Lorsque, du haut de la montagne qui domine le Caire, l’œil embrasse à la fois l'étroite vallée du Nil et les deux solitudes qui l'entourent, on comprend qu'en Afrique le désert est le maître de la terre, maître de douleur et de rêves merveilleux, hostile et charmeur... Les vues photographiques vous en montreront mieux que moi les aspects variés, les larges plateaux, les ravins, les montagnes. Mais ce dont rien ne saurait vous donner une idée suffisante, c’est le charme toujours nouveau de la lumière dans le désert. Les matins gracieux, la somptuosité des soirs, les clairs de lune où le sable est rose sous le ciel encore bleu, comment vous les dépeindre ? Et comment dépeindre encore ce sentiment de liberté sans borne, cette exaltation qui s'empare de l’âme, à la vue de cet espace où nulle convention ne diminue la primitive indépendance !
Si grande est cette liberté, qu'elle épouvante presque. Habitués aux entraves sociales, nous n’osons pas d'abord errer en hommes libres et, comme le marin sur la mer, tracer nous-mêmes notre chemin sur la terre éternellement vierge. Nous prenons garde de suivre les pistes, à peine indiquées parmi le sable et les pierres, tandis qu'autour de nous des montagnes roses se dissolvent dans l’azur léger, et que s'étale au loin le continuel mirage des lacs couleur de ciel. Comment distinguer le vrai de l'illusion dans toute cette magie ? Mieux vaut oublier cette distinction ordinaire et obéir à la suggestion du désert, qui invite à vivre d’une vie imprégnée de rêve, aux bords incertains du réel.
Le contraste est fort, du désert aux campagnes égyptiennes. De ce sol noir, bien entretenu, que travaillent constamment hommes et bêtes, ne sortent autour de nous ni mirages, ni rêves ; rien que des idées précises, et la saine poésie du travail, de la fécondité, de la paix agricole. Et pourtant il s’y rencontre des lieux où nous retrouvons ce je ne sais quoi d’étrange, d'impénétrable, qui est si particulier à l'Égypte.
Les palmeraies où la lumière est si joliment tamisée, où dorment des canaux sans barques ni courant, ont l'air de jardins enchantés. De minuscules villages aux maisons de terre s’y cachent, et se rendent plus mystérieux encore par leurs murs sans fenêtres. Enfin quelques mosquées funéraires, tombeaux de saints, toujours abrités dans les palmiers et les acacias, ajoutent à ces paysages légers et un peu étranges la grâce de leur architecture et quelque mystère religieux.
Toute cette campagne est fertilisée par l’eau qui y coule en mille canaux. Or il n’y a pas en Égypte d'autre eau que celle du Nil. Hérodote l’a dit, vous le savez, l'Égypte est un don du Nil. Laissons aux économistes le soin de vanter les bienfaits agricoles du fleuve, et louons-le seulement, en simples voyageurs, de sa beauté. On le dit de couleur changeante avec les saisons ; j'avoue l'avoir vu toujours à peu près semblable, à une légère nuance près, toujours limoneux et d’un rouge brun. Certes, il n’est guère limpide, le beau fleuve, et les vers de nos poètes, habitués à chanter nos claires rivières, lui conviennent peu. Mais sa teinte ne sied pas mal aux terres noires, aux verdures sombres qu'il baigne. Et elle fait mieux ressortir la blancheur des voiles qu’il porte. Car au milieu des campagnes le Nil semble souvent un autre champ, tout fleuri de hautes voilures. Des felouques innombrables y voguent, à la fois pesantes et sveltes, enfoncées jusqu’au bord dans l'eau épaisse et haussant la pointe de leurs immenses voiles, pareilles à des pétales échevelés, jusqu'au limpide azur."
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