, XXe s.)

photo de Marie Grillot


"Voilà bien des semaines, plusieurs mois que nous sommes immobiles dans ce pays où les seuls événements sont les changements de la lumière.
À la longue, cela fait, nous séparant de notre vie habituelle, comme un lac de clarté dormante, de rêverie égale, où nul détail saillant ne permet d'évaluer les distances, où les choses se reflètent sans profil précis, comme ces blondes montagnes qui ne mettent dans l'eau que de vagues langueurs d'or.
Nous revenons toujours à cette rive. Le repos y est plus absolu qu'ailleurs, car toute la paix merveilleuse de l'Égypte se mire dans le grand Nil.
Aujourd'hui comme il y a cinq mois, nous passons les premières heures du matin sur la petite terrasse, devant le fleuve, et le gardien du jardin nous apporte toujours le même petit bouquet de cassies jaunes très soigneusement lie. "Faddal ! Veuillez !" dit-il avec une révérence. Nous les prenons et nous respirons leur arôme subtil et profond, en fermant un peu les yeux. Alors il s'assoit devant nous, dans sa belle robe noire, toute lustrée, et nous regarde fixement, sans bouger, avec un immobile sourire. (...)
Ainsi passent les journées, mais les nuits sont plus belles. À onze heures du soir, sur un large balcon de bois, où je suis seul, l'air est aride autant qu'à midi, et délicieux, plein de tiédeur comme dans nos belles journées de juin. Les parfums montent par bouffées molles, et de la sombre terre une ivresse se dégage qui noie tout l'être, qui le soulève et le fait défaillir d'espoir.
Jamais encore le monde ne m'est apparu si étrange et si beau. Subitement c'est comme si je l'apercevais pour la première fois. (...)
Que tout est large et limpide ! Par-delà les arbres, au loin, le Nil, les sables pâles de l'autre rive, les monts libyques sont teintés des couleurs qui les peignent pendant la journée, devenues rêveuses seulement et tout adoucies. Des souffles délicats passent sur la vallée, sans bruit. Maintenant le Nil murmure..."

extrait de Terres mortes : Thébaïde, Judée, par André Chevrillon (1864-1957), neveu d'Hippolyte Taine par sa mère, grand voyageur, collaborateur à La Revue des deux mondes, élu à l'Académie française le 3 juin 1920.

samedi 2 septembre 2023

Sous la tutelle d'un guide, en terre thébaine, par Enrique Gómez Carrillo (XXe s.)

Ruins of Luxor Temple at Luxor, circa 1858. Photographer- Francis Frith


"Depuis que nous avons posé les pieds sur la terre thébaine, mon guide a changé d'attitude. Je ne peux lever les yeux pour contempler quelque chose, sans que sa docte éloquence n'éclate. Sa réserve, un peu dédaigneuse devant les monuments arabes du Caire, qui datent à peine de dix ou douze siècles, a disparu. Ici, il faut que nous nous arrêtions devant chaque pierre ; il faut que nous scrutions les coins les plus cachés. Je m'efforce en vain de lui faire comprendre que ma pauvre âme frivole et ignorante n'a pas de grands besoins archéologiques. Inflexible, il m'oblige à entendre sa sempiternelle conférence, et, en tout lieu, dresse sa chaire et parle, parle, parle... Parfois, au charme de sa parole, réellement savante, les temples s'animent, les ombres des prêtres d'Ammon se lèvent, les rois hiératiques descendent de leurs hauts piédestaux. Mais, pour un instant de simple et inconsciente évocation, que de dates, que de détails qui ne pourraient intéresser qu'un égyptologue !

Mon ami Simon Lieborich, en me plaçant sous la tutelle de ce guide, m'avait dit : "C'est un homme qui sait plus que Maspero." J'observe maintenant que non seulement il sait, mais qu'il désire aussi m'obliger à savoir. En son enthousiasme, il irait jusqu'à m'enseigner à lire les hiéroglyphes des temples. "Rien de plus facile", s'écrie-t-il. Et, du bout de son vieux parasol vert, il me montre les cartouches qui portent, parmi des hiboux gracieux et d'étranges serpents, les noms des rois. "Plus le cartouche est simple, m'explique-t-il, plus ancien est le Pharaon qui l'employait. Voyez celui du premier souverain, celui de Ménès : il n'a qu'un peigne, une spirale et une faux. Au contraire, celui de Séti contient déjà sept signes ; quant à celui de Cléopâtre, les images en sont au nombre de vingt-cinq."
Pendant qu'il bavarde, je me délecte silencieusement à contempler les jeux divins de la lumière dans les ruines gigantesques."

extrait de Le sourire du Sphinx : sensations d'Égypte, 1918, par Enrique Gómez Carrillo (1873-1927), critique littéraire, chroniqueur, journaliste diplomatique.
Trad. de l'espagnol par Jacques Chaumié

vendredi 18 août 2023

"La calligraphie en terre d'Islam, plus qu'un art, est un rite" (Enrique Gómez Carrillo)

Illustration extraite de BnF - les essentiels

"Un des motifs les plus variés et les plus fréquents de l'art arabe est l'écriture. Sur les vastes murs des mosquées comme dans les filigranes des bijoux ; dans les grillages des moucharabiés, ainsi que dans l'émail des carreaux de faïence, à la surface des mosaïques autant que sur les poignées des yatagans, en tous lieux où le pinceau ou le burin peuvent laisser leurs traces, les admirables lettres coufiques entrelacent les gracieux réseaux de leurs lignes. La calligraphie en terre d'Islam, plus qu'un art, est un rite. "Dans les caractères écrits, disent les Musulmans, se matérialise le verbe d'Allah." Quand une pensée est belle, quand une sentence est sainte, quand un vers est harmonieux, il faut les conserver par des traits dignes d'être contemplés avec plaisir. Copier rapidement et sans soin un verset du Coran serait commettre un sacrilège. Mais c'est un sacrilège dans lequel aucun Oriental ne tombe. (...)
L'art des 'scribes' qui, dans les anciennes civilisations, fut sacré, conserve toujours dans l'Islam son prestige mystique. Tracer avec des scrupules de ciseleur les suprêmes surates prophétiques, unir au moyen de subtiles arabesques les signes saints du nom de Dieu, mettre sur les douceurs d'un fond d'or les lignes bleues et vertes des oraisons rituelles, voilà une volupté qui ne peut se comparer qu'à celle des longues extases du colloque divin. Maintenant même, malgré l'imprimerie, il y a en Orient des milliers d'existences qui se consument dans la copie lente et minutieuse du Coran. Inclinés sur leurs parchemins, les calligraphes paraissent s'absorber dans un travail qui ne se terminera jamais. Presque tous ont de longues barbes blanches et des mains amaigries et exsangues. La plume de roseau entre leurs doigts avance avec une lenteur incroyable. Le tumulte de la vie n'arrive pas jusqu'aux lieux qu'ils occupent. Devant leurs portes le temps arrête ses ailes. Le geste qu'ils exécutent est la continuation d'un mouvement qui commença il y a plus de mille ans et qui, peu à peu, a enveloppé l'art arabe dans un filet brillant et subtil qui embrasse toutes les manifestations esthétiques de la race."


extrait de Le sourire du Sphinx : sensations d'Égypte, 1918, par Enrique Gómez Carrillo (1873-1927), critique littéraire, chroniqueur, journaliste diplomatique.
Trad. de l'espagnol par Jacques Chaumié

mercredi 16 août 2023

"Le côté pittoresque m'a séduit plus que le côté architectural" (Louis Malosse, à propos de ses impressions d'Égypte)

photo de Marie Grillot


"L'œuvre humaine de la vieille Égypte est géniale. Ce qu'il en reste, ce qui demeure debout malgré les années, est encore assez beau pour stupéfier la civilisation européenne, pour la faire douter de sa puissance créatrice.
Les pyramides et les temples, laissés par les pharaons, témoignent de leur prodigieuse imagination, de leur prodigieux goût pour l'édifice grandiose. Leurs procédés de construction sont des problèmes, des inconnus pour les architectes modernes. Ils avaient poussé à un degré extrême le sentiment du beau et du grand.
Les archéologues d'aujourd'hui peuvent donc être fiers de leur œuvre de reconstitution d'une époque légendaire, de cette résurrection des merveilles pharaoniques. Mais l'œuvre incessante de la nature lui est supérieure. Pendant ce voyage de trois semaines au milieu des monuments les plus fameux de l'Égypte, je n'ai pas eu un seul instant de doute sur la prépondérance certaine que la nature avait sur l'homme. Ce que l'homme a fait, a pourtant été célébré au détriment de ce qui existe par la volonté de la divinité. Les masses de pierre sont belles par elles-mêmes ; elles le sont davantage par les sites dans lesquels des artistes épris du beau les ont placées.
J'étais parti avec la conviction d'être ébloui par les temples, je suis revenu gardant dans ma mémoire une admiration intense pour les spectacles que j'ai vus, pour toutes les choses que la nature m'a montrées sous des couleurs inconnues. Le côté pittoresque m'a séduit plus que le côté architectural. Les colosses de pierre n'ont pas fait sur moi l'impression que m'a produite par exemple la seule vue de l'ile d'Éléphantine. Peu de tombeaux m'ont plongé dans l'étonnement comme un coucher de soleil derrière un khamsin. Au moment d'entrer dans le récit des choses vues au pays des souvenirs antiques, je ne puis m'empêcher, à cause de l'oubli dans lequel les archéologues les ont tenus, de dire mon admiration pour la variété infinie de spectacles que la nature promène devant les yeux tout le long de ce fleuve accaparé un peu trop par les amateurs de fouilles. Que de fois, après des conversations sur la haute Égypte d'où il ressortait que le temple d'Edfou était une merveille, que les colonnes de Karnak étaient sans rivales, que les recherches de Deir-El-Bahari étaient pleines d'un intérêt supérieur, je me suis plu à demander à ces ardents de la pierre ce qu'ils pensaient d'une promenade en barque, au crépuscule, vers les premières roches de la cataracte, avec l'ile d'Éléphantine gracieusement allongée entre les maisonnettes d'Assouan et la falaise de sable rougie par les dernières lueurs du jour..."

extrait de Impressions d'Égypte, par Louis Malosse (1870-1896), homme de lettres et journaliste

mardi 8 août 2023

La magie des matins et des nuits du Delta, selon Fernand Leprette (XXe s.)

ancienne carte postale (auteur non identifiable)


"Matins du Delta ! Les villages sont couchés tout contre le sol. Sur le ciel d'un gris fumeux, de rares silhouettes d'arbres se dressent, encore exilées dans la nuit. Par millions, les tiges de cotonniers s'enfoncent, indistinctes, dans les lointains. Insoucieux des pâleurs orange et rose qui avortent dans un coin de ciel translucide, le Delta est immobile, dans l'attente. Les chiens se sont tus, mais les coqs commencent à s'interroger.
Et puis, tout d'un coup, le disque solaire coupe le fil de l'horizon, monte rapidement, comme porté à bout de bras par le dieu invisible, net, énorme, rutilant. À l'appel du gong, une foule d'oiseaux voletant, froufroutant partout où il y a une branche, une tige, une feuille, emplissent l'espace d'une folle allégresse. Un vaste étincellement court à la cime des cotonniers. Les villages replient leur abaïa brune et s'ébrouent. Sur leur plate-forme, les sakiehs se doublent de leur ombre. Le sommet des arbres est gagné par la gloire matinale. Voici que les bufflesses au ventre éclairé de rose gagnent les champs. Voici que les femmes s'en vont en théorie vers le canal, portant sur la tête une jarre cernée d'or. On ne peut imaginer spectacle plus bucolique, fraîcheur plus pure, jeunesse plus radieuse. On se sent prêt à croire à quelque bonheur édénique.
Cela dure une heure.
La douceur des soirs est poignante. Quand le soleil est près de disparaître, on éprouve un sentiment de délivrance. Le visage se détend. Le regard s'appuie sans hâte sur un paysage qui, lui aussi, a l'air de reprendre souffle.
Délicieux répit, mais combien fugitif ! À peine le jour a-t-il laissé choir sa couronne qu'il est dépossédé de l'espace. Rose ou dorée, la lumière des canaux tourne au livide, les labours bruns virent au violet pour devenir noirâtres, les champs accusent leur gamme de verts, les grosses boules des sycomores se font plus sombres et plus compactes, les faisceaux de palmes, accrochés dans le ciel, ressemblent à de sévères panoplies. Et, tandis qu'une même ombre submerge la plaine, on se sent soudain abandonné, perdu très loin de tout dans un espace vide.
Mais des myriades d'étoiles viennent peupler la voûte nocturne. La grande lune égyptienne se lève. Des reflets bleuâtres baignent le sol, par places. Les troncs d'arbres prennent une pâleur minérale. Dans l'air se répand un éclairage si amorti, une transparence si doucement nacrée, que l'âme s'incline à de plus paisibles rêveries.
Il faut s'être promené longtemps sur des pistes solitaires, le long des canaux bleus comme le ciel, entre les parois mouvantes du maïs, pour connaître la magie des nuits du Delta."

extrait de Égypte terre du Nil, 1939, par Fernand Leprette (1890-1970), écrivain et intellectuel français ayant longtemps vécu en Égypte

mardi 25 juillet 2023

"Par lui, la vie a pénétré dans les tombeaux" (Marcel Brion, XXe s., à propos de l'art égyptien)

Détail de la stèle de Djedamoniouânkh
Bois - XXIIe dynastie - Provenance Deir el-Bahari
Musée égyptien du Caire
photo : Marie Grillot


"Pour comprendre la nature, la portée et la signification de l'art en Égypte, il convient tout d'abord d'écarter toute idée de gratuité ; celle-ci, du moins, ne viendra que plus tard. En Égypte, comme dans toutes les hautes civilisations, l'art est un art sacré, et c'est un signe de décadence pour la civilisation dont il est la manifestation, lorsqu'il perd ce caractère sacré, qui fait sa noblesse, sa grandeur, sa sainteté. En Égypte, l'art décoratif qui est dépourvu de tout caractère religieux ou magique est toujours le produit des basses époques ; dans les périodes de haute intensité intellectuelle et morale, l'art, même lorsqu'il semble n'être qu'objet d'ornement, est toujours la matérialisation d'une idée, d'une émotion, d'un sentiment ou d'un concept.
Heureusement, le sentiment artistique des Égyptiens était si vivant, si naturel, que, de cet art hautement intellectualiste et spiritualisé, ils ont fait l'art le plus proche de la nature qui soit, le plus réaliste, au sens propre du terme. C'est ainsi que, tout en étant la création pure de l'intelligence et de la foi, grâce à la sensibilité de ce peuple, à son amour de la vie sous tous ses aspects, les arts plastiques sont devenus chez lui les plus représentatifs de la vérité de l'être et de la perception directe des formes, dans tout le monde antique oriental. Par lui, la vie a pénétré dans les tombeaux, elle y a apporté la reproduction des travaux terrestres, des plaisirs, des occupations et des jeux.
Il a fixé la forme humaine et la forme animale dans sa réalité immédiate, dans son expression la plus intense, la plus chargée d'expressivité. Ayant pour mission de perpétuer la vie, l'art a cherché dans les formes mouvantes de cette vie celles qui étaient les plus véridiques et les plus essentielles, pour les fixer dans la durée, dans l'immuable. Et les lois qu'il a découvertes dans cette recherche et qu'il s'est données comme règles sont demeurées valables, presque sans modification, tout au long de la vie de ce peuple, c'est-à-dire pendant plus de trois mille ans."

extrait de Histoire de l'Égypte, par Marcel Brion (1895-1984), essayiste, historien d'art, romancier, avocat, critique littéraire, grand voyageur, élu à l'Académie française le 12 mars 1964.

jeudi 29 juin 2023

Splendeur et déclin de l'Égypte, selon Claude Étienne Savary (XVIIIe s.)

Temple and pyramids on Lake Karun (Mœris), El Faiyum, Egypt.
Handcolored lithograph from Friedrich Wilhelm Goedsches Complete Gallery of Peoples 
in True Pictures, Meissen, circa 1835-1840


"Tandis que nous sommes aux bornes de l’Égypte, jetons un coup d'œil sur le pays que nous venons de parcourir. Dans un espace de deux cents lieues nous avons remarqué une vallée étroite, bornée à droite et à gauche par deux chaînes de montagnes et de collines ; excepté vers le Faïoum, la plaine n'a guère que dix lieues dans sa plus grande largeur ; mais elle est couverte partout des trésors de l'abondance. Les pyramides qui s'étendent depuis les environs de Gizé jusqu'à Meidom, ont d'abord attiré nos regards. Ces magnifiques mausolées qu’éleva la puissance des Pharaons, ne nous ont point empêchés de payer un tribut d'admiration aux restes du lac Mœris, creusé pour le bonheur des peuples. Plus loin nous avons observé des portiques et des temples superbes. Les ruines de Thèbes aux cent portes ont ensuite fixé notre attention, et nos pensées se sont élevées jusqu'à la hauteur de ses fameux monuments. Enfin nous sommes arrivés à Siène, en remarquant partout, sur notre route, les plus beaux restes de l'antiquité.
À quel évènement attribuer la destruction du goût et des arts, sous le même climat, sur le même sol, au milieu de la même abondance, sinon à la perte de la liberté, et au gouvernement, qui abaisse ou élève à son gré le génie des nations ? L'Égypte, devenue partie de l'empire des Perses, fut ravagée pendant deux cents ans par Cambyse et ses successeurs. Ce prince barbare, en détruisant les temples et les collèges des prêtres, éteignit le feu sacré qu'ils avaient allumé depuis des siècles, sous ce ciel favorable. Honorés, ils cultivèrent avec gloire toutes les connaissances humaines ; méprisés, ils perdirent leurs sciences et leur génie. Sous la domination des Ptolémées, il ne se ralluma point, parce que ces Rois fixant à Alexandrie le siège de leur royaume, donnèrent toute leur confiance aux Grecs, et dédaignèrent les Égyptiens. Devenue province romaine sous le règne d'Auguste, l'Égypte fut regardée comme le grenier à blé de l'Italie, l'agriculture et le commerce y furent seuls encouragés. Les Monarques du Bas-Empire, ayant embrassé le christianisme, le gouvernèrent avec un sceptre de fer, et renversèrent quelques-uns de ses plus beaux édifices. Les Arabes l'enlevèrent au lâche Héraclius, trop occupé de disputes théologiques, pour envoyer un seul vaisseau au secours des Alexandrins, qui, depuis un an, imploraient son assistance. Ils y brûlèrent cette riche bibliothèque, dont la perte sera un sujet de deuil pour les savants de tous les pays et de tous les âges. Les Turcs enfin, peuple ignorant et barbare, ont été ses derniers maîtres. Ils y ont anéanti, autant qu'ils ont pu, le commerce, l'agriculture et les sciences. Après tant de fléaux, après tant de siècles révolus, voyez, Monsieur, combien ce pays possède encore de monuments antiques ; voyez si le globe entier en réunit autant que cette petite portion du monde. Cette observation seule doit suffire pour vous donner une idée du peuple qui l'habita, et du degré de perfection où il porta les arts."

extrait de Lettres sur l'Égypte, tome second, 1786, par Claude Étienne Savary (1750-1788), orientaliste, pionnier de l'égyptologie

dimanche 25 juin 2023

"Philæ me prend l'âme comme un charme" (comtesse de la Morinière de la Rochecantin)

Philæ en 1906 (Photo Luigi Fiorillo)

"Je n'ai pas encore parlé d'elle, d'elle, l'île enchantée aux palmiers qui ne produiront plus et dont les troncs disparaissent chaque jour un peu, submergés par l'eau du fleuve ; d'elle, la perle des perles de la haute Égypte, que nul n'a trop vantée ; d'elle, objet des regrets de Loti ! d'elle enfin, où les peuples ont bâti un temple à Isis, douce protectrice de l'île.
Ses gardiens aujourd'hui ressemblent encore à des prêtres et voudraient, aussi jalousement que ceux des temps jadis, la préserver de toute profanation.
Grâce à des barques étroites, on peut regarder de très près le kiosque légendaire, circuler aisément entre les colonnades des temples aux trois quarts submergés, s'arrêter au pied des pylônes de pierre dorés par le dieu Soleil mieux, et plus artistiquement, qu'aucun être humain n'aurait su le faire.
Enfin, on descend au seuil même du sanctuaire d'Isis dans les propylées. On admire les puissants piliers aux chapiteaux sculptés et ornés de palmes à côtes bleues ; ils soutiennent le dallage qui tient lieu de plafond, sur lequel des peintures atténuées ressemblent à d'immenses amulettes enchâssées là par une puissance supérieure.
Silence et beauté sont la parure de cette fleur rigide que baignent les flots et qui émerge, délicate et divine, du milieu d'eux.
Les visiteurs, ayant salué Philæ avant la construction du barrage, déclarent sacrilège l'acte de ceux qui, dans un but lucratif, sapent les fondations de cette huitième merveille du monde.
Mais quant à moi qui viens ici pour la première fois, Philæ me semble avoir un charme plus pénétrant au sein des eaux dormantes que si elle était la Philæ triomphante des Ptolémées sur un tertre vert et embaumé ! Grâce soit rendue à Allah ! Philæ, telle qu'il m'est donné de la voir souriante à l'approche du printemps, me prend l'âme comme un charme. Mes prunelles se dilatent de plaisir et voudraient s'agrandir pour mieux conserver le souvenir de tant de délicatesse et de grâce.
Après avoir longuement admiré, il faut partir ; en ce pays la nuit tombe vite. Adieu Philæ ! demeure parfumée de la mystérieuse, bienveillante et secourable déesse ! Adieu, œuvre de piété des hommes, que d'autres hommes issus d'une race différente ensevelissent sous une nappe liquide, ne rêvant plus pour cette terre d'Égypte que richesse et fertilité !"

extrait de Du Caire à Assouân : impressions d'Égypte, par la Comtesse Le Bault de La Morinière de La Rochecantin (18.. - 1919), née Marie Madeleine de Menou, originaire du Perche (Normandie), mariée le 30 Juin 1879 au comte Olivier Le Bault de la Morinière de la Rochecantin (1851-1915). Ouvrage préfacé par Georges Legrain

samedi 24 juin 2023

"Renoncer à faire l'analyse du Sourire de l'Égypte qu'exprime toujours le visage meurtri du sphinx" (Albert Denis, XXe s.)

photo de Petar Milošević (Wikimedia Commons)

"Maintenant, j'éprouve une grande hâte de dévisager le sphinx qui s'allonge là-bas, au Sud-Est, et en contrebas de la grande pyramide. Pour y parvenir, il faut cheminer au travers de débris de granit rose mêlés à l'or du sable du désert.
Ces débris granitiques devaient vraisemblablement former le revêtement de la base du grand monument funéraire. Voici le sphinx qui brusquement apparaît... Sa croupe de granit s'étend majestueuse au bas de la coulée des sables. Dès son lever il reçoit la caresse rose du soleil. À l'heure où nous sommes, aux approches du moghreb, avant la grande paix du soir, sa face commence déjà à s'envelopper de mystère. Un enduit rougeâtre, encore visible par endroits, colore le visage formidable, dont l'expression et le sourire, quoique mutilés, continuent à synthétiser le passé fabuleux de l'antique Égypte et son inquiétante énigme. Les estimations les plus sérieuses font remonter son érection à l'époque thinite, à son apogée.
Je trouve sage de renoncer à faire l'analyse du Sourire de l'Égypte qu'exprime toujours le visage meurtri du sphinx, qui, à l'orée du désert, dresse sa masse sculpturale sur le fond d'or des sables. Ne suffit-il pas de constater qu'un indéchiffrable mystère l'apparente très étroitement au séduisant, mais énigmatique sourire éginétique de l'Hellade épanoui sur le visage de marbre pentélique des fragments des statues harmonieuses de l'Acropole ; ainsi qu'au sourire de la Renaissance florentine, quand, le pinceau du divin Léonard s'efforçant d'exprimer le mystère féminin, le fixa avec tant de suavité dans le sourire de Mona Lisa que nous conserve la Joconde ?  N'est-ce pas, à travers les millénaires et les civilisations successives et diverses, le même effort d'art qui, cherchant à exprimer les caractères permanents de la Beauté et de la Noblesse humaines, a toujours cru les trouver dans le Sourire, quand il ne les a pas cherchées dans l'expression pathétique de la Douleur ?"


extrait de Terre d'Égypte, 1922, par l'abbé Albert Denis qui, participant à "l'expédition militaire de Palestine-Syrie", profita de ses permissions pour visiter l'Égypte. "Ce fut pour lui à la fois une révélation et un éblouissement."

jeudi 18 mai 2023

Plaidoyer, par Georges Legrain, en faveur des archéologues "occupés à interroger le sol qui sent la momie"

photo extraite de Les temples de Karnak : fragment du dernier ouvrage de Georges Legrain, 1931

"La préface que vous m'avez fait l'honneur de me demander devrait peut-être s'arrêter ici, mais, au risque d'ennuyer et vous et vos lecteurs, je demanderai à plaider de mon mieux la cause de quelques archéologues de mes amis occupés à interroger ce sol qui, comme vous le dites si bien, sent la momie.
Je crois que vous êtes un peu sévère pour "les hommes qui violent à toute heure de jour et de nuit les sépulcres royaux". Ceux-là, je vous prie de le croire, méritent, comme les fellahs, d'être vus à l'œuvre et étudiés de près. Comme les gens des chadoufs, ils gagnent peu et travaillent beaucoup dans le seul but d'ajouter, peut-être, une page ou même une simple ligne à l'histoire de l'Égypte antique et de l'humanité. Souvent déçus, rarement heureux, ils apportent à cette tâche une ardeur que j'admire. Vivant avec les morts, ils savent garder leur jeune gaieté, supporter la solitude pendant de longs mois, trop heureux si quelque découverte, dont ils ne garderont rien pour eux, vient ranimer leur ardeur qui défaille et secouer la torche qui les guidera l'an prochain.
C'est à ces découvreurs de momies, et à leurs devanciers, les Mariette, les Maspero, que vous êtes redevable de vos émotions quand vous visitez la Vallée des Rois, Saqqarah et le Musée du Caire.
Cette lente résurrection des choses du passé, cette longue recherche des générations disparues est, quand elle est faite pieusement, angoissante entre toutes. C'est un dialogue avec les morts autrement passionnant que ceux qu'imagina Lucien de Samosate.
Chaque momie ramenée au jour nous dit son nom, ses titres et ses croyances ; le moindre petit caillou couvert d'hiéroglyphes parle à qui sait les traduire.
J'ai, pour ma part, fait sortir de leur cachette des centaines de statues : chaque fois, Madame, qu'une d'elles fut découverte, je ressentis une émotion que je voudrais vous faire partager, ne fût-ce qu'un instant. Elles sortaient peu à peu, l'une après l'autre, de la boue de Karnac et revoyaient la lumière après de longs siècles d'enfouissement. Les textes dont elles étaient couvertes m'ont confié toute leur histoire ; j'ai revécu avec elles dans les temps passés et exaucé leur vœu sans cesse renouvelé : "Que mon nom persiste à jamais dans les siècles des siècles." Tous ces pauvres disparus, ces ombres errantes clament très haut leur amour de la vie et l'horreur qu'ils avaient de la mort et l'oubli : ils ne pouvaient croire à l'anéantissement complet et définitif de ce qui constitua leur personnalité ; afin de perpétuer leur nom, les rois construisent leurs énormes pyramides et lancent vers le ciel les hypostyles géants. Grands et petits emportent dans la tombe un dernier trésor, le plus précieux de tous : le papyrus sur lequel sont tracées les formules efficaces, grâce auxquelles ils pourront "revoir le jour, sortir vers la lumière".
C'est l'ultime Espérance que leur donna la Foi dans le dogme de la Résurrection.
Les archéologues sont impuissants à réaliser tous les vœux de ces êtres dont les dépouilles se sont accumulées depuis des siècles sur les bords du Nil. Nous ne pouvons que, selon leur désir, faire "reverdir leur nom", comme ils disaient. En accomplissant cette œuvre, en notant ce que tous ces oubliés ont fait et pensé, chacun de nous tâche de les ramener vers leur chère lumière, croyant, comme Michelet, que l'Histoire est, elle aussi, une résurrection."

extrait de la préface, par Georges Legrain, directeur des travaux du Service des Antiquités de l'Égypte, de l'ouvrage Promenades au pays des pharaons - Du Caire à Assouân, 1913, par la Comtesse de la Morinière de la Rochecantin.
L'archéologue, égyptologue et photographe Georges Legrain (1865-1917) supervisa d'ambitieuses restaurations archéologiques, comme la reconstruction de la Grande salle hypostyle à Karnak, après l'écroulement de douze colonnes le 3 octobre 1899. Sa grande découverte fut celle de la fameuse "cachette", le 26 décembre 1903, avec ses 700 statues.

vendredi 12 mai 2023

"À voir le Nil couler, on comprend (l'immortalité de l'Égypte)" (Octave Béliard - XXe s.)

chadouf - gravure du XIXe s., auteur non mentionné

"Heureux ceux qui peuvent, en musardant, descendre le Nil sur une barque nonchalante. Pour moi qui n'ai voyagé qu'en wagon, j'ai été le passant qui s'emplit les yeux comme un gourmand pressé emplit sa gorge. J'ai tout simplement côtoyé la vie du Nil, cette vie qui s'est continuée durant toute l'Histoire du monde, qui se continue encore.
Des périodes durant lesquelles on a cru l'Égypte décadente, irrémédiablement asservie, morte peut-être, il s'en est succédé beaucoup ; il y a eu, après des jours éblouissants, des nuits qui semblaient définitives ; mais le disque solaire que l'on voit s'abîmer derrière la Vallée des Rois à chaque fois que vient le soir, reparaît toujours avec le matin au-dessus des cimes arabiques ; mais chaque année apporte la crue du Nil et sa décrue. Ce sont les diastoles et les systoles d'un cycle vital et si chaque millénaire montre l'Égypte puissante ou humiliée, il y faut voir encore un rythme et les battements de son cœur immortel.
À voir le Nil couler, on comprend cette immortalité-là. L'Égypte c'est le Nil. Ici la force qui tient les hommes groupés est unique, inépuisable et toujours identiquement jeune. Une coulée de sang à quoi toute vie s'abreuve et qui ne tarira jamais. L'Égyptien peut être distrait par des rêves saisonniers, par des ambitions et des refoulements transitoires, par des idées venues d'ailleurs ; mais son existence est uniquement dépendante de son fleuve-dieu. Le Nil est sa dévotion permanente au milieu de tous les cultes successifs. Il y a, d'Assouân au Caire, cent ou mille petits monuments qui, construits sous les Pharaons, sous les Chrétiens ou sous les Arabes, se ressemblent tous essentiellement : les nilomètres. Ce sont des puits gradués pour mesurer la hauteur de l'eau. L'eau du Nil, la seule eau que possède ce pays où il ne pleut pas, est une obsession qui crée l'unanimité des pensées et l'unanimité des gestes.
La seule grande affaire du paysan, dans l'intervalle des crues, consiste à faire monter l'eau dans les rigoles des jardins et des champs. Il le fait généralement de la même façon que ses ancêtres les plus reculés. Sa noria au chant plaintif est un manège à engrenage de bois, actionné par un buffle, qui élève sur une chaîne sans fin des pots d'argile. Son chadouf, manœuvré à la main, est une poutre branlant sur pivot, dont la longue extrémité porte un vase et l'autre un contrepoids. de terre glaise. Aux temps antiques on appelait cela la gebba et le nom seul en a été changé : la gebba est dessinée sur les murs des mastabas des premières dynasties. Il y a aussi, sans doute depuis beaucoup moins longtemps, les gros cylindres à l'extrémité immergée où tourne, en montant l'eau, une vis d'Archimède. (...)
La générosité du père Nil, qui ne varie pas, ne suggère jamais de besoins nouveaux, origines d'inventions nouvelles. Le Nil conserve les traditions et les formes, éternellement, comme ses rives conservent les momies. Il est le grand facteur de pérennité."

extrait de Au long du Nil, 1931, d'Octave Béliard (1876 - 1951), médecin et écrivain français de science-fiction, l'un des cofondateurs du Groupement des écrivains médecins en 1949.

mardi 9 mai 2023

"Qui entre ici est le prisonnier des dieux" (Octave Béliard - XXe s. - à propos de Karnak)

photo datée de 1900 - auteur non mentionné

"Karnak est un géant amoncellement de demeures divines. Quelque chose comme le Versailles des dieux ; et j'attente, en disant cela, à la majesté du lieu sacré, à son énormité. (...)
Karnak est une foule dont je n'ai guère le loisir de dissocier les éléments, une foule étrange et étrangère. Je l'observe moins que je ne la subis. Je la subis comme des heurts, comme des secousses émotionnelles. Mes facultés d'analyse sont en déroute.
D'ailleurs, on tue du mystère en analysant. Le miracle de Karnak est dans ces choses qui seraient dissemblables à les regarder de près mais qui, à l'examen du poète et du mystique, semblent se répéter à l'infini, engendrant une sorte de rythme, de symphonie perpétuelle qu'on peut indifféremment écouter en commençant par un bout ou par l'autre ou par un point quelconque, comme la symphonie même de l'univers. Les Égyptiens ont reconnu la puissance magique de l'obsession. Leur hiératisme qui abolit l'individuel rejoint l'infini par l'innombrable ; il a fait taire l'ingéniosité humaine devant la divine monotonie qui a le goût de l'éternité. Qui entre ici est le prisonnier des dieux. (...)
À Karnak, plus encore qu'à Louksor, l'Histoire est un guide précieux. À son évocation, les pierres tombées se replacent, les plans deviennent compréhensibles, des styles se séparent et se définissent. Tout ce qui est immobile dans cet espace immense recommence à se mouvoir dans le temps. Karnak est une harmonie, je le disais, quasi musicale ; l'admirable, c'est que cette harmonie se soit constituée lentement, par l'agrégation d'accords successifs, sans préconception de l'ensemble.
Imaginez un livre auquel ont collaboré vingt écrivains d'époques différentes, chacun avant écrit une page, un feuillet, un chapitre plus ou moins complet en soi, plus ou moins relié au précédent, amorçant plus ou moins le suivant. Il n'est pas à supposer que ce livre donnera l'impression de l'harmonie et de l'unité. Karnak a pourtant été composé de cette façon-là et tout y semble équilibre, ordre, proportions. Il a fallu quinze siècles pour édifier la Ville des dieux (...) et ici, malgré les différences des styles, tout s'articule. Combien tranquille était l'âme de ce peuple et combien résistantes ses traditions ! (...)
Je n'ai vu Karnak qu'en plein jour. Mais les ruines m'appartinrent et je fus en tête-à-tête avec les dieux. Elles me donnèrent ce qu'elles refusent à leurs trop nombreux visiteurs de nuit : leur âme de silence."


extrait de Au long du Nil, 1931, d'Octave Béliard (1876 - 1951), médecin et écrivain français de science-fiction, l'un des cofondateurs du Groupement des écrivains médecins en 1949.

lundi 8 mai 2023

"La pyramide est la transformation d'une conception primitive" (Vicente Blasco Ibañez - XXe s.)

Ziggurat d'Ur - Wikimedia commons

"Les trois Pyramides de Gizeh sont les plus renommées, les plus connues du grand public, mais il y en a dans le désert beaucoup d'autres qui sont parallèles au cours du Nil. Ces trois Pyramides sont les constructions en pierre les plus anciennes qui existent aujourd'hui en Égypte, mais il ne faut pas les regarder, ainsi qu'on fait en général, comme antérieures à tous les ouvrages de ce genre. Avant que les Pharaons (...) eussent l'idée d'édifier des tombeaux exigeant des dépenses aussi déraisonnables, d'autres rois avaient déjà élevé des pyramides pour y loger leurs cadavres.
La pyramide est la transformation d'une conception primitive. Chez tous les peuples on a eu l'idée de placer sur les tombes un amas de pierres, et les Égyptiens sont partis de là pour construire la pyramide telle que nous la connaissons. Les rois qui ont vécu dans les premiers temps dont parle l'histoire d'Égypte ont élevé des pyramides de briques à degrés, analogues à celles des Sumériens, des Assyriens et d'autres peuples de la Mésopotamie. Il est hors de doute que l'influence des Sumériens s'exerça, peut-être quatre-vingts ou quatre-vingt-dix siècles avant notre ère, dans une période très obscure, antérieure aux temps les plus reculés que mentionne l'Histoire, et les roitelets de la Basse-Égypte, désireux de rehausser leur majesté, imitèrent avec des briques, c'est-à-dire, avec les matériaux qui étaient le plus à leur portée, les monuments de la civilisation qui existait dans la Mésopotamie, civilisation que quelques historiens font remonter à dix ou onze mille ans avant Jésus-Christ.
Quand les rois d'Égypte furent devenus puissants et maîtres absolus de leurs sujets, ils purent élever les mêmes constructions en pierre, faisant transporter sur des traîneaux et sur des radeaux le calcaire du désert arabique et le granit rouge qu'on extrait des carrières en amont d'Assouan.
Je dois avouer que les Pyramides n'ont rien en elles-mêmes qui soit de nature à émouvoir le touriste au premier moment. Nous les avons vues tant de fois dans des livres, dans des tableaux et même sur des presse-papiers avant qu'elles nous apparaissent en réalité ! Nous ne savons que répéter en nous-mêmes qu'elles sont énormes, absurdement énormes.
En outre, vue de près, la Grande Pyramide semble un simple amoncellement de pierres, formant des assises en retrait de soixante-dix mètres environ les unes sur les autres. Autrefois, ces degrés étaient cachés par des blocs de granit taillés et polis, tellement lisses qu'il était impossible de gravir la pente, et s'adaptant si exactement les uns aux autres qu'on ne pouvait introduire un bâton entre deux d'entre eux. Ce revêtement de pierre polie a été arraché pour être employé à d'autres constructions, et il ne subsiste plus aujourd'hui qu'une énorme masse de maçonnerie entièrement à découvert ; cela fait penser à un être monstrueux dont on aurait arraché la peau."

extrait de Le Voyage d'un romancier autour du monde, 1925, de Vicente Blasco Ibañez (1867-1928), écrivain, journaliste et homme politique espagnol. Il est considéré comme l'un des plus grands romanciers de langue espagnole.
Ouvrage traduit de l'espagnol par Renée Lafont.

mercredi 3 mai 2023

Dans l'attente de l'ouverture de la tombe du "Pharaon à la mode", par Vicente Blasco Ibañez (XXe s.)

entrée de la tombe de Toutankhamon
auteur du cliché non mentionné

"Des gendarmes égyptiens suivent d'un œil vigilant le travail de plusieurs ouvriers. Ceux-ci élèvent une estrade de bois qu'ils ornent de percaline à fleurs et de drapeaux aux couleurs nationales. Mon cocher m'explique que dans quelques jours ou dans une semaine, peut-être bien dans un mois, de hauts fonctionnaires du Caire viendront procéder à l'ouverture d'une nouvelle salle dans la tombe fameuse de Tout-an-Khamen. Puis il ajoute que peut être aussi ils ne viendront jamais, tant en ce moment les hôtels de Louqsor sont bondés de touristes ! Le snobisme y a ramené ceux-ci, quoique la saison d'hiver soit terminée, et leur a fait affronter la chaleur croissante. Même des princes royaux et de grands personnages sont à Louqsor, attendant qu'on rouvre la tombe.
Je crois que la majorité de ces curieux ne s'intéresse en aucune façon à Tout-an-Khamen, roi d'une des dernières dynasties de Thèbes, dont ils ignoraient le nom il y a quelques mois. Mais maintenant on ne parle pas d'autre chose, et, comme ce Pharaon est à la mode, tous se disputent l'honneur d'entrer dans son tombeau et attendent à Louqsor, en s'éventant pour chasser les mouches, que le gouvernement égyptien décide une nouvelle exploration, pour pouvoir dire : "J'étais là."
On me montre l'entrée de la tombe célèbre, c'est un orifice de caverne qui donne accès à une syringe en pente, comme dans les autres hypogées. Ce qu'elle a jusqu'ici d'extraordinaire, c'est la beauté des meubles qu'on y a trouvés, mais ils sont déjà dans le musée du Caire, et je pourrai les voir avant qu'une semaine se soit écoulée."

extrait de Le Voyage d'un romancier autour du monde, 1925, de Vicente Blasco Ibañez (1867-1928), écrivain, journaliste et homme politique espagnol. Il est considéré comme l'un des plus grands romanciers de langue espagnole.
Ouvrage traduit de l'espagnol par Renée Lafont.

mardi 2 mai 2023

"Mansour, histoire d'un enfant d'Égypte" (extrait), par François Bonjean et Ahmed Deif

source : Wikipedia


"Mon père, un jour, me tendit une lettre : 
- De Cheikh Mohammed Ibrahim. Un modèle d'arabe !
Il me fut impossible de comprendre cette lettre. La chose n'avait d'ailleurs rien que de normal : lire correctement l'arabe littéraire constitue l'aboutissement de tout un cycle d'études. Je n'en fus pas moins très humilié de m'entendre dire :
- Que fabriques-tu donc au kouttâb ? Tu nous as rebattu les oreilles de la science calligraphique d'Amine Effendi et du calcul qu'il vous enseigne au tableau noir : moi qui n'ai jamais été dans un kouttâb aussi moderne, je peux tout lire, tout comprendre ! 
- Je n'ai que quinze ans ! Toi tu lis les journaux et beaucoup d'ouvrages depuis des années. C'est précisément à cause de ma faiblesse que je voudrais tant aller dans une école vraiment moderne. Là, je pourrais apprendre aussi le français. Je deviendrais un effendi, et pourrais obtenir une place au gouvernement ! 
- Comme tu voudras, me dit-il d'un air indifférent. Si tu y tiens, cherche toi-même l'école. Seulement, je t'avertis que je ne puis rien débourser de plus que je ne fais. Il faudrait que tu aies un costume à l'européenne, des chemises, des cravates. Tout cela coûte cher !
L'idée d'apprendre le français me travaillait depuis longtemps. L'un de mes condisciples avait quitté le kouttâb pour entrer chez les Frères. Il me répétait :
- Tu en as pour des années avant de connaître l'arabe classique. Vois ton père, qui n'a jamais interrompu ses études ; il n'est encore, à quarante ans, qu'étudiant. Oui, l'arabe est la langue des uléma, des cheikhs, la langue divine. Mais n'appelons-nous pas le français loghet el molouk, la langue des rois ? N'est-il pas la langue de la bonne société, des affaires, de presque toutes les administrations ? À quoi peut-on arriver sans lui ?
Son raisonnement m'avait impressionné. Je me disais qu'une fois en possession de cette clef du monde moderne, je pourrais continuer à étudier l'arabe, et que je serais ainsi supérieur et aux cheikhs et aux effendis. J'entendis un matin Cheikh Rhâdre parler du père de ce garçon devant des visiteurs de marque.
- Voilà un homme pieux, bon musulman, disait-il, qui fait les cinq prières et dit constamment son chapelet dans la rue, et ce vieillard écoute ses enfants, les laisse aller à l'école chrétienne ! Il sait pourtant que ces Frères ont pour mission de convertir les Musulmans. Les élèves doivent se rendre plusieurs fois par jour à l'église pour assister aux prières. Ils doivent aussi suivre le programme de l'école. Ils finissent par devenir au moins indifférents à l'Islam !
J'étais ému comme si cette conversation devait décider de mon sort. Les Frères, en tant qu'ennemis jurés de l'Islam, m'inspiraient de la haine. Et cependant, leur école, à cause du français, m'attirait comme un havre.
- Je ne crains pas, répondit l'un des effendis, que les jeunes Musulmans embrassent le christianisme. Mais ce que je crains, c'est qu'à force de souffrir du fanatisme des Frères, ils ne deviennent eux-mêmes des musulmans fanatiques. J'ai dit l'autre jour à l'un de ces jeunes gens :
- Tu vas te faire chrétien !
Jamais ! m'a-t-il répondu. Car si j'en juge par ce qui nous est montré, je préfère ma religion. Ces Frères s'arrogent le droit de parler au nom de Dieu, et pourtant ils sont comme les autres. S'ils font allusion à l'Islam, c'est toujours avec des sous-entendus et du parti pris.
- Oui, dit un autre effendi, la malignité de ces hommes, au point de vue religieux, est grande. Mais l'Islam, une fois implanté dans un cœur, ne peut pas être déraciné. Il est la lumière de Dieu. Ne tombons pas dans le défaut des Frères en nous montrant injustes envers eux. Ils ont rendu de grands services, non seulement à leur pays, à leur langue, mais à nous-mêmes, à l'Égypte. Voyez nos hommes politiques, nos grands avocats : autant d'anciens élèves des Frères et des Jésuites ! Leurs écoles sont, en Égypte, les plus sérieuses."

extrait de Mansour, histoire d'un enfant du pays d'Égypte
1924, par François Bonjean et Ahmed Deif, professeurs à l’École normale supérieure du Caire.

"Publié à Paris aux éditions Rieder en 1924, le livre obtient un succès d’estime. Fernand Leprette publie un article louangeur dans lequel il explique que l’auteur « a mis à profit cinq longues années de séjour au Caire » pour « se faire admettre dans l’intimité de belles familles indigènes, pour conquérir de nombreuses amitiés dans le pays ». Sans « être rompu aux subtilités de la langue du dhâd, sans être archéologue, juriste ou diplomate », il a réussi à « montrer l’Égypte du dedans », et a découvert « d’instinct le seul collaborateur qualifié ». Le nouveau livre n’a rien à voir avec Goha d’Adès et Josipovici, ni « avec les notations d’un voyageur pressé. Interrogez n’importe quel Français d’Égypte sur La Mort de Philae par exemple. Et nul n’ignore le dédain des Orientaux pour la plupart de nos variations littéraires sur le pays ». Le même critique et résident en profite pour poser le problème de tous ces « effendis en veston » qui reviennent d’Europe, « musulmans de la nouvelle école » dont les « qualités demeureront sans emploi jusqu’à ce que des disciplines critiques et scientifiques, venues peut-être du pays de l’Infidèle, rétablissent un contact nécessaire avec le riche limon du Nil ». C’est bien l’une des questions lancinantes posées par le livre que cette occidentalisation, dont le héros de Mansour est le porte-parole et la victime consentante." (Daniel Lançon, Les Français en Égypte, 2015)

samedi 29 avril 2023

"J'ai trouvé à Saqqarah l'art grec au nid" (princesse Bibesco)


photo extraite de Wikimedia commons
auteur non mentionné

"Grande nouvelle : j'ai trouvé à Saqqarah l'art grec au nid ! Des colonnes doriques sont sorties depuis peu du sable. Imothep (sic), l'architecte du roi Zozer (sic), dont c'est l'ouvrage, fut le premier Égyptien qui employa la pierre de taille.
L'inscription annonce qu'il a été placé au rang des dieux, après avoir achevé ces deux temples. On le serait à moins. Ils sont divins, petits, parfaits, plus beaux que celui de la Victoire Aptère, sur l'Acropole, auquel ils ressemblent, avec quelque chose de plus fini, de plus serré dans le grain de la perfection.
Ils datent d'environ trois mille ans, trente siècles avant Phidias. Je n'en sens que plus vivement l'ordre aristocratique qui règle l'héritage humain. La préséance est à l'Égypte. Ceux qui ont opposé l'art libre des Grecs à l'art esclave des Égyptiens sont bien quinauds, avec Taine, depuis qu'on a découvert les colonnes de Sagqarah.
La première colonne fut en terre glaise. De gros roseaux du Nil, en fascines, furent dressés autour, pour la faire tenir debout, jusqu'à ce que de limon eût séché.
L'empreinte de ces roseaux, en creux, a donné les rainures de la colonne cannelée.
Pourquoi m'être fâchée, à Ratislava (sic), contre le ciment qui imite la pierre, puisque les plus fameuses architectures du monde ne sont que l'imitation, marbre ou en pierre, des architectures de bois ou de boue séchée ? Tout est transposition, transfiguration.
Mes idées toutes faites sont à refaire."

extrait de Jour d'Égypte, par Marthe Lucie Lahovary (1886-1973), par mariage princesse Bibesco, également connue sous le pseudonyme de Lucile Decaux, femme de lettres française d'origine roumaine.