jeudi 15 octobre 2020

"Le moment où Abou-Simbel est dans toute sa gloire", par Vicente Blasco Ibañez

par David Roberts, 1836

"C’est le point du jour. Les feux lointains de l’aurore nacrent les eaux du Nil. Les colosses commencent à devenir rouges, comme s'ils laissaient transparaître une lumière intérieure. Le soleil va se lever, comme il se lève toujours dans les régions tropicales, avec une rapidité presque instantanée, sans être voilé par le moindre nuage, offrant aux regards d’abord l’image d'un sourcil de feu, puis celle d’une coupole, et enfin s’arrondissant comme une cerise gigantesque, pour se dégager par une rude secousse de l’étreinte où l'emprisonnait la ligne de l’horizon. 
C’est là le moment où Abou-Simbel est dans toute sa gloire. Nous allons voir se réaliser le miracle de la lumière, le soleil naissant lancer ses flèches d'or, et c’est pour assister à un tel spectacle que nous avons abandonné notre lit en pleine nuit. Un chœur immense d'oiseaux cachés dans la verdure au bord du Nil, ou montant des jardinets jusqu'à l’esplanade de sable et de roches où nous sommes, ouvre la grande symphonie du matin. Le soleil s'est levé.
Les architectes égyptiens ont orienté le temple rigoureusement pour que les premiers rayons horizontaux projetés par le dieu du jour puissent pénétrer jusque dans les profondeurs les plus intimes du sanctuaire. Ramsès a voulu que son œuvre gigantesque n'apparût dans sa beauté que pendant une heure, la première de la matinée, alors que se réveille la Nature et que surgit Osiris, l’astre déifié par les Égyptiens. Nous voyons un rayon du soleil qui vient de naître, se traîner le long des marches rouges comme un enfant au pas chancelant, se glisser par la porte du temple, enfin envahir par sauts et par bonds les salles intérieures. Les ténèbres s’évanouissent dans le souterrain sacré. La lumière y pénètre maintenant, comme le jet d’une lance faisant fuir devant sa pointe d'or la nuit vaincue.
Nous courons vers l’intérieur du temple, mais quelqu'un nous précède, c’est notre ombre. Comme nous avons le soleil derrière le dos, nous projetons devant nous de longues taches noires jusqu’au fond du sanctuaire. Chacune d'elles est pendant quelques secondes aussi énorme que les statues de l’intérieur qui servent de piliers.
Groupés autour des quatre statues de dieux polychromes qui sont dans la dernière chapelle, nous voyons se renouveler le miracle de chaque jour. Le temple entier s’est couvert de tentures d’or resplendissantes. Les piliers colossaux, les batailles et les pompeux cortèges des rois sculptés sur les murs, les statues de dieux aux diadèmes pointus se dépouillent de l'ombre dont ils étaient revêtus. Et à travers les trois salles nous voyons, comme nous pourrions les voir par le tube d’un télescope, la grande porte rectangulaire et, au delà, le fleuve qui semble en ébullition, coupé par une bande verticale de feu, la rive opposée qui le domine, sur ses eaux de petits bateaux égyptiens, entièrement noirs, comme s'ils avaient été peints à l’encre de Chine, enfin au-dessus du panorama offert par la vallée un soleil couleur de sang fraîchement versé, qui nous lance directement son faisceau de dards lumineux et nous force à détourner les yeux.
Ce spectacle magique dure quelques minutes. Puis le soleil monte, et son disque, coupé par l’arête du seuil de pierre, disparaît pour nous peu à peu. Il se cache à nos yeux en prenant des formes qui sont l'inverse de sa configuration à son lever et à son coucher. Il perd d’abord la calotte qui le surmonte, puis a simplement l'aspect d’une chaudière incandescente, et finit par ne plus être qu’un croissant rouge. Le temple, qui a semblé d’or pendant quelques minutes, devient bleu. Pendant le reste du jour il sera plongé, maintenant qu'au-dessus de sa porte le disque du soleil n’est plus visible, dans une pénombre de souterrain, et de nouveau ses ornements architecturaux s’estomperont.
Tous les visiteurs s’en vont, dès que le soleil a cessé de se montrer. Pour moi, je trouve intéressant de rester seul, complètement seul, dans ce souterrain séculaire, creusé par des hommes dont les cendres même ne subsistent plus. Maintenant la grande porte, qui seule donne accès à la lumière, encadre jusqu'à la moitié de sa hauteur un segment du Nil couleur d’étain. Mes pas éveillent de nouveaux échos dans la profonde solitude. J'avance avec une certaine crainte religieuse jusqu’au fond du temple, recoin obscur où sont assis les quatre dieux rouges ou bleus, la tête surmontée de coiffures différentes, tiares, cornes ou disques solaires.
Je puis les examiner de près et même les toucher. Leurs visages de pierre sont rongés et semés de trous semblables à ceux de la variole, et leurs nez ont été rabotés par le temps. Comme la lumière qui arrive ici à travers les salles successives, est pareille à celle qui descendrait au fond d’un puits, les quatre dieux paraissent dans la pénombre être animés d'une vie mystérieuse. 
J'éprouve un sentiment d'humilité mêlé d'admiration en songeant que ces statues de pierre durent depuis trois mille ans et dureront encore peut-être davantage..."


extrait de Le Voyage d'un romancier autour du monde, 1925, de Vicente Blasco Ibañez (1867-1928), écrivain, journaliste et homme politique espagnol. Il est considéré comme l'un des plus grands romanciers de langue espagnole.
Ouvrage traduit de l'espagnol par Renée Lafont.

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