mardi 13 octobre 2020

La "majesté sereine" et la "fière solitude" des pyramides de Gizeh, par Auguste Le Dentu

Aucune précision sur la date de cette photo. Publisher: Lehnert & Landrock - Cairo

"Nous dépassons à gauche deux villages de Bédouins, parasites au milieu de ce peuple de fellahs, implantés là on ne sait comment, méprisés, paraît-il, par le pur Bédouin de désert arabique.
Maisons cubiques en pisé à couverture de feuillage, étroitement groupées les unes contre les autres, à peine distinctes du sable jaune foncé, presque brun, le type de la maison de paysan égyptienne, reproduisant vraisemblablement celui de l'habitation ancienne ; interprétation très admissible dans ce pays où tant de choses du passé se sont transmises intactes et comme cristallisées.
Maintenant les pyramides se montrent leur majesté sereine. En ligne l’une derrière autre, se masquant un peu par une partie de leur masse, elles nous attendent sans émoi comme elles ont attendu jusqu’à cette heure des milliers de visiteurs, ainsi qu'autrefois elles ont accueilli Hérodote et Strabon. Mais combien changé leur entourage, depuis cette date reculée, et même, sans remonter aussi haut, depuis un demi-siècle !
Si tant est que l’âme de l’histoire, dans un pays où celle-ci est si vieille, ait pu les pénétrer, elles ont dû frémir d’indignation, ces souveraines du désert inhabité, en voyant la végétation des cultures et des arbres gagner jusqu’à leur pied, un hôtel s'élever tout à côté d'elles avec ses annexes obligatoires, écuries et remises, puis garage pour automobiles, en sentant monter jusqu'à elles les senteurs brutales des boissons américaines et de la délétère absinthe, chères aux touristes anglo-saxons et aux chauffeurs.
Elles ont eu raison de frémir, car cette intrusion de choses banales, d’un modernisme insolent, dans leur fière solitude, nuit à l'impression qu'elles devraient produire. Et puis, on les a vues si souvent figurées par la peinture et la gravure, si souvent reproduites par la photographie! On s'attend trop à les trouver telles qu’elles sont réellement, sans l’amplification ordinaire de l'objet qu'on voit, par rapport à l’idée qu’on s’en est faite d'après l'insuffisante documentation de l’image, et l’on est dépité de ne pas sentir courir dans les profondeurs de son être le frisson d’admiration mêlé d’étonnement et de vénération que provoque habituellement la réunion dans une même chose de la ligne, de l'énormité et de la vétusté.
Et surtout on y arrive trop vite et trop facilement. Il faudrait avoir à traverser une large étendue de désert, une solitude impressionnante, avant de les voir se dresser devant soi. L'esprit serait mieux préparé au spectacle saisissant de ces monumentales et étranges constructions.
Montés sur de bons petits ânes, nous cheminons pour la première fois sur le sable qui commence là et couvre le sol à perte de vue vers l’ouest et le sud, et voici que l'ambiance s'empare de nous peu à peu et semble transformer nos dispositions. Bientôt presque oublié, le Mena house, oubliés les garages d'autos laissés derrière nous et en partie cachés dans un pli de terrain. Devant nous, là, tout près, les bases immenses, les arêtes et les faces fuyantes, les énormes blocs disloqués par places, les marches démesurées qu’escaladent de nombreux touristes soulevés et poussés par des Arabes, et tout là-haut le sommet tronqué sur lequel un petit groupe noir s’agite. La voici, l’ouverture mystérieuse si longtemps dérobée aux recherches, donnant accès dans les corridors intérieurs et dans la chambre mortuaire. 
L’extraordinaire vision que sont ces trois colossales figures géométriques se profilant en perspective montante sur le ciel d’un bleu délicat ! Et cela date de cinq ou six mille ans avant notre ère, et consacre la mémoire de trois pharaons de la quatrième dynastie, associés dans l’immortalité du souvenir humain, Khéops ou Khofrou, Képhren ou Khafra, Mykerinos ou Menkanra !
Des choses reviennent à la pensée, tellement vulgarisées qu’on ose à peine les rappeler, et l’on suppute le nombre de mains qu’il a fallu pour amener jusque-là, pour élever, agencer toute cette accumulation formidable de pierres. Évocation banale, soit, mais à laquelle je ne crois pas que personne puisse se soustraire. Ce sont ces réflexions, c’est ce ressouvenir de faits invraisemblables mais bien réels, qui imposent l'admiration plus encore que l’esthétique de ces masses, car, indépendamment de la majesté du colossal, on ne peut plaider en leur faveur que l’harmonie immanente aux figures d’une parfaite régularité et de proportions irréprochables.
On comprend que, la nuit, alors qu'un silence de cimetière les enveloppe, et que la clarté lunaire les couvre d'un blanc suaire, elles acquièrent un caractère de beauté terrifiante. Cette lumière faite d’éclat et d'ombre, même à ses heures de plus vive splendeur, qui communique aux choses une douceur infinie ou une tragique apparence, selon qu'elles l'absorbent partiellement ou la reflètent brutalement sur des surfaces environnées de ténèbres, cette lumière qui semble se plaire aux oppositions violentes, doit prêter aux trois pyramides géantes un relief prodigieux et faire monter très haut vers le ciel leurs cimes aiguës, en se déversant inégalement sur leurs pans divergents. Malheureusement ce spectacle magique nous est interdit ; le cycle lunaire n’en est encore qu’à son premier stade."



extrait de Visions d'Égypte, 1911, par Auguste Le Dentu (1841-1926), chirurgien français, suppléant de la chaire de clinique chirurgicale à l'hôtel-Dieu, professeur de clinique chirurgicale à Necker, président du Comité de l'Association française de chirurgie.
Il fut "initié aux choses d'Égypte" par Maspero, "le savant illustre, l'infatigable chercheur", auquel il dédie cet ouvrage.

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