mardi 9 mai 2023

"Qui entre ici est le prisonnier des dieux" (Octave Béliard - XXe s. - à propos de Karnak)

photo datée de 1900 - auteur non mentionné

"Karnak est un géant amoncellement de demeures divines. Quelque chose comme le Versailles des dieux ; et j'attente, en disant cela, à la majesté du lieu sacré, à son énormité. (...)
Karnak est une foule dont je n'ai guère le loisir de dissocier les éléments, une foule étrange et étrangère. Je l'observe moins que je ne la subis. Je la subis comme des heurts, comme des secousses émotionnelles. Mes facultés d'analyse sont en déroute.
D'ailleurs, on tue du mystère en analysant. Le miracle de Karnak est dans ces choses qui seraient dissemblables à les regarder de près mais qui, à l'examen du poète et du mystique, semblent se répéter à l'infini, engendrant une sorte de rythme, de symphonie perpétuelle qu'on peut indifféremment écouter en commençant par un bout ou par l'autre ou par un point quelconque, comme la symphonie même de l'univers. Les Égyptiens ont reconnu la puissance magique de l'obsession. Leur hiératisme qui abolit l'individuel rejoint l'infini par l'innombrable ; il a fait taire l'ingéniosité humaine devant la divine monotonie qui a le goût de l'éternité. Qui entre ici est le prisonnier des dieux. (...)
À Karnak, plus encore qu'à Louksor, l'Histoire est un guide précieux. À son évocation, les pierres tombées se replacent, les plans deviennent compréhensibles, des styles se séparent et se définissent. Tout ce qui est immobile dans cet espace immense recommence à se mouvoir dans le temps. Karnak est une harmonie, je le disais, quasi musicale ; l'admirable, c'est que cette harmonie se soit constituée lentement, par l'agrégation d'accords successifs, sans préconception de l'ensemble.
Imaginez un livre auquel ont collaboré vingt écrivains d'époques différentes, chacun avant écrit une page, un feuillet, un chapitre plus ou moins complet en soi, plus ou moins relié au précédent, amorçant plus ou moins le suivant. Il n'est pas à supposer que ce livre donnera l'impression de l'harmonie et de l'unité. Karnak a pourtant été composé de cette façon-là et tout y semble équilibre, ordre, proportions. Il a fallu quinze siècles pour édifier la Ville des dieux (...) et ici, malgré les différences des styles, tout s'articule. Combien tranquille était l'âme de ce peuple et combien résistantes ses traditions ! (...)
Je n'ai vu Karnak qu'en plein jour. Mais les ruines m'appartinrent et je fus en tête-à-tête avec les dieux. Elles me donnèrent ce qu'elles refusent à leurs trop nombreux visiteurs de nuit : leur âme de silence."


extrait de Au long du Nil, 1931, d'Octave Béliard (1876 - 1951), médecin et écrivain français de science-fiction, l'un des cofondateurs du Groupement des écrivains médecins en 1949.

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