Affichage des articles dont le libellé est Boreux (Charles). Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Boreux (Charles). Afficher tous les articles

samedi 21 mars 2020

"L'opinion courante ne se trompe qu'à demi, qui résume l'art égyptien dans le grand Sphinx et dans les Pyramides" (Charles Boreux)

photo de Francis Bedford (1815 - 1894)

"Les Égyptiens ont été, (...) comme l’on sait, des orfèvres et des joailliers incomparables : aussi bien, l'or, qu’ils tiraient de Nubie, abondait chez eux dès les plus anciennes époques, et l'argent, à partir du Nouvel Empire, n’était pas moins répandu, non plus que cet alliage naturel de l’un et de l’autre auquel ils donnaient le nom d’electrum. Avec ces métaux précieux ils ont fabriqué, de tout temps, les objets les plus divers : coupes d’apparat, comme cette patère en or, à décor de fleurs et de poissons, donnée par Thoutmôsis III au gouverneur Thoutii en récompense de ses services (Musée du Louvre), et (la) vaisselle utilisée dans les temples pour les besoins du culte, comme ces vases d'argent, d'époque saïte, découverts à Thmouis, dans le Delta, en 1871 (Musée du Caire), lesquels annoncent déjà cette somptueuse argenterie romaine dont le trésor de Boscoreale nous a conservé des spécimens si caractéristiques, - enfin et surtout, à côté des pièces d’orfèvrerie, toutes les variétés de ces objets de parure, bracelets de poignets et de chevilles, colliers, bandeaux de tête, bagues, etc., dont les Égyptiens, les hommes aussi bien que les femmes, paraissent avoir eu toujours la passion.

Nous ne saurions songer ici à décrire ou même à énumérer toutes ces richesses ; il est intéressant, du moins, de dégager, aux différentes époques, les principaux caractères de la joaillerie égyptienne. Le plus frappant est un parti pris de simplicité qui donne aux moindres de ces bijoux un très grand accent de noblesse, et les apparente véritablement, toutes proportions gardées, aux œuvres de l'architecture et de la statuaire. Les bracelets trouvés par Petrie dans la tombe du roi Zer, qui datent de la Ie dynastie, trahissent ainsi déjà - l'un d’eux surtout, formé de la réunion de plaquettes en or et en turquoise surmontées chacune d’un faucon - cette préoccupation de réaliser la beauté de l’ensemble, dans des objets de dimensions très restreintes, rien que par la symétrie harmonieuse des éléments mis en œuvre. Mais les magnifiques bijoux découverts à Dahchour par J. de Morgan en 1894 et 1805, et qui sont aujourd’hui l’une des gloires du Musée du Caire, apparaissent plus typiques encore à cet égard. Ils appartiennent tous aux règnes des grands pharaons de la XIIe dynastie, et les plus beaux d’entre eux montrent à quel point les Égyptiens du Moyen Empire (environ 1900 avant J.-C.), ont pu pousser ce goût de la symétrie et de la simplicité dont leurs ancêtres thinites et memphites leur avaient les premiers donné l'exemple. (...)

Pourquoi le souvenir de cet art s'est-il perdu si vite ? Il y a là un problème assez délicat, et qui ne se pose pas seulement, au surplus, à propos de la joaillerie ou de l’orfèvrerie. Du très sommaire aperçu que nous venons d’esquisser, il ressort, en effet, que toutes les formes de l’activité artistique des Égyptiens, architecture, sculpture, arts mineurs, se sont plus ou moins profondément modifiées au cours de la seconde période thébaine. On explique ces modifications, d'ordinaire, par des influences égéennes, et il est certain que les guerres de conquête conduites avec tant de bonheur, pendant près de trois siècles (1500-1200), par les Pharaons du Nouvel Empire ont dû créer entre les Égyptiens et les autres peuples de la Méditerranée des rapports aussi étroits que constants, dont l'esthétique des uns et des autres ne pouvait manquer de se ressentir.
Rien n'empêche de croire, cependant, que, dans ces échanges incessants, les Égyptiens, qui représentaient la nation la plus civilisée, ont plus donné que reçu, et que c’est bien plutôt l'excès de même leur civilisation qui les aura conduits, sinon à renier tout à fait, pour un temps, l'art sobre et grave dont leurs ancêtres leur avaient légué de si admirables exemples, du moins à lui préférer, dans certains cas, un art un peu plus fleuri et plus souriant. Mais, une fois passée cette période de culture trop raffinée, c’est aux monuments de l'Ancien Empire qu’ils sont allés, d’instinct, demander de leur réapprendre le secret de ce réalisme sévère et puissant, de cette beauté majestueuse et calme qui étaient seuls capables, eux-mêmes le sentaient bien, d'exprimer complètement leur  véritable nature. En dernière analyse, c'est décidément là, en effet, qu'était leur génie propre ; et l'opinion courante ne se  trompe qu'à demi, qui résume l'art égyptien dans le grand Sphinx et dans les Pyramides."


extrait de L'Art égyptien, 1926, par Charles Boreux (1874 - 1944), conservateur-adjoint au Musée du Louvre

mardi 20 août 2019

"Le sentiment de la grandeur est à ce point inné chez les Égyptiens qu’il caractérise déjà les œuvres les plus anciennes de leur architecture et de leur sculpture" (Charles Boreux)

Meritamon, Akhmim - photo Marie Grillot

"Jusqu’au début du dix-neuvième siècle, on comprend que les monuments égyptiens, dont il existait très peu de spécimens en Europe, aient laissé, dans l'esprit de ceux que leur étrangeté ne rebutait pas dès l’abord, l’impression d’un art assez froid et apparemment immobile ; mais aujourd’hui que ces mêmes monuments, devenus, grâce à l’immortelle découverte de Champollion, presque aussi accessibles à notre étude que les monuments grecs ou romains, sont, en tout cas, aussi familiers à notre vue, il est plus singulier que l’art égyptien apparaisse encore à tant de gens sous l’aspect d’un art compassé et toujours pareil à lui-même. 
Une telle conception est évidemment fausse a priori, puisqu’un art dont l’histoire embrasse plus de trois mille ans ne peut pas ne pas avoir évolué de quelque façon au cours d’une aussi longue période. D’où vient donc qu’il puisse sembler, cependant, à des observateurs superficiels ou insuffisamment préparés, n’avoir pas évolué du tout ? 
On doit remarquer, en premier lieu, que, dès les époques les plus anciennes, il y a eu deux arts, si l’on peut dire, en Égypte : un art populaire, d’abord, d’inspiration toute profane, et qui, comme tous les arts populaires, a dû être toujours très libre et très vivant, - et aussi un art officiel, de caractère essentiellement religieux ou funéraire, et auquel ce caractère même imposait des règles beaucoup plus fixes et des formules plus rigides ; or, il se trouve qu’il n’y a guère que ce dernier que nous ayons jamais l’occasion d’apprécier. Par ailleurs, si l’Égyptien ne portait sans doute pas en lui cet irrésistible penchant pour la vertu qu’on s’est plu pendant longtemps à lui attribuer, il est certain, du moins, que la nature lui avait donné le goût de la gravité majestueuse, et aussi qu’il ne comprenait l’effort créateur que discipliné par la tradition. Il aimait, d’instinct, les attitudes calmes, les gestes empreints de noblesse et de dignité ; et, d’autre part, il paraît s’être convaincu de très bonne heure qu’il y aurait danger, le plus souvent, à laisser l’artiste entièrement libre de traduire au gré de son seul caprice ces gestes et ces attitudes, et qu’il convient de lui imposer certains modes particuliers d’expression, dont l’expérience a démontré qu’ils étaient d’une plus grande vérité ou d’un effet plus heureux que les autres. 
Le sentiment de la grandeur est à ce point inné chez les Égyptiens qu’il caractérise déjà les œuvres les plus anciennes de leur architecture et de leur sculpture, et qu’on peut même se demander si ce n’est pas l’art naturellement sévère de ce peuple qui explique, pour une grande part, ses croyances funéraires et religieuses, au lieu de s’expliquer par elles, comme on l’admet le plus communément. De même, le souci de ne pas s’écarter d’un certain nombre de formes ou de types consacrés lui a dicté un style dont on peut dire qu’il s’est trouvé fixé du jour où il est apparu pour la première fois. 
À partir du moment où l’on constate l’existence d’une nation égyptienne, née de la réunion, sous un sceptre unique, des deux royaumes, jusque là demeurés distincts, du Sud et du Nord, on constate en même temps que cette nation est douée d’un génie artistique qui lui est propre, génie avant tout conservateur et ami de la règle, et qui, pour cette raison, ne subira plus, par la suite, de modifications très profondes, ni dans son fond ni dans ses moyens d’expression. 
On a voulu parfois rattacher telles ou telles œuvres égyptiennes à autant d’écoles provinciales, et distinguer soigneusement ces écoles d’avec celles qui florissaient dans les villes de résidences royales. Il semble qu’une telle conception soit contraire à la réalité des faits, et qu’il n’y ait jamais eu place, en Égypte, que pour une école officielle, ou, plus exactement, pour une doctrine officielle sanctionnée par la tradition, doctrine dont les artistes groupés dans les ateliers royaux étaient naturellement les interprètes les plus autorisés, parce qu'ils en étaient les représentants les plus en vue, mais dont les artisans provinciaux, à toutes les époques, devaient appliquer les préceptes, eux aussi, avec le même zèle et le même scrupule, dans la mesure de leurs moyens seulement plus réduits et de leurs talents moins éprouvés. 
La qualité de l’inspiration et surtout celle de l'exécution peuvent donc bien différencier les monuments égyptiens ; mais ces monuments, quelle qu’en soit la provenance, s’efforcent tous à traduire une esthétique dont on est fondé à dire que les principes essentiels en sont restés immuables, ou à peu près, pendant plus de trente siècles. En un mot, non seulement les Égyptiens, de par leur nature même, portaient en eux un idéal assez particulier de beauté, mais encore ils ont pris grand soin, le plus souvent, de soustraire à la fantaisie ou simplement à l’initiative individuelle les œuvres qui visaient à rendre sensible cet idéal. C'est pourquoi celles-ci présentent, d’ordinaire, un aspect général des plus caractéristiques, qui les apparente toutes les unes aux autres, et dont on comprend jusqu'à un certain point qu’il laisse parfois dans l’esprit de ceux qui seraient tentés de les juger du premier coup d’œil une impression d’uniformité et de monotonie, de même que la grandeur dont elles sont habituellement empreintes peut sembler d’abord à ces mêmes critiques un peu sévère et un peu raide. 
En réalité, la majesté n’entraîne pas nécessairement la froideur, et une tradition volontairement fixée n’est pas pour cela une tradition figée. Si l’on ajoute, d’ailleurs, que l’architecte, le sculpteur ou l’artisan égyptiens n’étaient liés par cette tradition qu’en ce qui concerne ce qu’on pourrait appeler le cadre de leur œuvre, et qu'il leur était loisible de se mouvoir à l’intérieur de ce cadre avec une très suffisante liberté, on voit que la prétendue immobilité de l’art égyptien se ramène, en dernière analyse, à l’observation d’un certain nombre de règles qui constituaient pour l’artiste un frein salutaire bien plutôt qu’une entrave véritable, et qui n’ont jamais, en effet, entravé de façon sérieuse son originalité. C'est ce qu’une histoire de cet art, si brièvement esquissée soit-elle, ne saurait manquer de montrer."


(extrait de L'Art égyptien, 1926, par Charles Boreux (1874 - 1944), conservateur-adjoint au Musée du Louvre)

jeudi 8 août 2019

"La véritable pyramide géométrique à parois lisses est devenue, aux yeux des peuples modernes, comme le symbole même de l’Égypte" (Charles Boreux)

La grande Pyramide de Gîzeh (Pyramide de Khéops). Calcaire. IVe dynastie (environ 2800 ans avant J.-C.) 
(D'après Béchard et Palmieri, L 'Égypte et la Nubie, pl. XLIII)


"En Égypte, le culte du mort exigeait en principe deux monuments : d’une part, la chambre funéraire, qui constituait la sépulture proprement dite, et, d’autre part, la chapelle funéraire, ou, plus précisément, l’ensemble des pièces dans lesquelles étaient célébrées, ou censées l’être, les multiples cérémonies de l’offrande destinées à assurer la survie de celui qui en était l’objet. 
Déjà, lorsqu’il s’agissait de tombes de particuliers, le souci de séparer soigneusement la chambre - où le mort, à partir du jour des funérailles, était muré pour l’éternité - d’avec les salles de culte dont l’accès devait, au contraire, au moins à certaines dates, être laissé libre aux membres de la famille et aux prêtres, avait conduit les architectes égyptiens à ménager celles-ci au-dessus de celle-là, en avant et à l’intérieur d’énormes massifs en briques ou en pierre calcaire, élevés au-dessus du sol de la nécro- pole, et auxquels on donne aujourd’hui le nom de "mastabas". 
Quiconque a visité, à Sakkarah, les grands mastabas de la Ve et de la VIe dynastie - le mastaba de Tî, par exemple, ou encore celui de Mérérouka, lequel ne compte pas moins de trente-deux salles - ne saurait plus jamais oublier l’effet saisissant qu’ils produisent ; mais même les mastabas de dimensions moindres, lorsqu’ils alignaient les unes à côté des autres, en files régulières, les nobles proportions de leurs façades, ne devaient leur céder en rien à cet égard. L’impression laissée par les tombes royales était certainement plus grandiose encore, puisque, dans ces tombes, la distinction entre la chapelle et la chambre était réalisée au moyen d’un ensemble architectural beaucoup plus important. Ici, en effet, la chapelle, agrandie au point d’être remplacée par un véritable temple, formait une construction spéciale, accolée extérieurement à la façade orientale de la pyramide, et à laquelle on accédait par une longue chaussée couverte partant d’une autre construction bâtie sur la rive du Nil. Et, quant à la chambre funéraire, c’était, comme l’on sait, cette pyramide elle-même. 
Si les mastabas des hauts fonctionnaires de l’Ancien Empire ont été visiblement élevés à l’imitation des mastabas en briques dans lesquels les rois égyptiens se faisaient ensevelir au commencement de l’époque historique, ce dernier type de sépulture royale paraît être tombé assez vite en désuétude - peut-être, précisément, parce que les particuliers se l’étaient trop facilement approprié -, et les Pharaons, à partir de la IIIe dynastie, ont remplacé le mastaba en briques par la pyramide en pierre. Celle-ci, au début, n’est encore que la réunion de plusieurs mastabas édifiés en retrait les uns au-dessus des autres, et affecte, en conséquence, cette forme en escalier dont la pyramide à degrés du roi Djosir à Sakkarah (IIIe dynastie) et celle du roi Snéfrou à Meidoum (commencement de la IVe dynastie) nous ont conservé de si curieux exemples. Au contraire, les successeurs immédiats de Snéfrou adoptent définitivement la véritable pyramide géométrique à parois lisses, qui va rester dorénavant, jusqu’à la fin du Moyen Empire, la tombe royale par excellence, et qui est devenue, aux yeux des peuples modernes, comme le symbole même de l’Égypte. On peut dire, en tout cas, qu’elle représente l’expression la plus parfaite de l’art de ce pays, si cet art se caractérise bien, en effet, par la recherche des proportions colossales. 
Ce n’est pas seulement parce que ces proportions, quand on songe que les trois grandes pyramides de Gîzeh datent de la IVe dynastie, prennent l’aspect d’une sorte de défi constructif - la plus grande, celle de Khéops (Khoufou) devait mesurer autrefois près de 150 mètres de hauteur sur une longueur de côté de 230 mètres environ - ; c’est aussi, et surtout, parce que ces pyramides - prodigieux amoncellement de pierres entassées au-dessus d’un caveau de quelques mètres - 10 de haut - traduisent, bien moins encore que le désir de mettre le sarcophage d'un roi à l'abri des profanations, celui d'égaler à la majesté divine de ce roi l’énormité du monument dans lequel était dissimulée sa sépulture. 
Et sans doute le grand Sphinx de Gîzeh, gardien silencieux de la nécropole, accroupi depuis cinq mille ans devant la seconde pyramide, est-il né, lui aussi, d'une préoccupation analogue : avant d'être pris pour l'image du dieu solaire Harmakhis, il ne visait, très probablement, qu'à symboliser par ses énormes dimensions (sa hauteur est d'une vingtaine de mètres, et sa longueur de près de soixante) la grandeur et la toute-puissance du roi Khéfren."

(extrait de L'Art égyptien, 1926, par Charles Boreux (1874 - 1944), conservateur-adjoint au Musée du Louvre)