Des périodes durant lesquelles on a cru l'Égypte décadente, irrémédiablement asservie, morte peut-être, il s'en est succédé beaucoup ; il y a eu, après des jours éblouissants, des nuits qui semblaient définitives ; mais le disque solaire que l'on voit s'abîmer derrière la Vallée des Rois à chaque fois que vient le soir, reparaît toujours avec le matin au-dessus des cimes arabiques ; mais chaque année apporte la crue du Nil et sa décrue. Ce sont les diastoles et les systoles d'un cycle vital et si chaque millénaire montre l'Égypte puissante ou humiliée, il y faut voir encore un rythme et les battements de son cœur immortel.
À voir le Nil couler, on comprend cette immortalité-là. L'Égypte c'est le Nil. Ici la force qui tient les hommes groupés est unique, inépuisable et toujours identiquement jeune. Une coulée de sang à quoi toute vie s'abreuve et qui ne tarira jamais. L'Égyptien peut être distrait par des rêves saisonniers, par des ambitions et des refoulements transitoires, par des idées venues d'ailleurs ; mais son existence est uniquement dépendante de son fleuve-dieu. Le Nil est sa dévotion permanente au milieu de tous les cultes successifs. Il y a, d'Assouân au Caire, cent ou mille petits monuments qui, construits sous les Pharaons, sous les Chrétiens ou sous les Arabes, se ressemblent tous essentiellement : les nilomètres. Ce sont des puits gradués pour mesurer la hauteur de l'eau. L'eau du Nil, la seule eau que possède ce pays où il ne pleut pas, est une obsession qui crée l'unanimité des pensées et l'unanimité des gestes.
La seule grande affaire du paysan, dans l'intervalle des crues, consiste à faire monter l'eau dans les rigoles des jardins et des champs. Il le fait généralement de la même façon que ses ancêtres les plus reculés. Sa noria au chant plaintif est un manège à engrenage de bois, actionné par un buffle, qui élève sur une chaîne sans fin des pots d'argile. Son chadouf, manœuvré à la main, est une poutre branlant sur pivot, dont la longue extrémité porte un vase et l'autre un contrepoids. de terre glaise. Aux temps antiques on appelait cela la gebba et le nom seul en a été changé : la gebba est dessinée sur les murs des mastabas des premières dynasties. Il y a aussi, sans doute depuis beaucoup moins longtemps, les gros cylindres à l'extrémité immergée où tourne, en montant l'eau, une vis d'Archimède. (...)
La générosité du père Nil, qui ne varie pas, ne suggère jamais de besoins nouveaux, origines d'inventions nouvelles. Le Nil conserve les traditions et les formes, éternellement, comme ses rives conservent les momies. Il est le grand facteur de pérennité."
extrait de Au long du Nil, 1931, d'Octave Béliard (1876 - 1951), médecin et écrivain français de science-fiction, l'un des cofondateurs du Groupement des écrivains médecins en 1949.
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