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lundi 8 mai 2023

"La pyramide est la transformation d'une conception primitive" (Vicente Blasco Ibañez - XXe s.)

Ziggurat d'Ur - Wikimedia commons

"Les trois Pyramides de Gizeh sont les plus renommées, les plus connues du grand public, mais il y en a dans le désert beaucoup d'autres qui sont parallèles au cours du Nil. Ces trois Pyramides sont les constructions en pierre les plus anciennes qui existent aujourd'hui en Égypte, mais il ne faut pas les regarder, ainsi qu'on fait en général, comme antérieures à tous les ouvrages de ce genre. Avant que les Pharaons (...) eussent l'idée d'édifier des tombeaux exigeant des dépenses aussi déraisonnables, d'autres rois avaient déjà élevé des pyramides pour y loger leurs cadavres.
La pyramide est la transformation d'une conception primitive. Chez tous les peuples on a eu l'idée de placer sur les tombes un amas de pierres, et les Égyptiens sont partis de là pour construire la pyramide telle que nous la connaissons. Les rois qui ont vécu dans les premiers temps dont parle l'histoire d'Égypte ont élevé des pyramides de briques à degrés, analogues à celles des Sumériens, des Assyriens et d'autres peuples de la Mésopotamie. Il est hors de doute que l'influence des Sumériens s'exerça, peut-être quatre-vingts ou quatre-vingt-dix siècles avant notre ère, dans une période très obscure, antérieure aux temps les plus reculés que mentionne l'Histoire, et les roitelets de la Basse-Égypte, désireux de rehausser leur majesté, imitèrent avec des briques, c'est-à-dire, avec les matériaux qui étaient le plus à leur portée, les monuments de la civilisation qui existait dans la Mésopotamie, civilisation que quelques historiens font remonter à dix ou onze mille ans avant Jésus-Christ.
Quand les rois d'Égypte furent devenus puissants et maîtres absolus de leurs sujets, ils purent élever les mêmes constructions en pierre, faisant transporter sur des traîneaux et sur des radeaux le calcaire du désert arabique et le granit rouge qu'on extrait des carrières en amont d'Assouan.
Je dois avouer que les Pyramides n'ont rien en elles-mêmes qui soit de nature à émouvoir le touriste au premier moment. Nous les avons vues tant de fois dans des livres, dans des tableaux et même sur des presse-papiers avant qu'elles nous apparaissent en réalité ! Nous ne savons que répéter en nous-mêmes qu'elles sont énormes, absurdement énormes.
En outre, vue de près, la Grande Pyramide semble un simple amoncellement de pierres, formant des assises en retrait de soixante-dix mètres environ les unes sur les autres. Autrefois, ces degrés étaient cachés par des blocs de granit taillés et polis, tellement lisses qu'il était impossible de gravir la pente, et s'adaptant si exactement les uns aux autres qu'on ne pouvait introduire un bâton entre deux d'entre eux. Ce revêtement de pierre polie a été arraché pour être employé à d'autres constructions, et il ne subsiste plus aujourd'hui qu'une énorme masse de maçonnerie entièrement à découvert ; cela fait penser à un être monstrueux dont on aurait arraché la peau."

extrait de Le Voyage d'un romancier autour du monde, 1925, de Vicente Blasco Ibañez (1867-1928), écrivain, journaliste et homme politique espagnol. Il est considéré comme l'un des plus grands romanciers de langue espagnole.
Ouvrage traduit de l'espagnol par Renée Lafont.

mercredi 3 mai 2023

Dans l'attente de l'ouverture de la tombe du "Pharaon à la mode", par Vicente Blasco Ibañez (XXe s.)

entrée de la tombe de Toutankhamon
auteur du cliché non mentionné

"Des gendarmes égyptiens suivent d'un œil vigilant le travail de plusieurs ouvriers. Ceux-ci élèvent une estrade de bois qu'ils ornent de percaline à fleurs et de drapeaux aux couleurs nationales. Mon cocher m'explique que dans quelques jours ou dans une semaine, peut-être bien dans un mois, de hauts fonctionnaires du Caire viendront procéder à l'ouverture d'une nouvelle salle dans la tombe fameuse de Tout-an-Khamen. Puis il ajoute que peut être aussi ils ne viendront jamais, tant en ce moment les hôtels de Louqsor sont bondés de touristes ! Le snobisme y a ramené ceux-ci, quoique la saison d'hiver soit terminée, et leur a fait affronter la chaleur croissante. Même des princes royaux et de grands personnages sont à Louqsor, attendant qu'on rouvre la tombe.
Je crois que la majorité de ces curieux ne s'intéresse en aucune façon à Tout-an-Khamen, roi d'une des dernières dynasties de Thèbes, dont ils ignoraient le nom il y a quelques mois. Mais maintenant on ne parle pas d'autre chose, et, comme ce Pharaon est à la mode, tous se disputent l'honneur d'entrer dans son tombeau et attendent à Louqsor, en s'éventant pour chasser les mouches, que le gouvernement égyptien décide une nouvelle exploration, pour pouvoir dire : "J'étais là."
On me montre l'entrée de la tombe célèbre, c'est un orifice de caverne qui donne accès à une syringe en pente, comme dans les autres hypogées. Ce qu'elle a jusqu'ici d'extraordinaire, c'est la beauté des meubles qu'on y a trouvés, mais ils sont déjà dans le musée du Caire, et je pourrai les voir avant qu'une semaine se soit écoulée."

extrait de Le Voyage d'un romancier autour du monde, 1925, de Vicente Blasco Ibañez (1867-1928), écrivain, journaliste et homme politique espagnol. Il est considéré comme l'un des plus grands romanciers de langue espagnole.
Ouvrage traduit de l'espagnol par Renée Lafont.

jeudi 15 octobre 2020

Crépuscule sur le Nil, par Vicente Blasco Ibañez

bords du Nil par Karel Ooms (1845-1900) - source Wikipédia

"Notre navigation, douce, paisible et monotone, trompe sans cesse notre vue d’une façon comparable aux illusions produites par les mirages du désert. Il nous semble que nous glissons sur une suite de lacs. Nos yeux ne peuvent jamais se convaincre que nous voguons sur un fleuve. Devant notre proue de grandes nappes d’eau, mais elles paraissent toutes bordées d’une bande de terrain qui ferme l'horizon. La où le Nil fait un coude, la rive qu’on voit en face est très proche. Quand il se déroule en droite digne, les deux rives, qui s’avancent parallèlement, semblent finir par se toucher, et barrent ainsi la perspective.
À chaque changement de paysage, nous nous demandons mentalement : Par où sortirons-nous de cette prison ? 
Jamais l'horizon n’est fermé par une nappe d’eau s'étendant à l'infini. Toujours il est borné par une colline, par un escarpement, par une ligne de végétation. En réalité nous ne savons pas comment nous allons passer d’un paysage à l’autre, et nous persistons à croire dans notre illusion que nous traversons une suite de lacs communiquant entre eux. 
La nuit commence à tomber. Le ciel et le fleuve ont des reflets nacrés auxquels se mêlent les teintes d'arc-en-ciel propres aux régions dont l'air est saturé d'humidité. Partout le crépuscule fait refluer vers les petits villages le flot des travailleurs, une fois leur journée finie. Sur les deux rives passent des files de petits ânes portant sur leur dos leurs maîtres, qui reviennent des champs.
Nous devinons comment on vit dans ces bourgades encore invisibles, en voyant la procession de ceux qui s'y rendent. Des femmes à la tunique terminée par une longue queue, descendent pour remplir sur le bord du Nil la dernière cruche de la journée. Les norias lancent leurs derniers grincements. Le fellah entonne d’une voix mélancolique les strophes finales de la chanson de l’eau. On voit encore monter et descendre au-dessus des rives les bras innombrables des chadoufs, sorte de norias fonctionnant à la main, terminées par un récipient unique suspendu à une longue perche en forme de balancier, que le paysan égyptien manœuvre avec autant d'adresse que de rapidité, tirant du fleuve des seaux pleins pour en déverser le contenu dans le petit canal d'irrigation creusé deux mètres plus haut. 
Dans l’air bleuâtre résonnent les derniers bruits d’une opération que depuis huit ou dix mille ans on exécute toujours de la même manière, avec la résignation fataliste de celui qui se soumet aux lois de la Nature et aux arrêts du Destin. Du fond de ce fleuve, éternel nourricier de l'Égypte, s'élève une vapeur qui, enveloppant les personnes et les choses, fait trembloter leurs contours d’une façon fantastique et recouvre leurs couleurs d’une patine violette.
L'heure cristalline est venue, où tout vibre, emplissant l'air d’échos que la distance n’affaiblit point. Nous entendons distinctement des voix d’hommes qui marchent le long des rives, à une distance telle qu'ils semblent petits comme des fourmis, des aboiements de chiens invisibles dans des villages tellement éloignés qu'ils ont l'air de sortir d’une boîte de jouets. Tous ces sons paraissent se produire aussi près de nous que les divers bruits de notre vapeur, que la résonance la chute d’une rame dans une barque cachée au milieu des roseaux, que le hennissement d’un cheval enfoncé jusqu'au ventre dans les herbes d’un marais.
Nous croisons un vapeur semblable au nôtre, dont toutes les lampes électriques sont déjà allumées dans ses salons. La nuit tombe, brusque et instantanée, comme dans les régions tropicales.
Demain, au lever du soleil, nous serons à Philae."


extrait de Le Voyage d'un romancier autour du monde, 1925, de Vicente Blasco Ibañez (1867-1928), écrivain, journaliste et homme politique espagnol. Il est considéré comme l'un des plus grands romanciers de langue espagnole.
Ouvrage traduit de l'espagnol par Renée Lafont.

"Le moment où Abou-Simbel est dans toute sa gloire", par Vicente Blasco Ibañez

par David Roberts, 1836

"C’est le point du jour. Les feux lointains de l’aurore nacrent les eaux du Nil. Les colosses commencent à devenir rouges, comme s'ils laissaient transparaître une lumière intérieure. Le soleil va se lever, comme il se lève toujours dans les régions tropicales, avec une rapidité presque instantanée, sans être voilé par le moindre nuage, offrant aux regards d’abord l’image d'un sourcil de feu, puis celle d’une coupole, et enfin s’arrondissant comme une cerise gigantesque, pour se dégager par une rude secousse de l’étreinte où l'emprisonnait la ligne de l’horizon. 
C’est là le moment où Abou-Simbel est dans toute sa gloire. Nous allons voir se réaliser le miracle de la lumière, le soleil naissant lancer ses flèches d'or, et c’est pour assister à un tel spectacle que nous avons abandonné notre lit en pleine nuit. Un chœur immense d'oiseaux cachés dans la verdure au bord du Nil, ou montant des jardinets jusqu'à l’esplanade de sable et de roches où nous sommes, ouvre la grande symphonie du matin. Le soleil s'est levé.
Les architectes égyptiens ont orienté le temple rigoureusement pour que les premiers rayons horizontaux projetés par le dieu du jour puissent pénétrer jusque dans les profondeurs les plus intimes du sanctuaire. Ramsès a voulu que son œuvre gigantesque n'apparût dans sa beauté que pendant une heure, la première de la matinée, alors que se réveille la Nature et que surgit Osiris, l’astre déifié par les Égyptiens. Nous voyons un rayon du soleil qui vient de naître, se traîner le long des marches rouges comme un enfant au pas chancelant, se glisser par la porte du temple, enfin envahir par sauts et par bonds les salles intérieures. Les ténèbres s’évanouissent dans le souterrain sacré. La lumière y pénètre maintenant, comme le jet d’une lance faisant fuir devant sa pointe d'or la nuit vaincue.
Nous courons vers l’intérieur du temple, mais quelqu'un nous précède, c’est notre ombre. Comme nous avons le soleil derrière le dos, nous projetons devant nous de longues taches noires jusqu’au fond du sanctuaire. Chacune d'elles est pendant quelques secondes aussi énorme que les statues de l’intérieur qui servent de piliers.
Groupés autour des quatre statues de dieux polychromes qui sont dans la dernière chapelle, nous voyons se renouveler le miracle de chaque jour. Le temple entier s’est couvert de tentures d’or resplendissantes. Les piliers colossaux, les batailles et les pompeux cortèges des rois sculptés sur les murs, les statues de dieux aux diadèmes pointus se dépouillent de l'ombre dont ils étaient revêtus. Et à travers les trois salles nous voyons, comme nous pourrions les voir par le tube d’un télescope, la grande porte rectangulaire et, au delà, le fleuve qui semble en ébullition, coupé par une bande verticale de feu, la rive opposée qui le domine, sur ses eaux de petits bateaux égyptiens, entièrement noirs, comme s'ils avaient été peints à l’encre de Chine, enfin au-dessus du panorama offert par la vallée un soleil couleur de sang fraîchement versé, qui nous lance directement son faisceau de dards lumineux et nous force à détourner les yeux.
Ce spectacle magique dure quelques minutes. Puis le soleil monte, et son disque, coupé par l’arête du seuil de pierre, disparaît pour nous peu à peu. Il se cache à nos yeux en prenant des formes qui sont l'inverse de sa configuration à son lever et à son coucher. Il perd d’abord la calotte qui le surmonte, puis a simplement l'aspect d’une chaudière incandescente, et finit par ne plus être qu’un croissant rouge. Le temple, qui a semblé d’or pendant quelques minutes, devient bleu. Pendant le reste du jour il sera plongé, maintenant qu'au-dessus de sa porte le disque du soleil n’est plus visible, dans une pénombre de souterrain, et de nouveau ses ornements architecturaux s’estomperont.
Tous les visiteurs s’en vont, dès que le soleil a cessé de se montrer. Pour moi, je trouve intéressant de rester seul, complètement seul, dans ce souterrain séculaire, creusé par des hommes dont les cendres même ne subsistent plus. Maintenant la grande porte, qui seule donne accès à la lumière, encadre jusqu'à la moitié de sa hauteur un segment du Nil couleur d’étain. Mes pas éveillent de nouveaux échos dans la profonde solitude. J'avance avec une certaine crainte religieuse jusqu’au fond du temple, recoin obscur où sont assis les quatre dieux rouges ou bleus, la tête surmontée de coiffures différentes, tiares, cornes ou disques solaires.
Je puis les examiner de près et même les toucher. Leurs visages de pierre sont rongés et semés de trous semblables à ceux de la variole, et leurs nez ont été rabotés par le temps. Comme la lumière qui arrive ici à travers les salles successives, est pareille à celle qui descendrait au fond d’un puits, les quatre dieux paraissent dans la pénombre être animés d'une vie mystérieuse. 
J'éprouve un sentiment d'humilité mêlé d'admiration en songeant que ces statues de pierre durent depuis trois mille ans et dureront encore peut-être davantage..."


extrait de Le Voyage d'un romancier autour du monde, 1925, de Vicente Blasco Ibañez (1867-1928), écrivain, journaliste et homme politique espagnol. Il est considéré comme l'un des plus grands romanciers de langue espagnole.
Ouvrage traduit de l'espagnol par Renée Lafont.