jeudi 1 octobre 2020

"Tout embellit ce cours merveilleux qui créa une nature, un pays, une histoire" (Robert de Flers, à propos du Nil)

date de ce cliché : circa 1880 - auteur non mentionné

"Le désert inspire toujours celui qui arrive au seuil de ses plaines sans fin de graves réflexions. Avant de mettre le pied sur le premier grain de sable, le mahométan s'agenouille dans la direction de la Mecque et, balançant son corps de droite à gauche, il gesticule la plus humble de ses prières. Chacun, en sa langue et en son esprit, murmure quelque grave parole, fût-ce un blasphème, au seuil de cette immensité qui le dépasse et le rejette au milieu de ces grains de sable comme une misérable poussière.
Cette séparation entre la terre cultivée et le commencement des sables marque nettement où s'arrête la bienfaisante inondation du Nil, le fleuve-pays "présent des dieux". La dernière touffe de dourah et le dernier épi de maïs poussent sur la dernière motte de vase limoneuse. Des paillettes commencent à étinceler ; puis ce sont de petites plages lumineuses, encore séparées par les plaques vertes de l'herbe, bientôt plus rare, plus sèche, un peu plus loin roussie et fauve jusqu'à se confondre avec le sol, jusqu'à disparaître dans la teinte générale du désert désormais ininterrompu. Vers l'horizon, un bosquet de palmiers et de dattiers, le dernier, projette une ombre démesurée et violette.
Nous avons quitté le royaume d'Osiris ; celui de Typhon commence. Mais bientôt une verdure nouvelle éclate en taches vigoureuses sur la roseur pâle des terrains arides, et l'on pense une fois encore au fleuve, source de toute fraîcheur, véhicule sacré du bienfaisant limon. 
Le chemin de fer, en effet, ne tarde pas à traverser la branche phalétique du Nil, déroulant vers Damiette une large bande d'un jaune mat et violent. Ce n'est point sans émotion que l'on passe au-dessus de ses eaux fameuses qui, à vrai dire, semblent épaisses et lourdes. La végétation molle et luxuriante des berges atteste déjà la puissance vivifiante du fleuve. Tous les symboles dont on entoure son nom ne sont que les hommages d'une pieuse reconnaissance à l'égard de cette "grande eau" de cette "eau supérieure" de cette "eau vivifiante" de ce "père de Zeus" de ce "Dieu Nilus" artère féconde portant jusqu'au coeur de la vieille Égypte un sang toujours jeune et vigoureux. 
Albukerque, voulant ruiner le pays, chercha à détourner son cours et "si Mahomet avait bu l'eau du Nil, disent les Arabes, il aurait demandé l'éternité afin d'en boire toujours". Cette vénération n'a point disparu, et la Sublime Porte reçoit encore tous les jours la quantité d'eau nécessaire pour la consommation du Sultan et de son harem.
Évoquant les deux vers de Victor Hugo :
Comme une peau de tigre au couchant s'allongeait
Le Nil tacheté d'îles,
de minces palmiers, sur une bande de terre encore immergée, dressent au-dessus du courant leur sombre et régulier panache. Un jeune étudiant égyptien s'écrie avec conviction :"Ce qu'il y a de  beau, voyez-vous, monsieur, dans notre fleuve, c'est qu'on ne sait pas d'où il vient."
À sa puissance le Nil n'ajoute-t-il pas le charme de cette éternelle et prodigieuse énigme, la vieille questio capitis ? Jusqu'au mystère de ses sources qui sut accroître le prestige des dieux et faire rêver d'ambition César lui-même, tout embellit ce cours merveilleux qui créa une nature, un pays, une histoire. Et véritablement sa largeur, son courant à la fois grave et impétueux et la majesté de ses évolutions, ne le rendent pas inférieur à des souvenirs d'une aussi fameuse antiquité.
Après de nouvelles incertitudes entre la terre et le sable s'entremêlant comme en une lutte, et peut-être pour décider de la victoire du sol fertile sur le désert aride, apparaît soudain avec ses minarets embrasés, ses blanches coupoles, ses toits en équerre, entourée d'une ceinture de fleuve et de collines, une ville immense dont les derniers plans sont déjà noyés dans la brume violâtre du soir."

extrait de Vers l'Orient, par Robert de Flers (1872-1927), dramaturge, librettiste et académicien français.
"Ayant un temps songé, après des études de lettres et de droit, à faire carrière dans la diplomatie, c’est finalement vers la littérature et le journalisme qu’il s’orienta. Un voyage en Orient qu’il avait fait à la fin de ses études lui inspira ses premiers écrits : une nouvelle, La Courtisane Taïa et son singe vert, un récit de voyage, Vers l’Orient, et un conte, Ilsée, princesse de Tripoli." (site internet de l'Académie française)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.