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jeudi 9 juin 2022

"L'esprit est écrasé en présence de cette accumulation de documents qui représentent tout un long défilé de siècles" (Maurice Landrieux, XIXe s., visitant le musée de Boulaq)

le Sheikh El Balad
par Hippolyte Délié, Émile Béchard


"Nous arrivons de bonne heure à Boulaq. C'est l'étape du matin. Le musée, aménagé depuis la chute d'Ismaïl-Pacha dans les magnifiques constructions où l'infortuné khédive avait rêvé d'associer, au bénéfice de sa volupté, le faste d'un nabab au confort d'Occident, est le résultat d'un demi-siècle de fouilles intelligentes dirigées par deux de nos compatriotes, Mariette et Maspero. (...)
Il faudrait beaucoup de temps et beaucoup de science pour examiner avec intérêt tous ces sarcophages, ces sphinx, ces stèles couvertes d'hiéroglyphes, ces cartouches où se retrouve le scarabée sacré, ces objets de toute nature, poteries, armes, bijoux, instruments usuels, statues de rois ou de dieux, bizarres ou farouches, à figures d'homme, de vache, de chat, etc., en bronze, en granit, en porphyre, qui sortent un à un du tombeau, après plusieurs milliers d'années, pour contrôler notre science moderne, à son détriment souvent, et rassurer notre foi en nous parlant du passé. (...)
Voici, sur ces faces de momies, des portraits peints, vieux déjà du temps de Moïse, que l'on croirait sortis hier de l'atelier de nos meilleurs artistes ; puis des papyrus, déroulés par un prodige de patience et d'habileté, avec des dessins et des peintures d'une finesse et d'un coloris étonnants ; des suaires de lin d'un tissu délicat, véritable mousseline, tirés tels quels des sarcophages, et qui semblent entièrement neufs et nouvellement blanchis, etc., etc.
Voici, entre vingt autres, un bas-relief qui représente des oies picorant et marchant à la file indienne. La pose est aisée, le dessin d'une rare fidélité et la structure anatomique parfaitement observée. Ce petit chef-d'oeuvre ferait honneur à nos meilleurs animaliers. 
Voici enfin le fameux sheik el beled, monsieur le maire ! remarquable statue en bois de sycomore qui représente un inspecteur des travaux, un maître de chantier, tenant en main son bâton de commandement. Ce morceau de sculpture enfoui depuis cinq mille ans a une expression si naturelle et si vivante que les bédouins de Mariette lorsqu'ils l'exhumèrent crurent reconnaître le portrait du cheik de leur tribu : c'est le maire du village ! dirent-ils. Et le nom est resté. (...)
Une vitrine qui retient longtemps les dames, jeunes et vieilles, jusqu'aux pieuses filles détachées du monde et de tout, c'est celle où sont exposés les bijoux de la reine Ahotep : bracelets finement travaillés, bagues, épingles, diadèmes, colliers, mille objets de parure d'or et d'ivoire, des pierreries, tout un écrin qui serait remarqué chez nos joailliers en renom.
Joseph l'a vue peut-être, ou Moïse, ainsi parée, belle, fière, admirée.
Sa momie, qui dort dans la salle voisine, au fond de son cercueil vitré, et qu'une misérable toile défend mal contre les rayons du soleil, n'excite guère que la pitié ou le dégoût. Ses cheveux, roussis de parfums, sont roulés encore, et le henné qui rougit ses ongles a résisté au temps. Les Hébreux, qui avaient conservé la coutume de se teindre les ongles, ont dû la prendre en Égypte.
Ces engins de coquetterie délient singulièrement les langues, et les gardiens sont assaillis de questions auxquelles ils ne savent que répondre.
Mais l'esprit est écrasé en présence de cette accumulation de documents qui représentent tout un long défilé de siècles et remettent au jour une civilisation que les vieux patriarches de la Bible trouvèrent déjà à son apogée, presqu'à son déclin, deux mille ans avant Jésus-Christ.
Plus on recule dans cette histoire, plus on s'enfonce dans cette antiquité, jusqu'à perdre pied dans le passé, plus aussi on constate le progrès, comme si ce peuple était arrivé du premier coup à une perfection d'où il n'a pu que descendre ensuite. Chose étrange, cette race si vivace et si féconde semble n'avoir eu de préoccupation que pour les mystères de la mort et de l'autre vie. Les monuments qu'elle a construits sont tous des tombeaux."


extrait de Au Pays du Christ : études bibliques en Égypte et en Palestine, 1895 (prix Juteau-Duvigneaux de l’Académie française en 1898), par Maurice Landrieux (1857-1926), prélat catholique français, évêque de Dijon.