mardi 2 mai 2023

"Mansour, histoire d'un enfant d'Égypte" (extrait), par François Bonjean et Ahmed Deif

source : Wikipedia


"Mon père, un jour, me tendit une lettre : 
- De Cheikh Mohammed Ibrahim. Un modèle d'arabe !
Il me fut impossible de comprendre cette lettre. La chose n'avait d'ailleurs rien que de normal : lire correctement l'arabe littéraire constitue l'aboutissement de tout un cycle d'études. Je n'en fus pas moins très humilié de m'entendre dire :
- Que fabriques-tu donc au kouttâb ? Tu nous as rebattu les oreilles de la science calligraphique d'Amine Effendi et du calcul qu'il vous enseigne au tableau noir : moi qui n'ai jamais été dans un kouttâb aussi moderne, je peux tout lire, tout comprendre ! 
- Je n'ai que quinze ans ! Toi tu lis les journaux et beaucoup d'ouvrages depuis des années. C'est précisément à cause de ma faiblesse que je voudrais tant aller dans une école vraiment moderne. Là, je pourrais apprendre aussi le français. Je deviendrais un effendi, et pourrais obtenir une place au gouvernement ! 
- Comme tu voudras, me dit-il d'un air indifférent. Si tu y tiens, cherche toi-même l'école. Seulement, je t'avertis que je ne puis rien débourser de plus que je ne fais. Il faudrait que tu aies un costume à l'européenne, des chemises, des cravates. Tout cela coûte cher !
L'idée d'apprendre le français me travaillait depuis longtemps. L'un de mes condisciples avait quitté le kouttâb pour entrer chez les Frères. Il me répétait :
- Tu en as pour des années avant de connaître l'arabe classique. Vois ton père, qui n'a jamais interrompu ses études ; il n'est encore, à quarante ans, qu'étudiant. Oui, l'arabe est la langue des uléma, des cheikhs, la langue divine. Mais n'appelons-nous pas le français loghet el molouk, la langue des rois ? N'est-il pas la langue de la bonne société, des affaires, de presque toutes les administrations ? À quoi peut-on arriver sans lui ?
Son raisonnement m'avait impressionné. Je me disais qu'une fois en possession de cette clef du monde moderne, je pourrais continuer à étudier l'arabe, et que je serais ainsi supérieur et aux cheikhs et aux effendis. J'entendis un matin Cheikh Rhâdre parler du père de ce garçon devant des visiteurs de marque.
- Voilà un homme pieux, bon musulman, disait-il, qui fait les cinq prières et dit constamment son chapelet dans la rue, et ce vieillard écoute ses enfants, les laisse aller à l'école chrétienne ! Il sait pourtant que ces Frères ont pour mission de convertir les Musulmans. Les élèves doivent se rendre plusieurs fois par jour à l'église pour assister aux prières. Ils doivent aussi suivre le programme de l'école. Ils finissent par devenir au moins indifférents à l'Islam !
J'étais ému comme si cette conversation devait décider de mon sort. Les Frères, en tant qu'ennemis jurés de l'Islam, m'inspiraient de la haine. Et cependant, leur école, à cause du français, m'attirait comme un havre.
- Je ne crains pas, répondit l'un des effendis, que les jeunes Musulmans embrassent le christianisme. Mais ce que je crains, c'est qu'à force de souffrir du fanatisme des Frères, ils ne deviennent eux-mêmes des musulmans fanatiques. J'ai dit l'autre jour à l'un de ces jeunes gens :
- Tu vas te faire chrétien !
Jamais ! m'a-t-il répondu. Car si j'en juge par ce qui nous est montré, je préfère ma religion. Ces Frères s'arrogent le droit de parler au nom de Dieu, et pourtant ils sont comme les autres. S'ils font allusion à l'Islam, c'est toujours avec des sous-entendus et du parti pris.
- Oui, dit un autre effendi, la malignité de ces hommes, au point de vue religieux, est grande. Mais l'Islam, une fois implanté dans un cœur, ne peut pas être déraciné. Il est la lumière de Dieu. Ne tombons pas dans le défaut des Frères en nous montrant injustes envers eux. Ils ont rendu de grands services, non seulement à leur pays, à leur langue, mais à nous-mêmes, à l'Égypte. Voyez nos hommes politiques, nos grands avocats : autant d'anciens élèves des Frères et des Jésuites ! Leurs écoles sont, en Égypte, les plus sérieuses."

extrait de Mansour, histoire d'un enfant du pays d'Égypte
1924, par François Bonjean et Ahmed Deif, professeurs à l’École normale supérieure du Caire.

"Publié à Paris aux éditions Rieder en 1924, le livre obtient un succès d’estime. Fernand Leprette publie un article louangeur dans lequel il explique que l’auteur « a mis à profit cinq longues années de séjour au Caire » pour « se faire admettre dans l’intimité de belles familles indigènes, pour conquérir de nombreuses amitiés dans le pays ». Sans « être rompu aux subtilités de la langue du dhâd, sans être archéologue, juriste ou diplomate », il a réussi à « montrer l’Égypte du dedans », et a découvert « d’instinct le seul collaborateur qualifié ». Le nouveau livre n’a rien à voir avec Goha d’Adès et Josipovici, ni « avec les notations d’un voyageur pressé. Interrogez n’importe quel Français d’Égypte sur La Mort de Philae par exemple. Et nul n’ignore le dédain des Orientaux pour la plupart de nos variations littéraires sur le pays ». Le même critique et résident en profite pour poser le problème de tous ces « effendis en veston » qui reviennent d’Europe, « musulmans de la nouvelle école » dont les « qualités demeureront sans emploi jusqu’à ce que des disciplines critiques et scientifiques, venues peut-être du pays de l’Infidèle, rétablissent un contact nécessaire avec le riche limon du Nil ». C’est bien l’une des questions lancinantes posées par le livre que cette occidentalisation, dont le héros de Mansour est le porte-parole et la victime consentante." (Daniel Lançon, Les Français en Égypte, 2015)

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