vendredi 2 octobre 2020

"Je suis éblouie de ce spectacle merveilleux, sans doute unique au monde" (Mag Dalah, à propos de la Vallée des Rois)

Vallée des Rois - photo de Bonfils

"Louqsor, Karnak, Bab-el-Molouk, voilà ce que nous avons vu depuis trois jours. Je suis éblouie de ce spectacle merveilleux, sans doute unique au monde, et j'hésite à le décrire, tant je me sens impuissante à donner une idée, même lointaine, des ruines de Thèbes.
Vingt auteurs ont essayé de peindre ce tableau, sans jamais y réussir ; j'aime mieux m'avouer vaincue d'avance, et, sans faire une description nouvelle de ces lieux tant de fois décrits, parler seulement de mon émotion en les visitant.
Dès le matin du premier jour, lorsque en ouvrant nos fenêtres nous avons aperçu, entre les palmiers du jardin, le Nil d'abord, puis une plaine verdoyante dans laquelle nous distinguions des monticules que nous savions être des ruines, puis les montagnes toutes roses avec des ombres bleues, nous avons jeté un cri de joie. Depuis lors j'ai vécu dans un émerveillement continuel.
Suivant le conseil de "Guido", et pour graduer l'intérêt de la visite, nous avons commencé par la rive gauche du Nil, réservant pour la fin les splendeurs de Karnak.
J'ai déjà dit que les anciens Égyptiens, assimilant la vie de l'homme à la course du soleil, ont presque toujours placé leurs nécropoles sur la rive occidentale du Nil, cachant la dernière demeure des morts dans les flancs de la montagne derrière laquelle le soleil disparaît chaque soir. Ce sont donc des tombes que nous allions visiter, des tombes royales et des temples funéraires. (...)
Après avoir traversé la plaine cultivée, on arrive au pied des montagnes libyques, et le sentier s'engage dans une vallée étroite, évidemment le lit d'un torrent desséché depuis des siècles. 
Brusquement toute trace de végétation a disparu. La gorge étroite et sinueuse court entre des falaises aux formes étranges, qui semblent parfois l'ébauche de quelque temple gigantesque. La montagne est d'une couleur extraordinaire, rougeâtre avec des éclats roses, et des ombres transparentes. Le sol blanc est encombré de rochers. Du sable et du rocher, on ne voit que cela. Tout est silencieux et terrible dans cette vallée de mort : pas un brin d'herbe, pas un être animé ne remue dans cette solitude. Parfois dans le ciel imperturbable un vautour passe et plane un instant, puis s'éloigne.
Cependant, telle est la magie de la couleur, que la stupeur se mêle d'admiration en contemplant ces rochers où le soleil d'Afrique verse à flots sa lumière. Nous allions à petits pas, oppressés par la chaleur, et nos âniers eux-mêmes devenaient silencieux.
J'ai vu en rêve la procession des prêtres égyptiens venant, il y a quatre mille ans, conduire un pharaon à son dernier palais : les prêtres en robes blanches, portant les insignes sacrés, brûlant des parfums, chantant des hymnes à la gloire du défunt. Les litières chargées de présents, puis la momie enfermée dans un triple cercueil peint et doré, fleuri de guirlandes. La procession passait où j'ai passé, entre ces mêmes rochers brûlants, où se dissimule, l'entrée d'autres tombes royales. Après une marche lente, on arrivait au lieu choisi par le roi lui-même, où, dès le commencement de son règne, les ouvriers avaient creusé sa tombe. Chaque année, tant que le roi vivait, on avait pénétré plus avant dans le flanc de la montagne, creusé de nouvelles chambres au bout des longs corridors, créant un véritable labyrinthe souterrain, au bout duquel était enfin déposé l'énorme sarcophage de granit ou de marbre.
Le roi mort, on s'est hâté de finir les peintures, et maintenant le pharaon arrive pour prendre possession de son palais funèbre. On a déposé la momie dans le sarcophage ; ayant accompli les rites, les prêtres se retirent silencieux, laissant derrière eux comme offrandes, des objets d'ameublement, des armes, des instruments de musique, même des vivres. Le sol est jonché de statuettes en faïence bleue, l'air chargé de lourds parfums. Quand le dernier prêtre est sorti, les ouvriers murent rapidement la porte, font glisser devant l'ouverture, désormais condamnée, un amas de sable et de débris, et tous s'éloignent. Personne ne viendra plus troubler le repos du mort.
Personne ?... Hélas ! quelques siècles à peine sont écoulés, et de hardis voleurs viennent la nuit chercher, derrière les décombres, le chemin oublié qui mène aux sépultures : ils arrachent au roi ses bijoux cousus au linceul. Le vol accompli, la momie dépouillée, la tombe violée retrouve le calme et le silence, jusqu'au jour où la pioche de l'archéologue découvre à nouveau l'entrée du souterrain. Mais le savant n'est pas seul ; derrière lui viennent les touristes, race sacrilège, qui grave des noms inconnus sur les bas-reliefs précieux et transforme la tombe en salle à manger. J'entends crier à la profanation ; je demande bien pardon aux mânes de Séti si j'ai déjeuné dans le vestibule de son tombeau : c'est que dans la brûlante vallée de Bab-el-Molouk il n'y a pas d'autre abri contre la chaleur de midi."


extrait de Un hiver en Orient, 1892, par Mag Dalah (pseudonyme), ouvrage préfacé par Edmond Rousse, de l'Académie française

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