mercredi 21 octobre 2020

"Un monde qui s'est conservé presque intact sous la poussière des siècles" (Jean-Augustin Bost, à propos de l'Égypte ancienne)

Transport des caisses contenant les objets de la tombe de Toutankhâmon
photographie de Harry Burton. Domaine public/Wikimedia Commons

"... indépendamment de ses nombreux rapports avec l'histoire sacrée, l'Égypte a son histoire propre qui en fait l'un des pays les plus mystérieux, les plus étranges et les plus grands de l'antiquité. Ce sera l'une des gloires de notre siècle d'avoir retrouvé la clé de l'Égypte, de l'avoir pour ainsi dire rendue à la circulation, d'avoir déchiffré les énigmes de ses papyrus et découvert le mot de ses inscriptions, de ses cartouches et de ses monuments. (...) L'histoire a été reconstruite à l'aide des documents ; les ruines ont recouvré la voix, les nécropoles ont livré des secrets enfouis depuis quarante siècles ; les meurs, les coutumes, les habitudes, la littérature, les arts, la religion, la vie publique et la vie privée des anciens Égyptiens ont été mis en pleine lumière, et les savants d'aujourd'hui nous en ont révélé davantage sur ce royaume disparu, que ne nous en ont raconté les Hérodote et les Manéthon contemporains de ses dernières années. 
C'est un monde qui s'est conservé presque intact sous la poussière des siècles, comme les villes italiennes se sont conservées sous les cendres du Vésuve ; et quand ailleurs on découvre péniblement ruine après ruine, maison après maison, ici les villes se découvrent par poignées, et l'on retrouve parfaitement conservés sous l'admirable ciel de l'Orient, des palais, des temples, des serapeum, des nécropoles et des monuments de tous genres, immenses, dans l'intérieur desquels on marche de surprise en surprise, étonné de tant de richesses amoncelées, de tant de révélations inattendues, de tant d'or, de tant de goût, et d'un développement artistique aussi remarquable. Quand l'Égypte actuelle ne compte plus que par son Delta, l'Égypte de l'histoire nous fait remonter le long des rivages du Nil à des cents lieues en arrière, et là nous contemplons, en les admirant, ces antiques cités dont il ne nous restait que la légende, et qui dépassent tout ce que cette légende même nous avait fait entrevoir ou pressentir.
Les soixante et quelques pyramides, les obélisques, les sphinx ensevelis dans les sables, les papyrus et les inscriptions hiéroglyphiques ne sont en quelque sorte que le vestibule grandiose de ce monde souterrain que les savants modernes ont ramené à la surface du sol. Ce sont des rois et des reines exhumés dans toute la pompe de leur momification ; ce sont des statues gigantesques de rois appartenant aux plus vieilles dynasties ; c'est la vieille Heliopolis avec son avenue de sphinx, déjà décrite par Strabon, avec son obélisque d'Ousertésén, vieux de quarante-six siècles ; c'est la statue de Sésostris, l'antique Rhamesès, Crocodilopolis, le Fayoum, le lac Moeris, le célèbre Labyrinthe ; puis, en remontant plus au sud, l'ancienne Tanis, qui a donné son nom à deux dynasties ; les ruines d'Abydos, avec leurs décombres et leurs temples ; Dendérah, dont le planisphère a inspiré tant de fantaisies aux incrédules du siècle dernier ; Karnak, avec sa gigantesque salle des colonnes ; enfin Thèbes, ou Louksor, dont la description exigerait à elle seule tout un volume ; c'est là que repose encore dans le tombeau des rois, la dépouille desséchée et emmaillotée du grand Sesostris. Ces ruines de Thèbes occupent aujourd'hui un emplacement presqu'aussi grand que le Paris actuel, mais ce n'est plus que la ville des morts. Tout ce qui était maisons a disparu, détruit par le temps, ou enfoui sous les alluvions du Nil ; seuls les palais, les temples et les tombeaux sont restés. Et quels tombeaux ! 
Des galeries de plusieurs centaines de mètres, creusées dans le rocher de la montagne, avec des couloirs latéraux, de vastes salles soutenues par des colonnes sculptées, des puits qui s'ouvrent sous les pas des visiteurs pour les engloutir ou tout au moins pour les dépister. Et l'on sait que le tombeau du riche est par là ; mais où ? On cherche le sarcophage, on va jusqu'à l'extrémité de chaque galerie, on examine si elle aboutit au roc ou à de la maçonnerie, on visite les salles dans leurs plus petits détails, et l'on revient désappointé de n'avoir rien découvert, surveillant sa lumière de peur qu'elle ne s'éteigne, et prenant garde aux puits dans lesquels une chute serait la mort. 
Mais quand l'explorateur est un homme de génie, comme Wilkinson ou Mariette, il s'obstine ; il ne veut pas en avoir le démenti ; le cercueil doit être là, quelque part ; il faut qu'il se trouve. Alors la visite recommence ; on fouillera les puits eux-mêmes ; on s'y fera descendre avec des cordes ; rien. Le fond c'est le rocher. En remontant on examine soigneusement les parois du puits, et à la hauteur de trois ou quatre mètres on découvre un étroit passage qui conduit à une petite chambre voûtée au fond de laquelle, sur un banc de pierre, on trouve enfin le sarcophage. 
Que de peine ces vieux Égyptiens se donnaient pour être bien enterrés, et pour mettre à l'abri leur dépouille terrestre ! Ils redoutaient les bêtes féroces, les maraudeurs, les violateurs de sépultures, les bandes de voleurs, les Arabes qui ne devaient venir que vingt siècles plus tard ; ils ne se sont pas défiés des archéologues, et maintenant ce sont des riches, de puissants seigneurs, des rois, des reines, dont les momies sont mises au jour et transportées dans les musées de l'Europe comme de simples objets de curiosité. (...)
Quand, en remontant le Nil, on arrive à cette nécropole du monde ancien (Thèbes), espèce de cirque naturel formé par la double chaîne des montagnes libyques et des collines plus douces de la rive orientale, on se trouve en présence d'un de ces tableaux qu'on est tenté de prendre pour un rêve, et l'on a peine à se persuader que l'on veille, lorsque sous le nom général de Thèbes, le drogman énumère successivement les noms magiques de Karnak, de Luxor, de Médinet-Abou et de Kournah. Le fleuve partage Thèbes en deux moitiés, et quatre îles principales ajoutent le charme de la nature à la mélancolique solennité des souvenirs. À gauche on admire tour à tour des propylées, le temple d'Aménophis, des obélisques, la grande colonnade, une avenue de sphinx, et une profusion d'antiquités de tous genres ; à droite, des palais et des colosses, mais surtout ces montagnes percées d'ouvertures sépulcrales en nombre immense, comme autant de jours ouverts sur l'empire des morts. (...)
Le voyage de Thèbes se recommande, s'impose presque à ceux que leur bonne fortune a déjà portés au Caire. Sans doute c'est encore une dépense supplémentaire (...), mais tout se réunit pour solliciter les voyageurs à poursuivre ce pèlerinage : la beauté du ciel, le charme d'une expédition sur le Nil dans une de ces canges traditionnelles qu'on ne trouve nulle part ailleurs ; cette navigation tout ensemble uniforme et variée sur un fleuve renommé par ses crocodiles, ses hippopotames et ses inondations régulières, entre deux rives admirables par la richesse de la nature, plus admirables encore peut-être par les ruines dont elles sont couvertes et qui donnent à chaque instant la tentation d'aborder. Il faudrait ne rien connaître de l'histoire ancienne pour que l'imagination restât calme et tranquille au milieu de ces souvenirs ; et plus encore que Ninive ou Babylone, les noms de Thèbes et de Memphis, ces berceaux de grandes et vieilles monarchies ont un langage qui provoque et réveille le désir de voir, de visiter et de connaître."


extrait de Souvenirs d'Orient : Damas, Jérusalem, le Caire, 1875, par Jean-Augustin Bost (1815-1890), théologien, pasteur de l'Église réformée de France

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