vendredi 2 octobre 2020

"Philae est le bijou de l'Égypte ; l'Égypte est la terre des merveilles !" (Mag Dalah)

Philae, par Edward Lear (1812-1888)

"Ceux qui ont dit : « Voir Naples et mourir ! » ne connaissaient pas Philae. Ils n'avaient pas, comme nous, longé la cataracte pour déboucher tout à coup sur cette île charmante, dont Dieu et les hommes on fait un des sites les plus idéalement beaux qui soient au monde. (...)
C'est surtout lorsque, arrivé sur les crêtes, on descend en longeant le flanc des montagnes, que la vue est admirable. Le Nil, séparé en une infinité de petits bras par des îlots de rochers, ici mugit et écume entre les blocs de granit rendus polis et luisants par le frottement des eaux, là s'endort comme un lac tranquille, entre des berges basses envahies par la végétation. Des bouquets de palmiers se balancent au-dessus des écueils, des barques s'aventurent dans les endroits où le courant n'est pas trop violent. Ce panorama extraordinaire est d'une beauté que je ne saurais peindre.
Le soleil se couchait dans la pourpre et l'or quand nous arrivâmes en vue de Philae, qui nous apparut comme une île enchantée. La masse entière de ses pylônes, pleinement éclairés, se détachait sur le fond déjà assombri des montagnes lointaines, tandis que ses palmiers et les élégantes colonnes du temple hypèthre perçaient dans le ciel bleu et rose. Un paysage d'une beauté plus achevée, plus classique, d'une grâce plus exquise, existe-t-il au monde ? Je ne le crois pas : Philae est le bijou de l'Égypte ; l'Égypte est la terre des merveilles ! (...)
Le lendemain à l'aube, Philae nous parut encore plus belle dans sa fraîcheur matinale ! Le sommet des temples était éclairé d'un beau rayon rose, et le Nil, comme un miroir, réfléchissait les rochers noirs couronnés de verdure, de cette île incomparable.
Nous nous apprêtions à prendre possession de Philae pour toute la journée, lorsque nous l'avons vue envahie par les infidèles, je veux dire par une bande nombreuse de voyageurs Cook. Ah ! ces Cooks ! c'est la onzième plaie d'Égypte. Moïse ne la connaissait pas ! Je les connais trop bien, moi, ces voyageurs pressés, qui semblent tous n'avoir d'autre but, en parcourant les pays étrangers, que de contrôler les assertions de leur Guide. Ils vont, leur Murray à la main, vérifiant d'un coup d'oeil la hauteur des pylônes, la grosseur des colonnes, la superficie des cours. Ne leur parlez pas de la poésie des lieux, ils n'ont pas le temps d'y songer. Le barnum est là qui leur crie : "Voyez,, messieurs, ceci est la grande cour : elle mesure quarante-trois mètres sur quarante-neuf cinquante. Maintenant passons au sanctuaire, puis aux terrasses, et dépêchons-nous de déjeuner, pour aller ensuite à la cataracte !"
Et ils vont, essoufflés, suivant le programme depuis huit heures du matin jusqu'à la nuit close. Ne leur dites pas que Philae est bien belle au clair de lune : cela n'est pas dans le programme ! (...)
Ayant abandonné Philae aux Cooks, nous sommes allées faire une jolie promenade dans une île voisine et beaucoup plus grande, qui s'appelle Biggeh. Nous avons escaladé une colline d'où la vue s'étend au loin, sur cet invraisemblable chaos de rochers et de sable qui forme la cataracte. (...)
Les Cooks partis, Philae est retombée dans son calme habituel. Nous en avons profité pour la parcourir en tous sens, cette île enchanteresse, et visiter à notre aise les temples qui la couvrent. Il y a en Égypte des temples incomparablement plus beaux ; mais ce qui est merveilleux ici, c'est l'ensemble, c'est l'île entière : les monuments, les palmiers, le Nil et cet aperçu qu'on a de loin sur la cataracte. De quelque côté que se porte le regard, le spectacle est splendide. (...)
Le soir, nous avons fait une longue promenade en barque au clair de lune. Le Nil, uni comme un lac d'argent, enserrait Philae toute baignée de lumière, si belle, si gracieuse, avec ses pylônes blancs et les colonnes aériennes du temple de Tibère entouré de palmiers ! Tout était frais, calme, silencieux. De temps en temps nos rameurs chantaient à mi-voix de ces litanies plaintives que j'aime tant, ou bien, les avirons levés, ils nous laissaient aller à la dérive, lentement.
En voyant Philae si belle, nous avons failli arrêter ici notre voyage ; mais la crainte des regrets que nous aurions plus tard de n'avoir pas vu Abou-Simbel, et ce désir inconscient et irrésistible qu'on a d'aller toujours en avant, ont eu vite raison de nos indécisions. Nous partons demain."




extrait de Un hiver en Orient, 1892, par Mag Dalah (pseudonyme), ouvrage préfacé par Edmond Rousse, de l'Académie française

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