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jeudi 24 juin 2021

Nostalgies d'obélisques, par Gustave Flaubert

à g. : obélisque de Paris (ancienne carte postale) ; à dr. : obélisque de Louxor (photo A. Beato)

Nostalgies d'obélisques


I - L’obélisque de Paris

Sur cette place je m’ennuie,
Obélisque dépareillé ;
Neige, givre, bruine et pluie
Glacent mon flanc déjà rouillé ;

Et ma vieille aiguille, rougie
Aux fournaises d’un ciel de feu,
Prend des pâleurs de nostalgie
Dans cet air qui n’est jamais bleu.

Devant les colosses moroses
Et les pylônes de Luxor,
Près de mon frère aux teintes roses
Que ne suis-je debout encor,

Plongeant dans l’azur immuable
Mon pyramidion vermeil,
Et de mon ombre, sur le sable,
Écrivant les pas du soleil !

Rhamsès ! un jour, mon bloc superbe,
Où l’éternité s’ébréchait,
Roula, fauché comme un brin d’herbe,
Et Paris s’en fit un hochet.

La sentinelle granitique,
Gardienne des énormités,
Se dresse entre un faux temple antique
Et la Chambre des députés.

Sur l’échafaud de Louis seize,
Monolithe au sens aboli,
On a mis mon secret, qui pèse
Le poids de cinq mille ans d’oubli.

Les moineaux francs souillent ma tête,
Où s’abattaient dans leur essor
L’ibis rose et le gypaète
Au blanc plumage, aux serres d’or.

La Seine, noir égout des rues,
Fleuve immonde fait de ruisseaux,
Salit mon pied, que dans ses crues
Baisait le Nil, père des eaux,

Le Nil, géant à barbe blanche
Coiffé de lotus et de joncs,
Versant de son urne qui penche
Des crocodiles pour goujons !

Les chars d’or étoilés de nacre
Des grands Pharaons d’autrefois
Rasaient mon bloc heurté du fiacre
Emportant le dernier des rois.

Jadis, devant ma pierre antique,
Le pschent au front, les prêtres saints
Promenaient la bari mystique
Aux emblèmes dorés et peints ;

Mais aujourd’hui, pilier profane
Entre deux fontaines campé,
Je vois passer la courtisane
Se renversant dans son coupé.

Je vois, de janvier à décembre,
La procession de bourgeois,
Les Solons qui vont à la Chambre
Et les Arthurs qui vont au Bois.

Oh ! dans cent ans, quels laids squelettes
Fera ce peuple impie et fou,
Qui se couche sans bandelettes
Dans des cercueils que ferme un clou,

Et n’a pas même d’hypogées
À l’abri des corruptions,
Dortoirs où, par siècles rangées,
Plongent les générations !

Sol sacré des hiéroglyphes
Et des secrets sacerdotaux,
Où les sphinx s’aiguisent les griffes
Sur les angles des piédestaux,

Où sous le pied sonne la crypte,
Où l’épervier couve son nid,
Je te pleure, ô ma vieille Égypte,
Avec des larmes de granit !



II - L’obélisque de Luxor

Je veille, unique sentinelle
De ce grand palais dévasté,
Dans la solitude éternelle,
En face de l’immensité.

À l’horizon que rien ne borne,
Stérile, muet, infini,
Le désert sous le soleil morne,
Déroule son linceul jauni.

Au-dessus de la terre nue,
Le ciel, autre désert d’azur,
Où jamais ne flotte une nue,
S’étale implacablement pur.

Le Nil, dont l’eau morte s’étame
D’une pellicule de plomb,
Luit, ridé par l’hippopotame,
Sous un jour mat tombant d’aplomb ;

Et les crocodiles rapaces,
Sur le sable en feu des îlots,
Demi-cuits dans leurs carapaces,
Se pâment avec des sanglots.

Immobile sur son pied grêle,
L’ibis, le bec dans son jabot,
Déchiffre au bout de quelque stèle
Le cartouche sacré de Thot.

L’hyène rit, le chacal miaule,
Et, traçant des cercles dans l’air,
L’épervier affamé piaule,
Noire virgule du ciel clair.

Mais ces bruits de la solitude
Sont couverts par le bâillement
Des sphinx, lassé de l’attitude
Qu’ils gardent immuablement.

Produit des blancs reflets du sable
Et du soleil toujours brillant,
Nul ennui ne t’est comparable,
Spleen lumineux de l’Orient !

C’est toi qui faisais crier : « Grâce ! »
À la satiété des rois
Tombant vaincus sur leur terrasse ;
Et tu m’écrases de ton poids.

Ici jamais le vent n’essuie
Une larme à l’œil sec des cieux,
Et le temps fatigué s’appuie
Sur les palais silencieux.

Pas un accident ne dérange
La face de l’éternité ;
L’Égypte, en ce monde où tout change,
Trône sur l’immobilité.

Pour compagnons et pour amies,
Quand l’ennui me prend par accès,
J’ai les fellahs et les momies
Contemporaines de Rhamsès ;

Je regarde un pilier qui penche,
Un vieux colosse sans profil,
Et les canges à voile blanche
Montant ou descendant le Nil.

Que je voudrais comme mon frère,
Dans ce grand Paris transporté,
Auprès de lui, pour me distraire,
Sur une place être planté !

Là-bas, il voit à ses sculptures
S’arrêter un peuple vivant,
Hiératiques écritures,
Que l’idée épelle en rêvant.

Les fontaines juxtaposées
Sur la poudre de son granit
Jettent leurs brumes irisées ;
Il est vermeil, il rajeunit !

Des veines roses de Syène
Comme moi cependant il sort,
Mais je reste à ma place ancienne ;
Il est vivant, et je suis mort !

extrait de Émaux et Camées, 1890, par Théophile Gautier 
(1811 - 1872), poète, romancier et critique d'art français 

samedi 6 octobre 2018

Description du temple de Louqsor, par Gustave Flaubert

photo datée de 1880 - auteur non mentionné
"Nous sommes arrivés à Louqsor le lundi 3o avril, à huit heures et demie du soir ; la lune se levait. Nous descendons à terre. Le Nil est bas, et un assez long espace de sable s'étend du Nil au village de Louqsor ; nous sommes obligés de monter sur la berge pour voir quelque chose. Sur la berge, un petit homme nous aborde et se propose à nous comme guide, nous lui demandons s'il parle italien : Si, signor, molto bene. La masse des pylônes et des colonnades se détache dans l'ombre, la lune qui vient de se lever derrière la double colonnade semble rester à l'horizon, basse et ronde, sans bouger, exprès pour nous, et pour mieux éclairer la grande étendue plate de l'horizon. 
Nous errons au milieu des ruines, qui nous semblent immenses, les chiens aboient furieusement de tous les côtés, nous marchons avec des pierres ou des briques à la main.
Par derrière Louqsor et du côté de Karnac, la grande plaine a l'air d'un océan; la maison de France éclate de blancheur à la lune, comme nos chemises de Nubien ; l'air est chaud, le ciel ruisselle d'étoiles ; elles affectent ce soir la forme de demi-cercles, comme seraient des moitiés de colliers de diamants, dont çà et là manqueraient quelques-uns. Triste misère du langage ! comparer des étoiles à des diamants ! 

Le lendemain, mardi, nous visitons Louqsor. Le village peut se diviser en deux parties, divisées par les deux pylônes : la partie moderne, à gauche, ne contient rien d'antique, tandis qu'à droite les maisons sont sur, dans, et avec les ruines. Les maisons habitent parmi les chapiteaux des colonnes, les poules et les pigeons huchent, nichent dans les grosses feuilles de lotus ; des murs en briques crues ou en limon forment la séparation d'une maison à une autre, les chiens courent sur les murs en aboyant. Ainsi s'agite une petite vie dans les débris d'une grande.
Il y a trois colonnades, deux de petites colonnes, une de grosses ; les grosses ont des chapiteaux-champignons, les petites ont des chapiteaux-lotus non épanouis.
La corniche des pylônes a été brisée, elle subsiste seulement dans la partie interne de la porte. Des deux côtés de la porte, deux colosses enfouis jusqu'à la poitrine ; les épaules du colosse de gauche sont la seule chose d'eux qui soit intacte ; ils devaient être d'un très beau travail à en juger par les bandelettes et les oreilles. Un troisième colosse, sur le pylône de droite, est complètement enfoui ; on n'en voit plus que le bonnet de granit poli qui brille au soleil comme une pipe de porcelaine allemande. En face des pylônes, sur les maisons qui font vis-à-vis, pigeonniers ; les pigeons s'envolent et vont battre des ailes au sommet des pylônes. Sur le pylône de gauche on voit une bataille : les chars sont alignés, c'est-à-dire échelonnés les uns sur les autres, par défaut de perspective ; tous les chevaux sont cabrés ; pêle-mêle de gens et de chevaux tombant les uns sur les autres ; le roi (grande stature) est debout sur un char à deux chevaux, et tire de l'arc, derrière lui un flabellifère ; il est au milieu de la bataille ; plus loin sont des gens dans une grande barque, debout. Un homme debout (stature moyenne) sur son char, conduisant les mains très en avant, chic anglais. Sur le pylône de droite on voit vaguement des chars et des guerriers ; un homme (de grande stature), assis, semble recevoir des captifs. Le pylône de gauche représentait la bataille et celui de droite le triomphe. 

C'est contre le pylône de gauche que se trouve l'obélisque, dans un état parfait de conservation. Une chierie blanche d'oiseaux tombe d'en haut et s'épate par le bas comme une coulée de plâtre ; c'est par la merde des oiseaux que la nature proteste en Égypte, c'est là tout ce qu'elle fait pour la décoration des monuments, ça remplace le lichen et la mousse. L'obélisque qui est à Paris se trouvait contre le pylône de droite. Huche sur son piédestal, comme il doit s'embêter là-bas, sur la place de la Concorde, et regretter son Nil ! Que pense-t-il en voyant tourner autour de lui les cabriolets de régie, au lieu des anciens chars qui passaient jadis au niveau de sa base ?
L'intérieur des pylônes est difficile à monter ; les pierres sont disposées angle sur angle, de la même manière que dans les couloirs des Pyramides. D'en haut, nous voyons Joseph en bas avec sa chemise blanche, tranquillement assis sur la natte de la mosquée, car il y a, en dehors de la mosquée, une sorte de longue plate-forme ou terrasse basse recouverte d'une natte. Pour monter sur les pylônes, nous passons par l'intérieur de la mosquée où piaule, en se dandinant sur ses jambes
croisées, toute une école de bambins ; le maître lit tout haut, chantant d'un ton de fausset. L'escalier du pylône descend jusque dans l'intérieur de la mosquée."


extrait de Œuvres complètes de Gustave Flaubert. 10, Par les champs et par les grèves ; Voyages et carnets de voyages. [1], par Gustave Flaubert (1821-1880), écrivain français