jeudi 15 octobre 2020

Crépuscule sur le Nil, par Vicente Blasco Ibañez

bords du Nil par Karel Ooms (1845-1900) - source Wikipédia

"Notre navigation, douce, paisible et monotone, trompe sans cesse notre vue d’une façon comparable aux illusions produites par les mirages du désert. Il nous semble que nous glissons sur une suite de lacs. Nos yeux ne peuvent jamais se convaincre que nous voguons sur un fleuve. Devant notre proue de grandes nappes d’eau, mais elles paraissent toutes bordées d’une bande de terrain qui ferme l'horizon. La où le Nil fait un coude, la rive qu’on voit en face est très proche. Quand il se déroule en droite digne, les deux rives, qui s’avancent parallèlement, semblent finir par se toucher, et barrent ainsi la perspective.
À chaque changement de paysage, nous nous demandons mentalement : Par où sortirons-nous de cette prison ? 
Jamais l'horizon n’est fermé par une nappe d’eau s'étendant à l'infini. Toujours il est borné par une colline, par un escarpement, par une ligne de végétation. En réalité nous ne savons pas comment nous allons passer d’un paysage à l’autre, et nous persistons à croire dans notre illusion que nous traversons une suite de lacs communiquant entre eux. 
La nuit commence à tomber. Le ciel et le fleuve ont des reflets nacrés auxquels se mêlent les teintes d'arc-en-ciel propres aux régions dont l'air est saturé d'humidité. Partout le crépuscule fait refluer vers les petits villages le flot des travailleurs, une fois leur journée finie. Sur les deux rives passent des files de petits ânes portant sur leur dos leurs maîtres, qui reviennent des champs.
Nous devinons comment on vit dans ces bourgades encore invisibles, en voyant la procession de ceux qui s'y rendent. Des femmes à la tunique terminée par une longue queue, descendent pour remplir sur le bord du Nil la dernière cruche de la journée. Les norias lancent leurs derniers grincements. Le fellah entonne d’une voix mélancolique les strophes finales de la chanson de l’eau. On voit encore monter et descendre au-dessus des rives les bras innombrables des chadoufs, sorte de norias fonctionnant à la main, terminées par un récipient unique suspendu à une longue perche en forme de balancier, que le paysan égyptien manœuvre avec autant d'adresse que de rapidité, tirant du fleuve des seaux pleins pour en déverser le contenu dans le petit canal d'irrigation creusé deux mètres plus haut. 
Dans l’air bleuâtre résonnent les derniers bruits d’une opération que depuis huit ou dix mille ans on exécute toujours de la même manière, avec la résignation fataliste de celui qui se soumet aux lois de la Nature et aux arrêts du Destin. Du fond de ce fleuve, éternel nourricier de l'Égypte, s'élève une vapeur qui, enveloppant les personnes et les choses, fait trembloter leurs contours d’une façon fantastique et recouvre leurs couleurs d’une patine violette.
L'heure cristalline est venue, où tout vibre, emplissant l'air d’échos que la distance n’affaiblit point. Nous entendons distinctement des voix d’hommes qui marchent le long des rives, à une distance telle qu'ils semblent petits comme des fourmis, des aboiements de chiens invisibles dans des villages tellement éloignés qu'ils ont l'air de sortir d’une boîte de jouets. Tous ces sons paraissent se produire aussi près de nous que les divers bruits de notre vapeur, que la résonance la chute d’une rame dans une barque cachée au milieu des roseaux, que le hennissement d’un cheval enfoncé jusqu'au ventre dans les herbes d’un marais.
Nous croisons un vapeur semblable au nôtre, dont toutes les lampes électriques sont déjà allumées dans ses salons. La nuit tombe, brusque et instantanée, comme dans les régions tropicales.
Demain, au lever du soleil, nous serons à Philae."


extrait de Le Voyage d'un romancier autour du monde, 1925, de Vicente Blasco Ibañez (1867-1928), écrivain, journaliste et homme politique espagnol. Il est considéré comme l'un des plus grands romanciers de langue espagnole.
Ouvrage traduit de l'espagnol par Renée Lafont.

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