samedi 31 octobre 2020

"Laisse le voyageur assis à l'ombre de sa voile contempler à loisir les paysages qui fuient" (Laurent Laporte)

aucune précision de date pour cette carte postale, éditée par l'Union postale universelle

"Pardonne-moi, mon cher ami, tous ces détails un peu longs peut-être et monotones, ces souvenirs, ces ébauches rapides, ces descriptions à peine esquissées ; laisse-moi oublier un peu les hiéroglyphes et les momies, les ruines de l'orgueil des hommes et de l'opulence des cités ; laisse-moi te parler d'un village sans nom, d’un palmier ou d'une fellahine, laisse-moi surtout te raconter mes jours perdus.
"Ce sont les jours perdus, dit M. Ampère qui n'est pas seulement un savant, mais aussi un poète et un philosophe, ce sont les jours perdus qui comptent quelquefois le plus dans les souvenirs que laisse un voyage : si l'on ne faisait que passer et étudier, on ne garderait aucune impression des lieux. Il faut des jours vides d'action pour qu'ils puissent être remplis d'images."
Laisse-moi donc te raconter les pensées, les images, les impressions de ces jours perdus. Laisse le voyageur assis à l'ombre de sa voile contempler à loisir les paysages qui fuient, et essayer pour s'en souvenir de jeter quelques coups de crayon sans couleur sur une feuille éphémère. 
Sans doute il est bon de déchiffrer les hiéroglyphes, de lire les inscriptions des siècles d'autrefois, d'interroger les idoles oubliées ; mais il est meilleur encore de se pénétrer de la teinte des lieux, de plonger ses regards dans le profond azur de ce ciel, de se recueillir et de méditer longuement en face de cette nature étrange et radieuse, devant ce fleuve sans pareil, et d'imprégner son imagination de cette merveilleuse mise en scène qui suscite toute les réminiscences de la Bible.
Ai-je tort ? Que suis-je venu chercher, en Égypte ? Est-ce la science ? Est-ce le soleil ? Est-ce le pays de la IVe ou de la XVIIIe dynastie ? Est-ce au contraire le pays où mourut Joseph et où naquit Moïse ? On peut étudier en France et à Paris ; on peut lire les cartouches et les hiéroglyphes dans le fauteuil de son cabinet ; mais ce qu'on ne saurait trouver ailleurs, ce sont les palmiers, les fellahines, les villages du Nil ; ce sont ces tableaux lumineux de l'Orient, ces charmantes scènes de la Bible ; c'est cette terre et ce soleil, c'est l'Égypte enfin avec son prestige et ses souvenirs. Comment ferais-je pour ne pas t'en parler ?

extrait de L'Égypte à la voile, 1870, de Laurent Laporte (1843 - 1922), conseiller honoraire à la cour d'appel de Paris

lundi 26 octobre 2020

"Le bateau à voile navigue dans l'antiquité, vogue dans le passé, surtout dans cette vieille vallée du Nil, qui est pour ainsi dire l'antique berceau du genre humain" (Laurent Laporte)

par David Roberts (1796–1864)

"Deux chaînes de montagnes arides, la chaîne arabique et la chaîne lybique suivent parallèlement le fleuve et forment la limite naturelle de l'Égypte. L'Égypte n'est qu'une longue vallée. Elle offre cette particularité remarquable qu'elle est légèrement bombée et que le Nil occupe la partie culminante du sol. En général les vallées présentent la forme d'un berceau et le fleuve qui les arrose passe au point le plus bas. Le contraire a lieu en Égypte et il suffit que le Nil dépasse légèrement la berge qui l'emprisonne pour qu'il inonde tout le pays.
Sur les flancs de ces montagnes s'ouvrent de nombreux hypogées ; ce sont des salles spacieuses creusées dans le rocher, des tombeaux, des corridors, dont toutes les faces sont couvertes d'hiéroglyphes et de peintures d'une étonnante conservation. Ce sont des puits très profonds où sont entassées de prodigieuses quantités de momies : momies d'hommes, de loups, de boeufs, de crocodiles, de serpents, d'ibis et autres animaux qui composaient le panthéon des anciens Égyptiens.
Par delà ces montagnes, c'est le désert, paysage stérile et enflammé. L'Égypte n'est qu'une grande oasis au milieu d'un immense désert. "Parfois, dit Chateaubriand, comme un ennemi il se glisse dans la plaine vaste. Il pousse ses sables en longs serpents d'or et dessine au sein de la fécondité des méandres stériles."
Devant nous le Nil capricieux fait de grands détours. Là, étroit, tumultueux, d'une teinte jaune ; plus loin, large, uni, bleu foncé comme le ciel ; tour à tour fleuve, rivière, torrent ; souvent il affecte la forme d'un immense étang, ses rives, dans leurs contours, ont l'air de se rejoindre, et l'oeil peu exercé cherche vainement l'issue de ce lac apparent.
De nombreux bancs de sable chauffent au soleil leurs dos arrondis et blanchâtres. Les crocodiles aiment à dormir sur ces îles basses, et c'est par milliers que les canards et les échassiers se rassemblent sur leurs bords.
Des barques de toutes les formes sillonnent jour et nuit le fleuve : bateaux de pêcheurs, canots, nefs à la poupe relevée, barques surmontées d'une cabane toute bariolée, radeaux de ballas, cargaisons d'esclaves, dahabiehs de voyageurs ; partout les voiles blanches, grises, carrées et pointues s'arrondissent au vent, se suivent, se dépassent et se croisent en tous sens. Si les voyageurs sont Français, nous les saluons des six coups de nos revolvers.
Voici de grandes meules de paille chargées sur deux barques accouplées qui disparaissent presque entièrement sous l'eau. Le reis assis au sommet de la pyramide flottante fume son chibouk avec un air antique et solennel qui fait songer au roi Chéops.
Tout à coup le fleuve se replie, et, au tournant qui se présente, un grand bateau à vapeur débouche orgueilleusement. Il passe fièrement sans même nous regarder. D'ailleurs notre petite voile est fière aussi ; elle a naturellement le plus profond mépris pour ces grandes machines hurlantes, sifflantes, fumantes, toujours essoufflées, qui voyagent avec grand fracas, mais sans aventures et sans agrément. Nous les accusons de troubler notre calme, d'agiter notre Nil, de ternir notre ciel, de gâter nos paysages, d'épouvanter les crocodiles et d'effaroucher les muses.
Autant il y a de poésie dans la pauvre petite voile qui s'en va humblement, sans bruit, sans fumée, d'une manière beaucoup moins directe, beaucoup moins rapide, mais beaucoup plus charmante, autant ces grandes machines sont prosaïques et odieuses avec leur vitesse, leur confortable, leur cheminée peinte en rouge et leur coque vernie.
Le bateau à voile navigue dans l'antiquité, vogue dans le passé, surtout dans cette vieille vallée du Nil, qui est pour ainsi dire l'antique berceau du genre humain.
Le bateau à vapeur chemine dans le tourbillon moderne, il représente le progrès, la spéculation, la hâte, le tapage.
Le bateau à voile c'est la vieille navigation qui croit encore aux fables, qui aime l'imprévu et qui espère des aventures.
L’un compte sur la force des hommes, l'autre compte sur le souffle des bons génies, cette force invisible et mystérieuse qui vient d'en haut."

extrait de L'Égypte à la voile, 1870, de Laurent Laporte (1843 - 1922), conseiller honoraire à la cour d'appel de Paris

samedi 24 octobre 2020

L'Égypte, "une terre d'élection pour le tourisme d'hiver" (Georges Zayed)

poster touristique des années 1930

"... notre industrie cinématographique n'a pas atteint le degré ni l'envergure qui conviennent au rôle qu'elle est appelée à jouer. On peut affirmer néanmoins, par suite des progrès déjà réalisés, que l'avenir lui réserve les plus belles perspectives. L'extraordinaire luminosité du ciel d'Égypte, qui permet des prises de vues impeccables, les décors naturels attirants qu'offre le pays, l'équipement moderne des studios, susceptible d’ailleurs d’un plus grand perfectionnement, sont autant de facteurs favorables au développement de notre production.
D'autre part, la multiplication des salles de cinéma, non seulement dans les grands centres urbains, mais dans les petites villes de province, nécessite une production plus abondante et plus variée, pour répondre aux goûts d'un public de jour en jour plus nombreux et plus exigeant. Le pays peut absorber un nombre beaucoup plus considérable de films égyptiens, à juger par celui des films américains et français qui y sont projetés.
L'extension du cinéma national est d'autant plus intéressante que celui-ci a des débouchés assurés dans tous les pays arabes, où nos films sont particulièrement recherchés et goûtés. Il y aurait naturellement avantage à tourner les films en deux langues ou plus, de façon à les rendre accessibles au public étranger et à permettre leur diffusion en Europe. Les films égyptiens projetés dernièrement au festival de Cannes ont emporté tous les suffrages. Il faudrait aussi que nos producteurs tiennent compte des goûts différents des pays auxquels sont destinées les versions et au besoin en sacrifier certains côtés pour les dépouiller de leur caractère trop typiquement égyptien.
Le Caire pourrait ainsi devenir le Hollywood de tout l'Orient et notre cinéma pourrait avoir un immense rayonnement dans le monde arabe et même forcer les frontières occidentales où il sera pour l'Égypte la meilleure propagande.

Cette propagande aura pour effet d'attirer dans le pays un plus grand nombre de touristes et par suite de favoriser certaines manifestations de la vie économique.
De tout temps, l'Orient a excité la curiosité des peuples occidentaux. Terre de soleil et de lumière, de nuits diaphanes et de clairs de lune parfumés, terre de mirage et de volupté, il nourrit de rêves d'or leur imagination. Parmi tous les pays d'Orient, c'est surtout à l'Egypte que va leur sympathie.
La Vallée du Nil, en plus de son cachet oriental, possède d'incontestables charmes. Par ses beautés naturelles, la grandeur de ses monuments antiques, la salubrité et la douceur de son climat, la majesté de son fleuve et l'hospitalité native de ses habitants, c'est une terre d'élection pour le tourisme d'hiver.
Cependant l'État ne sait pas exploiter ces avantages de façon à en tirer le plus de profit. Le tourisme est une source importante de revenus pour le pays et par conséquent mérite tous les soins du Gouvernement. Deux au trois millions de livres égyptiennes sont en effet dépensés annuellement par les touristes, dont le nombre a varié de 14.000, avant 1914, à 20.000, en 1930 (maximum: 20.500, en 1928-29).
Longtemps la propagande touristique a été complètement négligée et se réduisait à celle, muette, de nos monuments antiques. En 1912, cependant, sous l'impulsion éclairée du Prince Fouad, dont l'initiative s'est fait sentir dans tous les domaines, l'Association Égyptienne de Propagande prit naissance. Son but était de faire connaître l'Égypte à l'étranger par tous les moyens publicitaires, de faciliter aux touristes la visite du pays et leur rendre le séjour attrayant, en un mot d'étudier toutes les conditions susceptibles de favoriser le tourisme. Faute de fonds et de subventions adéquates (à peine L.E. 8.000) cet organisme n'a pas produit les effets escomptés. 
Maintenant que la guerre est finie, il est probable, dès que la période de reconstruction sera terminée, que le tourisme reprendra sur une vaste échelle. Aussi faut-il mettre tout en œuvre pour le développer par une publicité intensive : journaux, revues, réclame lumineuse... Le cinéma, ce pilier de la publicité moderne, y prêterait son précieux concours. Les légations d'Égypte à l'étranger offriraient la collaboration la plus efficace. Plus de 200.000 touristes pourraient facilement venir chaque année dans notre pays et y laisser vingt ou trente millions de livres.
Attirer les touristes n'est qu'un premier pas, les y garder le plus longtemps possible est plus important. Cela ne se limite pas à leur réception courtoise, mais comporte une foule de mesures d'ordres économique, social, artistique et intellectuel. Il est de première importance de simplifier les formalités portuaires, visas des passeports, inspection des bagages, etc. La traversée de notre douane est particulièrement pénible pour les étrangers, la faciliter serait un grand soulagement, non seulement pour les étrangers, mais aussi pour les Égyptiens eux-mêmes.
À l'intérieur, les sociétés d'hôtels, les bateaux fluviaux ont, il est vrai, une organisation de premier ordre et offrent aux voyageurs tout le confort et l'agrément possibles, mais leurs tarifs ne sont pas à la portée de toutes les bourses.
De plus, le pays, en dehors de ses monuments pharaoniques et de la beauté de ses paysages, offre peu d’agréments aux touristes, habitués à des divertissements plus raffinés et moins froidement contemplatifs. Une fois la visite des monuments terminée, ils se hâtent de repartir et réduisent ainsi leur séjour au minimum. La création de centres d'attractions dans les villes les plus fréquentées, la construction de bonnes routes dans ces régions, l'amélioration des moyens de communication auront les meilleurs résultats sur le développement du tourisme et par suite d'heureuses répercussions sur notre économie nationale."



extrait de Égypte terre d'espoir, 1947, par Georges Zayed, docteur ès lettres, maître de conférences à la Faculté de commerce de l'Université Farouk Ier du Caire, spécialiste de l'œuvre de Verlaine.

vendredi 23 octobre 2020

"Ce qui retient ici et pétrifie la pensée, c'est ce défi porté par la Puissance à la Durée" (René de Bévotte, à propos de l'ancien musée de Boulaq)

musée de Boulaq par Délié et Béchard 1872 

"L'ancien palais de Boulaq, transféré sur la rive droite du fleuve, est un immense bâtiment gréco-romain, dont les portiques commandent une esplanade profonde entourée de casernes sur l’un de ses côtés et qui développe ses galeries autour d’un atrium central suivant un dispositif excellemment approprié aux merveilles dont il ne cesse de s’enrichir.
Comment tenter un inventaire et même un choix parmi les colosses de basalte et de granit, les Cynocéphales et les chacals géants, les vaches-déesses, les Knoums et les Anubis, les trônes emphatiques, les lits de parade et les chars de guerre, les sarcophages et les momies, les mobiliers retrouvés auprès de leurs dérisoires possesseurs, les statuettes, les groupes, les colliers, les insignes de la souveraineté, les couronnes, les pschents, les sceptres, les bracelets, les ors ciselés ou rehaussés, les bronzes, les terres cuites, les silex, qui emplissent les vestibules, les escaliers et les travées où nous avons erré une entière après-midi, nous laissant choir de fatigue et d'hébétude sur les sièges trop rares en ce panthéon de l’orgueil humain ? 
Ce qui retient ici et pétrifie la pensée, ce n’est pas l’art plus ou moins accompli de ceux qui ont travaillé sculpté, gravé, incrusté les plus précieuses matières pour perpétuer l'image et la fore corporelle des pharaons ; c'est ce défi porté par la Puissance à la Durée, cette prétention de soustraire pour toujours une dépouille inerte à la destruction et de la dérober à l’indiscrétion des siècles en l’enfouissant dans les entrailles de la terre ! 
C’est à quoi je songe devant ces masques en or massif, ces effigies, ces coffres funéraires triples, par lesquels les Sésostris, les Rhamsés, les Aménophis, les Aménothès, les Khepern, les Thoutmosis, les Tout-Ankh-Amon ont cru éterniser, non leur seule mémoire, mais leur chair éphémère et leurs membres promis par les décrets immanents à l’universelle mutation ! Attestations imprescriptibles de ce Vouloir-vivre posthume affirmé ailleurs par leurs temples, leurs pyramides, leurs obélisques, par tout ce qu'ils ont insolemment planté dans la poussière mouvante des sables de leurs empires !
La tête pleine de ce que m'ont soufflé les voix du plus fabuleux passé, je vais me détendre, au sortir de cette instructive et suggestive visite, dans le petit parc de l’Ezbékiyeh, dont l'accès n’est public que moyennant une piastre de bon aloi. Il s’y trouve de grands arbres et l’on y voit d’étranges fleurs de ce pays-ci dont je serais bien en peine de dire les noms, et c’est en plein jour et en plein centre une délassante retraite. Je m'offre aussi l’agrément de me perdre un peu dans les vieilles rues à arcades où je débouche en quittant ces ombrages, et, quelques emplettes faites, vais prendre le dernier mot d'ordre en vue de notre départ de ce soir pour la Haute-Égypte."

extrait de Le plus beau voyage (août - septembre 1934), par René de Bévotte.
Aucune information précise sur cet auteur n'est à ma disposition. Peut-être s'agit-il d'un avocat, docteur en droit, ayant exercé à Marseille (1891-1914)...

jeudi 22 octobre 2020

"Ce qu'il y a de plus beau à la citadelle (du Caire), c'est la vue dont on y jouit sur la ville et sur la contrée" (Jean-Augustin Bost)

Le Caire: vue de la place appelée el Roumeyleh et de la Citadelle : 
dessin d'André Dutertre (1753-1842) - Source : Galllica


"Si la citadelle est peut-être ce qu'il y a de plus beau au Caire, ce qu'il y a de plus beau à la citadelle c'est la vue dont on y jouit sur la ville et sur la contrée, vue splendide, vue de première classe. Située à cent mètres environ au-dessus de la plaine, la citadelle forme tout un ensemble de bâtiments et de constructions diverses, fonderie de canons, fabrique d'armes, imprimerie, hôtel des monnaies, arsenal, mosquée, palais, château, ministères, cours intérieures, puits gigantesque, etc. 
Nous ne visitons pas tout, cela va sans dire, mais nous visitons, munis des grosses pantoufles sacramentelles, la belle ou plutôt riche mosquée en albâtre de Méhémet-Ali, commencée par ce prince et qui renferme aujourd'hui son tombeau ; tous les styles s'y trouvent, sauf le mauresque ; le palais du vice-roi actuel, architecture orientale, meubles de Paris, tentures de Damas ; l'étroite place où furent massacrés le 1er mars 1811 les Mamelucks, dont un seul échappa, dit la légende, en lançant son cheval sur la ville ; nous avons la même légende à Berne. Nous visitons encore l'immense puits qui porte le nom de Joseph, ou Youssouf, qui fut creusé à la fin du 12° siècle par Joseph Saladin, Youssouf Salah el Din, et que la tradition fait remonter à Joseph le patriarche, le gouverneur de l'Egypte, quoique la ville du Caire ne date elle-même que de l'an 969. Elle fut fondée par le général fatimite Gowher qui, à la suite de ses conquêtes, la nomma El-Kahira, la victorieuse. 
L'ancienne ville, Fostat, aujourd'hui le Vieux-Caire, était située un peu plus au midi, en amont du fleuve ; peut-être selon quelques-uns l'antique Memphis, la capitale des Pharaons depuis Moïse, était-elle située encore à 3 ou 4 lieues plus au sud, non loin de Sakkarah. Il est donc bien difficile de s'orienter dans la recherche des souvenirs bibliques, soit qu'il s'agisse de Joseph ou du jeune Moïse exposé sur les eaux. Mais le puits n'en reste pas moins une merveille des temps anciens par sa forme, sa largeur et sa profondeur, qui est de 95 mètres ; il est taillé dans le rocher, et l'on peut y descendre par une spirale en pente douce.
Mais je l'ai dit, ce qu'il y a de plus beau, c'est la vue dont on jouit des terrasses de la citadelle. D'un côté la ville avec sa forêt de clochetons et de minarets, ses coupoles, ses mosquées, ses places depuis la Roumélieh jusqu'aux sycomores de l'Esbékiéh près de la gare ; ces rues qui se dessinent si nettement, les casernes du Karameïdan, les tombeaux des califes ; un peu plus loin des palais d'albâtre qui, parallèlement à la grande allée semblent réunir le Caire à Boulaq où se trouvent dans le Musée de M. Mariette, tous les dieux de l'ancienne Égypte avec un certain nombre de souverains desséchés. En remontant vers la gauche, l'oeil rencontre le palais et les jardins d'Ibrahim-Pacha qui bordent le Nil sur une longueur de 3 kilomètres, et qui sont l'une des plus belles créations de Méhémet-Ali, une conquête sur d'énormes amas de décombres et d'immondices. À gauche encore le Vieux-Caire, le Nilomètre, le Nil avec sa vigoureuse végétation. Enfin les pyramides qui malgré la distance se distinguent parfaitement et tranchent sur le sable du désert et sur l'azur du ciel. Si l'on regarde vers le nord, on a les vertes plaines et le commencement du Delta ; vers l'Orient, les hauteurs du Mokattam et les approches du désert par un chemin qui mène à la forêt pétrifiée."

extrait de Souvenirs d'Orient : Damas, Jérusalem, le Caire, 1875, par Jean-Augustin Bost (1815-1890), théologien, pasteur de l'Église réformée de France

mercredi 21 octobre 2020

"Un monde qui s'est conservé presque intact sous la poussière des siècles" (Jean-Augustin Bost, à propos de l'Égypte ancienne)

Transport des caisses contenant les objets de la tombe de Toutankhâmon
photographie de Harry Burton. Domaine public/Wikimedia Commons

"... indépendamment de ses nombreux rapports avec l'histoire sacrée, l'Égypte a son histoire propre qui en fait l'un des pays les plus mystérieux, les plus étranges et les plus grands de l'antiquité. Ce sera l'une des gloires de notre siècle d'avoir retrouvé la clé de l'Égypte, de l'avoir pour ainsi dire rendue à la circulation, d'avoir déchiffré les énigmes de ses papyrus et découvert le mot de ses inscriptions, de ses cartouches et de ses monuments. (...) L'histoire a été reconstruite à l'aide des documents ; les ruines ont recouvré la voix, les nécropoles ont livré des secrets enfouis depuis quarante siècles ; les meurs, les coutumes, les habitudes, la littérature, les arts, la religion, la vie publique et la vie privée des anciens Égyptiens ont été mis en pleine lumière, et les savants d'aujourd'hui nous en ont révélé davantage sur ce royaume disparu, que ne nous en ont raconté les Hérodote et les Manéthon contemporains de ses dernières années. 
C'est un monde qui s'est conservé presque intact sous la poussière des siècles, comme les villes italiennes se sont conservées sous les cendres du Vésuve ; et quand ailleurs on découvre péniblement ruine après ruine, maison après maison, ici les villes se découvrent par poignées, et l'on retrouve parfaitement conservés sous l'admirable ciel de l'Orient, des palais, des temples, des serapeum, des nécropoles et des monuments de tous genres, immenses, dans l'intérieur desquels on marche de surprise en surprise, étonné de tant de richesses amoncelées, de tant de révélations inattendues, de tant d'or, de tant de goût, et d'un développement artistique aussi remarquable. Quand l'Égypte actuelle ne compte plus que par son Delta, l'Égypte de l'histoire nous fait remonter le long des rivages du Nil à des cents lieues en arrière, et là nous contemplons, en les admirant, ces antiques cités dont il ne nous restait que la légende, et qui dépassent tout ce que cette légende même nous avait fait entrevoir ou pressentir.
Les soixante et quelques pyramides, les obélisques, les sphinx ensevelis dans les sables, les papyrus et les inscriptions hiéroglyphiques ne sont en quelque sorte que le vestibule grandiose de ce monde souterrain que les savants modernes ont ramené à la surface du sol. Ce sont des rois et des reines exhumés dans toute la pompe de leur momification ; ce sont des statues gigantesques de rois appartenant aux plus vieilles dynasties ; c'est la vieille Heliopolis avec son avenue de sphinx, déjà décrite par Strabon, avec son obélisque d'Ousertésén, vieux de quarante-six siècles ; c'est la statue de Sésostris, l'antique Rhamesès, Crocodilopolis, le Fayoum, le lac Moeris, le célèbre Labyrinthe ; puis, en remontant plus au sud, l'ancienne Tanis, qui a donné son nom à deux dynasties ; les ruines d'Abydos, avec leurs décombres et leurs temples ; Dendérah, dont le planisphère a inspiré tant de fantaisies aux incrédules du siècle dernier ; Karnak, avec sa gigantesque salle des colonnes ; enfin Thèbes, ou Louksor, dont la description exigerait à elle seule tout un volume ; c'est là que repose encore dans le tombeau des rois, la dépouille desséchée et emmaillotée du grand Sesostris. Ces ruines de Thèbes occupent aujourd'hui un emplacement presqu'aussi grand que le Paris actuel, mais ce n'est plus que la ville des morts. Tout ce qui était maisons a disparu, détruit par le temps, ou enfoui sous les alluvions du Nil ; seuls les palais, les temples et les tombeaux sont restés. Et quels tombeaux ! 
Des galeries de plusieurs centaines de mètres, creusées dans le rocher de la montagne, avec des couloirs latéraux, de vastes salles soutenues par des colonnes sculptées, des puits qui s'ouvrent sous les pas des visiteurs pour les engloutir ou tout au moins pour les dépister. Et l'on sait que le tombeau du riche est par là ; mais où ? On cherche le sarcophage, on va jusqu'à l'extrémité de chaque galerie, on examine si elle aboutit au roc ou à de la maçonnerie, on visite les salles dans leurs plus petits détails, et l'on revient désappointé de n'avoir rien découvert, surveillant sa lumière de peur qu'elle ne s'éteigne, et prenant garde aux puits dans lesquels une chute serait la mort. 
Mais quand l'explorateur est un homme de génie, comme Wilkinson ou Mariette, il s'obstine ; il ne veut pas en avoir le démenti ; le cercueil doit être là, quelque part ; il faut qu'il se trouve. Alors la visite recommence ; on fouillera les puits eux-mêmes ; on s'y fera descendre avec des cordes ; rien. Le fond c'est le rocher. En remontant on examine soigneusement les parois du puits, et à la hauteur de trois ou quatre mètres on découvre un étroit passage qui conduit à une petite chambre voûtée au fond de laquelle, sur un banc de pierre, on trouve enfin le sarcophage. 
Que de peine ces vieux Égyptiens se donnaient pour être bien enterrés, et pour mettre à l'abri leur dépouille terrestre ! Ils redoutaient les bêtes féroces, les maraudeurs, les violateurs de sépultures, les bandes de voleurs, les Arabes qui ne devaient venir que vingt siècles plus tard ; ils ne se sont pas défiés des archéologues, et maintenant ce sont des riches, de puissants seigneurs, des rois, des reines, dont les momies sont mises au jour et transportées dans les musées de l'Europe comme de simples objets de curiosité. (...)
Quand, en remontant le Nil, on arrive à cette nécropole du monde ancien (Thèbes), espèce de cirque naturel formé par la double chaîne des montagnes libyques et des collines plus douces de la rive orientale, on se trouve en présence d'un de ces tableaux qu'on est tenté de prendre pour un rêve, et l'on a peine à se persuader que l'on veille, lorsque sous le nom général de Thèbes, le drogman énumère successivement les noms magiques de Karnak, de Luxor, de Médinet-Abou et de Kournah. Le fleuve partage Thèbes en deux moitiés, et quatre îles principales ajoutent le charme de la nature à la mélancolique solennité des souvenirs. À gauche on admire tour à tour des propylées, le temple d'Aménophis, des obélisques, la grande colonnade, une avenue de sphinx, et une profusion d'antiquités de tous genres ; à droite, des palais et des colosses, mais surtout ces montagnes percées d'ouvertures sépulcrales en nombre immense, comme autant de jours ouverts sur l'empire des morts. (...)
Le voyage de Thèbes se recommande, s'impose presque à ceux que leur bonne fortune a déjà portés au Caire. Sans doute c'est encore une dépense supplémentaire (...), mais tout se réunit pour solliciter les voyageurs à poursuivre ce pèlerinage : la beauté du ciel, le charme d'une expédition sur le Nil dans une de ces canges traditionnelles qu'on ne trouve nulle part ailleurs ; cette navigation tout ensemble uniforme et variée sur un fleuve renommé par ses crocodiles, ses hippopotames et ses inondations régulières, entre deux rives admirables par la richesse de la nature, plus admirables encore peut-être par les ruines dont elles sont couvertes et qui donnent à chaque instant la tentation d'aborder. Il faudrait ne rien connaître de l'histoire ancienne pour que l'imagination restât calme et tranquille au milieu de ces souvenirs ; et plus encore que Ninive ou Babylone, les noms de Thèbes et de Memphis, ces berceaux de grandes et vieilles monarchies ont un langage qui provoque et réveille le désir de voir, de visiter et de connaître."


extrait de Souvenirs d'Orient : Damas, Jérusalem, le Caire, 1875, par Jean-Augustin Bost (1815-1890), théologien, pasteur de l'Église réformée de France

dimanche 18 octobre 2020

"L'union qui existe entre l'art égyptien et la nature", par Jacques du Tillet

temple hypaétral (kiosque de Trajan), vu du temple d'Isis (île de Philae)
photo extraite de l'album L'Égypte et la Nubie, par Émile Béchard, 1887

"On reste confondu d'admiration devant le sûr instinct de ces artistes anonymes, devant leur sentiment profond de la beauté naturelle. En face de ruines parcellaires, - tel ce temple de Kom-Ombô qui dresse sur une falaise dominant le Nil ses murailles ébréchées, - on est saisi d'une sorte de stupeur. Leur beauté est "unique» et complète ; peut-être en est-il de plus séduisantes : celle-ci n'est comparable à rien. Alors, spontanément, on trouve l'émotion qu'on "tâchait" d'avoir au musée ou dans l'intérieur des temples. Bien mieux qu'une momie tordue et profanée, ces vestiges grandioses révèlent la grandeur d'une civilisation mystérieuse et magnifique...
Quand on cherche à comprendre, c'est qu'on n'admire pas assez. Nous peinions, naguère, à démêler les contradictions et les puérilités du culte d'Amon-Ra. Maintenant la beauté nous domine. Du culte inexpliqué, il nous suffit d'imaginer seulement les rites pompeux. Les processions se déroulent, telles qu'elles sont figurées aux murailles des temples. (...)
À peine avons-nous besoin d'imaginer. II suffit de se souvenir, tant sont précis les bas-reliefs des temples, Et, quant aux "officiants", à leur allure et à leur physionomie, nous n'avons qu'à regarder autour de nous. Les voici, avec leur profil caractéristique, leurs yeux bridés, leurs lèvres égales et l'avancement de leur menton. Nous avons là, à portée de notre main et de notre courbache, les portraits vivants des prêtres et des rois d'il y a dix mille ans !
De là vient, on ne peut trop le répéter, le charme unique, le charme inimaginable de l'Égypte. À chaque pas, le Présent ressuscite le Passé. L'antiquité, une antiquité lointaine à donner le vertige, s'éveille, vit, s'agite, - et mendie ! - autour de nous. II y a quelque chose de violemment burlesque à voir le visage même d'Osiris se tendre suppliant vers le bakschich. Et l'on est moins égayé encore que troublé... La religion égyptienne tient si fortement à la nature, que la nature égyptienne, à son tour, nous incline à cette religion. La doctrine de la métempsychose est encore l'une des plus satisfaisantes que les pauvres hommes aient inventées. On comprend qu'elle soit née sur cette terre où les mêmes traits du visage se perpétuent à travers les siècles. On n'est jamais bien sûr que l'enveloppe mortelle d'un ânier ne contienne pas l'âme vagabonde de Manès, ou celle même d'Amon-Ra le grand dieu conducteur du soleil.
Et cette prolongation d'un type identique fait apparaître plus étroite encore, et plus intime, l'union qui existe entre l'Art égyptien et la nature. Ils se tiennent de partout, si l'on peut dire. Partout l'on découvre le lien qui rattache les hommes aux dieux, les temples à la terre. On le retrouve à Esneh, dans les colonnes enfouies jusqu'au faîte ; à Abydos et à Dendérah, à Edfou, qui domine avec tant de majesté "Le Vieux fleuve alangui routant des flots de plomb...et dont le temple intact, portant à ses pylônes l'épervier héraldique, semble attendre les prêtres ressuscités d'Horus, dieu du soleil... On le retrouve à Karnak, prodigieux amoncellement de prodigieuses grandeurs ; à Louqsor, dont les pieds sont baignés par le Nil, et dont les sanctuaires rapprochés d'Aménophis Ill, d'Alexandre et de Constantin, dominés par une mosquée récente, mesurent le large espace des temps abolis. On le retrouve encore sur la rive gauche du fleuve, où l'aspect farouche de la Vallée des Rois ajoute tant de sombre beauté aux tombeaux séculaires. On le retrouve à Saqqarâh, au Sérapéum et au Mastaba de Tî. On le retrouve à Assouân, à Éléphantine, à Philæ... Chaque ville, chaque tombeau, chaque temple empruntent et ajoutent une grandeur nouvelle à la terre où ils s'élèvent, à la lumière ardente dont ils sont baignés."


extrait de En Égypte, 1900, par Jacques du Tillet (1857-1942), homme de lettres et critique français

jeudi 15 octobre 2020

Crépuscule sur le Nil, par Vicente Blasco Ibañez

bords du Nil par Karel Ooms (1845-1900) - source Wikipédia

"Notre navigation, douce, paisible et monotone, trompe sans cesse notre vue d’une façon comparable aux illusions produites par les mirages du désert. Il nous semble que nous glissons sur une suite de lacs. Nos yeux ne peuvent jamais se convaincre que nous voguons sur un fleuve. Devant notre proue de grandes nappes d’eau, mais elles paraissent toutes bordées d’une bande de terrain qui ferme l'horizon. La où le Nil fait un coude, la rive qu’on voit en face est très proche. Quand il se déroule en droite digne, les deux rives, qui s’avancent parallèlement, semblent finir par se toucher, et barrent ainsi la perspective.
À chaque changement de paysage, nous nous demandons mentalement : Par où sortirons-nous de cette prison ? 
Jamais l'horizon n’est fermé par une nappe d’eau s'étendant à l'infini. Toujours il est borné par une colline, par un escarpement, par une ligne de végétation. En réalité nous ne savons pas comment nous allons passer d’un paysage à l’autre, et nous persistons à croire dans notre illusion que nous traversons une suite de lacs communiquant entre eux. 
La nuit commence à tomber. Le ciel et le fleuve ont des reflets nacrés auxquels se mêlent les teintes d'arc-en-ciel propres aux régions dont l'air est saturé d'humidité. Partout le crépuscule fait refluer vers les petits villages le flot des travailleurs, une fois leur journée finie. Sur les deux rives passent des files de petits ânes portant sur leur dos leurs maîtres, qui reviennent des champs.
Nous devinons comment on vit dans ces bourgades encore invisibles, en voyant la procession de ceux qui s'y rendent. Des femmes à la tunique terminée par une longue queue, descendent pour remplir sur le bord du Nil la dernière cruche de la journée. Les norias lancent leurs derniers grincements. Le fellah entonne d’une voix mélancolique les strophes finales de la chanson de l’eau. On voit encore monter et descendre au-dessus des rives les bras innombrables des chadoufs, sorte de norias fonctionnant à la main, terminées par un récipient unique suspendu à une longue perche en forme de balancier, que le paysan égyptien manœuvre avec autant d'adresse que de rapidité, tirant du fleuve des seaux pleins pour en déverser le contenu dans le petit canal d'irrigation creusé deux mètres plus haut. 
Dans l’air bleuâtre résonnent les derniers bruits d’une opération que depuis huit ou dix mille ans on exécute toujours de la même manière, avec la résignation fataliste de celui qui se soumet aux lois de la Nature et aux arrêts du Destin. Du fond de ce fleuve, éternel nourricier de l'Égypte, s'élève une vapeur qui, enveloppant les personnes et les choses, fait trembloter leurs contours d’une façon fantastique et recouvre leurs couleurs d’une patine violette.
L'heure cristalline est venue, où tout vibre, emplissant l'air d’échos que la distance n’affaiblit point. Nous entendons distinctement des voix d’hommes qui marchent le long des rives, à une distance telle qu'ils semblent petits comme des fourmis, des aboiements de chiens invisibles dans des villages tellement éloignés qu'ils ont l'air de sortir d’une boîte de jouets. Tous ces sons paraissent se produire aussi près de nous que les divers bruits de notre vapeur, que la résonance la chute d’une rame dans une barque cachée au milieu des roseaux, que le hennissement d’un cheval enfoncé jusqu'au ventre dans les herbes d’un marais.
Nous croisons un vapeur semblable au nôtre, dont toutes les lampes électriques sont déjà allumées dans ses salons. La nuit tombe, brusque et instantanée, comme dans les régions tropicales.
Demain, au lever du soleil, nous serons à Philae."


extrait de Le Voyage d'un romancier autour du monde, 1925, de Vicente Blasco Ibañez (1867-1928), écrivain, journaliste et homme politique espagnol. Il est considéré comme l'un des plus grands romanciers de langue espagnole.
Ouvrage traduit de l'espagnol par Renée Lafont.

"Le moment où Abou-Simbel est dans toute sa gloire", par Vicente Blasco Ibañez

par David Roberts, 1836

"C’est le point du jour. Les feux lointains de l’aurore nacrent les eaux du Nil. Les colosses commencent à devenir rouges, comme s'ils laissaient transparaître une lumière intérieure. Le soleil va se lever, comme il se lève toujours dans les régions tropicales, avec une rapidité presque instantanée, sans être voilé par le moindre nuage, offrant aux regards d’abord l’image d'un sourcil de feu, puis celle d’une coupole, et enfin s’arrondissant comme une cerise gigantesque, pour se dégager par une rude secousse de l’étreinte où l'emprisonnait la ligne de l’horizon. 
C’est là le moment où Abou-Simbel est dans toute sa gloire. Nous allons voir se réaliser le miracle de la lumière, le soleil naissant lancer ses flèches d'or, et c’est pour assister à un tel spectacle que nous avons abandonné notre lit en pleine nuit. Un chœur immense d'oiseaux cachés dans la verdure au bord du Nil, ou montant des jardinets jusqu'à l’esplanade de sable et de roches où nous sommes, ouvre la grande symphonie du matin. Le soleil s'est levé.
Les architectes égyptiens ont orienté le temple rigoureusement pour que les premiers rayons horizontaux projetés par le dieu du jour puissent pénétrer jusque dans les profondeurs les plus intimes du sanctuaire. Ramsès a voulu que son œuvre gigantesque n'apparût dans sa beauté que pendant une heure, la première de la matinée, alors que se réveille la Nature et que surgit Osiris, l’astre déifié par les Égyptiens. Nous voyons un rayon du soleil qui vient de naître, se traîner le long des marches rouges comme un enfant au pas chancelant, se glisser par la porte du temple, enfin envahir par sauts et par bonds les salles intérieures. Les ténèbres s’évanouissent dans le souterrain sacré. La lumière y pénètre maintenant, comme le jet d’une lance faisant fuir devant sa pointe d'or la nuit vaincue.
Nous courons vers l’intérieur du temple, mais quelqu'un nous précède, c’est notre ombre. Comme nous avons le soleil derrière le dos, nous projetons devant nous de longues taches noires jusqu’au fond du sanctuaire. Chacune d'elles est pendant quelques secondes aussi énorme que les statues de l’intérieur qui servent de piliers.
Groupés autour des quatre statues de dieux polychromes qui sont dans la dernière chapelle, nous voyons se renouveler le miracle de chaque jour. Le temple entier s’est couvert de tentures d’or resplendissantes. Les piliers colossaux, les batailles et les pompeux cortèges des rois sculptés sur les murs, les statues de dieux aux diadèmes pointus se dépouillent de l'ombre dont ils étaient revêtus. Et à travers les trois salles nous voyons, comme nous pourrions les voir par le tube d’un télescope, la grande porte rectangulaire et, au delà, le fleuve qui semble en ébullition, coupé par une bande verticale de feu, la rive opposée qui le domine, sur ses eaux de petits bateaux égyptiens, entièrement noirs, comme s'ils avaient été peints à l’encre de Chine, enfin au-dessus du panorama offert par la vallée un soleil couleur de sang fraîchement versé, qui nous lance directement son faisceau de dards lumineux et nous force à détourner les yeux.
Ce spectacle magique dure quelques minutes. Puis le soleil monte, et son disque, coupé par l’arête du seuil de pierre, disparaît pour nous peu à peu. Il se cache à nos yeux en prenant des formes qui sont l'inverse de sa configuration à son lever et à son coucher. Il perd d’abord la calotte qui le surmonte, puis a simplement l'aspect d’une chaudière incandescente, et finit par ne plus être qu’un croissant rouge. Le temple, qui a semblé d’or pendant quelques minutes, devient bleu. Pendant le reste du jour il sera plongé, maintenant qu'au-dessus de sa porte le disque du soleil n’est plus visible, dans une pénombre de souterrain, et de nouveau ses ornements architecturaux s’estomperont.
Tous les visiteurs s’en vont, dès que le soleil a cessé de se montrer. Pour moi, je trouve intéressant de rester seul, complètement seul, dans ce souterrain séculaire, creusé par des hommes dont les cendres même ne subsistent plus. Maintenant la grande porte, qui seule donne accès à la lumière, encadre jusqu'à la moitié de sa hauteur un segment du Nil couleur d’étain. Mes pas éveillent de nouveaux échos dans la profonde solitude. J'avance avec une certaine crainte religieuse jusqu’au fond du temple, recoin obscur où sont assis les quatre dieux rouges ou bleus, la tête surmontée de coiffures différentes, tiares, cornes ou disques solaires.
Je puis les examiner de près et même les toucher. Leurs visages de pierre sont rongés et semés de trous semblables à ceux de la variole, et leurs nez ont été rabotés par le temps. Comme la lumière qui arrive ici à travers les salles successives, est pareille à celle qui descendrait au fond d’un puits, les quatre dieux paraissent dans la pénombre être animés d'une vie mystérieuse. 
J'éprouve un sentiment d'humilité mêlé d'admiration en songeant que ces statues de pierre durent depuis trois mille ans et dureront encore peut-être davantage..."


extrait de Le Voyage d'un romancier autour du monde, 1925, de Vicente Blasco Ibañez (1867-1928), écrivain, journaliste et homme politique espagnol. Il est considéré comme l'un des plus grands romanciers de langue espagnole.
Ouvrage traduit de l'espagnol par Renée Lafont.

mercredi 14 octobre 2020

"L'Égypte a son caractère propre : c’est toujours, d’un bout à l’autre, l'opposition violente entre les terres d’une fécondité inépuisable et les grands espaces sans vie" (Auguste Le Dentu)

photo MC

"Le désert, on ne le perd jamais de vue, depuis le Caire jusqu’à Assouan, et au delà jusqu’à Ouadi-Halfa et Khartoum. Plaines étroites ou océans de sables, montagnes dépourvues de toute trace de végétation, il est là toujours présent, et c’est pourquoi l'Égypte a son caractère propre. C’est toujours, d’un bout à l’autre, l'opposition violente entre les terres d’une fécondité inépuisable et les grands espaces sans vie.
Les longues traînées de roches qui constituent les collines et les montagnes se ramassent de distance en distance en groupements pittoresques et envoient vers le fleuve de puissants contreforts. Leurs flancs creusés de profondes érosions attestent les ravages des eaux aux temps plus que préhistoriques où la vallée n’était qu’un immense lac. 
Les stratifications du calcaire blanc fortement accusées par l'effritement des parties les moins dures, dessinent par places des ruines gigantesques aux formes de tours et de forteresses. Les crêtes, perdant leur habituelle régularité, se coupent parfois de dentelures pittoresques ou se dressent en masses puissantes. Tantôt parallèles, tantôt presque perpendiculaires au fleuve, elles s'offrent sous des incidences très diverses aux jeux de la lumière diffuse ou aux embrasements solaires. Les sinuosités de la route, imposant aux regards d’incessants changements d'orientation, les montrent sous des aspects tellement mobiles que, pour qui aime à scruter le détail des choses, la monotonie ne peut naître de leur contemplation prolongée.
La rive libyque s’élargit à notre droite et la verdure semble s’étaler jusqu'aux collines lointaines à peine aperçues. De vastes champs de cannes à sucre alternent avec les céréales. De temps en temps les banales constructions d’une usine, les murs de briques, les cheminées hautes et massives souillant le ciel pur par des jets de noire fumée, nous causent un sursaut de révolte. Cette note moderne nous ramène du fond de si lointaines rêveries ! Il faut cependant bien l'accepter sans trop de résistance. D'ailleurs que sont les quelques hectares devenus le 
domaine de l'utilitarisme par rapport aux immenses étendues encore baignées dans l'atmosphère antique ?
Sur l’autre rive le désert et l'aridité ne se laissent pas oublier. Presque toujours la chaîne arabique nous accompagnera jusqu’à Assiout. À Magagah, limite de la haute et de la basse Égypte, nous contournons le Gébel Karara, grandiose promontoire surmonté d’une sorte de tiare de rochers. Les tons clairs du calcaire ont des délicatesses exquises, et les ombres portées mettent, avec les noirs des excavations, des notes fermes dans ces douceurs. Partout ce sont carrières, affouillements naturels,
entrées d’hypogées, et à leur pied de larges vagues de sable accumulées par les tempêtes de khamsin, et plus loin, au Gébel el Tyr, se reproduisent sous une forme toujours majestueuse les mêmes aspects, les mêmes effets de lumière."


extrait de Visions d'Égypte, 1911, par Auguste Le Dentu (1841-1926), chirurgien français, suppléant de la chaire de clinique chirurgicale à l'hôtel-Dieu, professeur de clinique chirurgicale à Necker, président du Comité de l'Association française de chirurgie.
Il fut "initié aux choses d'Égypte" par Maspero, "le savant illustre, l'infatigable chercheur", auquel il dédie cet ouvrage.

mardi 13 octobre 2020

La "majesté sereine" et la "fière solitude" des pyramides de Gizeh, par Auguste Le Dentu

Aucune précision sur la date de cette photo. Publisher: Lehnert & Landrock - Cairo

"Nous dépassons à gauche deux villages de Bédouins, parasites au milieu de ce peuple de fellahs, implantés là on ne sait comment, méprisés, paraît-il, par le pur Bédouin de désert arabique.
Maisons cubiques en pisé à couverture de feuillage, étroitement groupées les unes contre les autres, à peine distinctes du sable jaune foncé, presque brun, le type de la maison de paysan égyptienne, reproduisant vraisemblablement celui de l'habitation ancienne ; interprétation très admissible dans ce pays où tant de choses du passé se sont transmises intactes et comme cristallisées.
Maintenant les pyramides se montrent leur majesté sereine. En ligne l’une derrière autre, se masquant un peu par une partie de leur masse, elles nous attendent sans émoi comme elles ont attendu jusqu’à cette heure des milliers de visiteurs, ainsi qu'autrefois elles ont accueilli Hérodote et Strabon. Mais combien changé leur entourage, depuis cette date reculée, et même, sans remonter aussi haut, depuis un demi-siècle !
Si tant est que l’âme de l’histoire, dans un pays où celle-ci est si vieille, ait pu les pénétrer, elles ont dû frémir d’indignation, ces souveraines du désert inhabité, en voyant la végétation des cultures et des arbres gagner jusqu’à leur pied, un hôtel s'élever tout à côté d'elles avec ses annexes obligatoires, écuries et remises, puis garage pour automobiles, en sentant monter jusqu'à elles les senteurs brutales des boissons américaines et de la délétère absinthe, chères aux touristes anglo-saxons et aux chauffeurs.
Elles ont eu raison de frémir, car cette intrusion de choses banales, d’un modernisme insolent, dans leur fière solitude, nuit à l'impression qu'elles devraient produire. Et puis, on les a vues si souvent figurées par la peinture et la gravure, si souvent reproduites par la photographie! On s'attend trop à les trouver telles qu’elles sont réellement, sans l’amplification ordinaire de l'objet qu'on voit, par rapport à l’idée qu’on s’en est faite d'après l'insuffisante documentation de l’image, et l’on est dépité de ne pas sentir courir dans les profondeurs de son être le frisson d’admiration mêlé d’étonnement et de vénération que provoque habituellement la réunion dans une même chose de la ligne, de l'énormité et de la vétusté.
Et surtout on y arrive trop vite et trop facilement. Il faudrait avoir à traverser une large étendue de désert, une solitude impressionnante, avant de les voir se dresser devant soi. L'esprit serait mieux préparé au spectacle saisissant de ces monumentales et étranges constructions.
Montés sur de bons petits ânes, nous cheminons pour la première fois sur le sable qui commence là et couvre le sol à perte de vue vers l’ouest et le sud, et voici que l'ambiance s'empare de nous peu à peu et semble transformer nos dispositions. Bientôt presque oublié, le Mena house, oubliés les garages d'autos laissés derrière nous et en partie cachés dans un pli de terrain. Devant nous, là, tout près, les bases immenses, les arêtes et les faces fuyantes, les énormes blocs disloqués par places, les marches démesurées qu’escaladent de nombreux touristes soulevés et poussés par des Arabes, et tout là-haut le sommet tronqué sur lequel un petit groupe noir s’agite. La voici, l’ouverture mystérieuse si longtemps dérobée aux recherches, donnant accès dans les corridors intérieurs et dans la chambre mortuaire. 
L’extraordinaire vision que sont ces trois colossales figures géométriques se profilant en perspective montante sur le ciel d’un bleu délicat ! Et cela date de cinq ou six mille ans avant notre ère, et consacre la mémoire de trois pharaons de la quatrième dynastie, associés dans l’immortalité du souvenir humain, Khéops ou Khofrou, Képhren ou Khafra, Mykerinos ou Menkanra !
Des choses reviennent à la pensée, tellement vulgarisées qu’on ose à peine les rappeler, et l’on suppute le nombre de mains qu’il a fallu pour amener jusque-là, pour élever, agencer toute cette accumulation formidable de pierres. Évocation banale, soit, mais à laquelle je ne crois pas que personne puisse se soustraire. Ce sont ces réflexions, c’est ce ressouvenir de faits invraisemblables mais bien réels, qui imposent l'admiration plus encore que l’esthétique de ces masses, car, indépendamment de la majesté du colossal, on ne peut plaider en leur faveur que l’harmonie immanente aux figures d’une parfaite régularité et de proportions irréprochables.
On comprend que, la nuit, alors qu'un silence de cimetière les enveloppe, et que la clarté lunaire les couvre d'un blanc suaire, elles acquièrent un caractère de beauté terrifiante. Cette lumière faite d’éclat et d'ombre, même à ses heures de plus vive splendeur, qui communique aux choses une douceur infinie ou une tragique apparence, selon qu'elles l'absorbent partiellement ou la reflètent brutalement sur des surfaces environnées de ténèbres, cette lumière qui semble se plaire aux oppositions violentes, doit prêter aux trois pyramides géantes un relief prodigieux et faire monter très haut vers le ciel leurs cimes aiguës, en se déversant inégalement sur leurs pans divergents. Malheureusement ce spectacle magique nous est interdit ; le cycle lunaire n’en est encore qu’à son premier stade."



extrait de Visions d'Égypte, 1911, par Auguste Le Dentu (1841-1926), chirurgien français, suppléant de la chaire de clinique chirurgicale à l'hôtel-Dieu, professeur de clinique chirurgicale à Necker, président du Comité de l'Association française de chirurgie.
Il fut "initié aux choses d'Égypte" par Maspero, "le savant illustre, l'infatigable chercheur", auquel il dédie cet ouvrage.

lundi 12 octobre 2020

"Quand je suis loin de toi, je sais bien ce qui me manque" (Charles Puech-Barrera, dans son "Offrande" au ciel bleu d'Égypte)

photo MC

"Sous ton ciel bleu, je t’ai vue, Égypte, et je t’ai aimée. Non pas d’amours passagères et touristiques, mais avec la ferveur de ceux qui tentent de pénétrer ton âme si vieille et pourtant si naïve, de découvrir ton mystère incessant, et de remplir leurs yeux des merveilles de tes siècles enfouis.
Loin de ton ciel bleu, j'ai revécu les heures mortes sur ta terre, les douces comme les douloureuses, qui ont creusé dans ma vie leur ineffaçable sillon et j’ai souffert de ta nostalgie : j’avais bu l’eau du Nil ! Ne comparons pas les ciels. D’autres sont beaux, d’autres sont sacrés, d’autres sont ceux de mon enfance et des parents de mes parents. Je les aime plus que le tien et je les regrette, mais quand je suis loin de toi, je sais bien ce qui me manque !
Vers ton ciel bleu, mon âme est attirée par les mille liens qu'ont noués entre nous ta lumière, ton soleil, ton fleuve, tes barques, ton désert, tes nuits. Que d’autres choses m’appellent à toi, que d’impondérables ! Peut-être, quelle lointaine hérédité maure ! Et tu m'accueilleras à mon retour, immuable et nonchalante, avec un rire léger de femme victorieuse, un instant délaissée, mais sûre de son emprise.
Sous ton ciel bleu, j'ai ouvert tout grands mes yeux qui voulaient tout connaître et je t'ai chantée pour mieux graver en moi-même, au fil des jours, ce qui me plaisait en toi. Au hasard de mes promenades, les mille aspects de ton visage m'ont apparu et j’ai tâché de les décrire. Sois indulgente à mon audace, pardonne à mes malices aussi bien qu’à mes erreurs : je t’ai chantée avec amour et dans la joie."


extrait de Sous ton ciel bleu - Impressions d'Égypte, 1934, de Charles Puech-Barrera (1878-?), docteur en droit, président du Tribunal Mixte du Caire.

"Sous la forme nonchalante d'une série de petits tableaux, nous voyons défiler toute l'Égypte, son décor naturel, le ciel, le Nil, le désert, la mer, quelques monuments caractéristiques, quelques types des espèces humaine et animale, les fruits nationaux, si l'on peut dire, coton, canne à sucre, pastèque, sans oublier la truculente description des sous-produits de la gamousse. Le ton passe du sentimental au mordant. J'avoue, pour ma part, préférer la verve un peu rosse de l'auteur, d'une rosserie qui ne fait qu'égratigner, mais devant laquelle rien ne trouve grâce. La sérénité de l'ambiance donne à l'ensemble un cachet spécial d'émotion, qu'il s'agisse de la nuit douce et tendre de l'Orient, ou de la palmeraie, cette forêt aérée, sans embûches, sans ombre, sans mystère, illuminée. Ailleurs, "c'est une toute petite mosquée, sans faste et sans dorures". Puech-Barrera a vu également les gestes calmes et graves du Nubien, la noblesse de certaines de ses attitudes, même lorsqu'il va se distraire à son petit café tranquille." (Gaston Wiet, dans La Revue du Caire, juin 1939)

La "pure majesté des lignes" des pyramides (Charles Puech-Barrera)

photo de Félix Bonfils (1831 - 1885)

"Laissons aux touristes hâtifs la joie modeste de les découvrir en plein jour, quand le soleil les écrase. Elles ne sont alors que pierres sur pierres, effritées et calcinées. Nous, nous saurons aller les aimer par une nuit d’octobre ou de novembre, lorsque la lune à son quatorzième jour les pare d’une clarté mystérieuse et les découpe sur le fond bleu noir où pâlissent les étoiles.
Surtout, nous saurons demeurer respectueusement à distance et, pour les voir dans toute la beauté, nous tendrons, entre elles et nous, le sombre miroir du lac.
Serrés l'un contre l’autre, sur les coussins de la felouque, nous dérivons lentement sur cette eau voyageuse qui nous vient de si loin, pour bientôt s’enfuir et nous regardons avidement, intensément.
La pure majesté des lignes s’échappe de la terre indistincte pour se joindre en un point qui paraît atteindre aux astres. Et les mêmes lignes, inversées, s'enfoncent en reflets que les rides du flot ne parviennent pas à rendre incertains.
Elles demeurent rigides, nettes, volontaires, aussi violentes pour creuser l’abîme que pour escalader les cieux.
Dans le silence de la nuit illuminée, elles se dressent, immenses et terribles, comme des monts magiques que les génies auraient subitement érigés. Elles étendent leurs masses, comme des montagnes et, cependant, elles ont la fierté mince des sommets. Et le miracle du reflet les pose en un équilibre inouï sur leur pointe retournée.
Toi, que je sens près de moi, frémissante et grave, toi, qui sais pieusement écouter le murmure des âmes éparses dans la nuit, tu sauras ne jamais oublier l'heure unique où tu as compris, une fois encore, que l'effort des hommes n’est jamais vain.
Qu'importe le but poursuivi par ces Princes mortels dont l’orgueil insensé a voulu ces tombeaux, au prix de mille fois mille vies, puisqu'ils ont su les vouloir là. Qu'importe, puisque la terre, l’eau, le feu, le ciel et le temps les ont laissé faire, qu’ils ont respecté leur œuvre et qu’ils l'aiment, pour accepter ainsi de la présenter encore au monde. Qu'importe, puisque d’autres mortels dont nous sommes, ont senti leur cœur se fondre, par une nuit lumineuse et pure, devant l’idéale beauté."

extrait de Sous ton ciel bleu - Impressions d'Égypte, 1934, de Charles Puech-Barrera (1878-?), docteur en droit, président du Tribunal Mixte du Caire.


"Sous la forme nonchalante d'une série de petits tableaux, nous voyons défiler toute l'Égypte, son décor naturel, le ciel, le Nil, le désert, la mer, quelques monuments caractéristiques, quelques types des espèces humaine et animale, les fruits nationaux, si l'on peut dire, coton, canne à sucre, pastèque, sans oublier la truculente description des sous-produits de la gamousse. Le ton passe du sentimental au mordant. J'avoue, pour ma part, préférer la verve un peu rosse de l'auteur, d'une rosserie qui ne fait qu'égratigner, mais devant laquelle rien ne trouve grâce. La sérénité de l'ambiance donne à l'ensemble un cachet spécial d'émotion, qu'il s'agisse de la nuit douce et tendre de l'Orient, ou de la palmeraie, cette forêt aérée, sans embûches, sans ombre, sans mystère, illuminée. Ailleurs, "c'est une toute petite mosquée, sans faste et sans dorures". Puech-Barrera a vu également les gestes calmes et graves du Nubien, la noblesse de certaines de ses attitudes, même lorsqu'il va se distraire à son petit café tranquille." (Gaston Wiet, dans La Revue du Caire, juin 1939) 

vendredi 9 octobre 2020

"Thèbes, livre sublime aux pages de granit - Le regard te dévore et l'esprit te bénit !" (Leconte de Lisle)

photo de Lekegian, circa 1875

"Ô sainte et vieille Égypte, empire radieux, 
Impénétrable temple où se cachaient les dieux, 
Ô terre d'Osiris, ô reine des contrées, 
Heureux qui vit le jour dans tes plaines sacrées ! 
Bienheureux l'étranger ! - Vînt-il des bords aimés 
Où l'Hymète frémit de souffles embaumés, 
Où la belle Aphrodite en passant illumine 
Des reflets de sa conque Andros ou Salamine ; 
Eût-il surpris, caché dans l'ombre du vallon, 
Le roseau pastoral aux lèvres d'Apollon ! 
Bienheureux ! - Eût-il vu la fille de Latone, 
Sous le chêne touffu que le pampre festonne, 
De son cothurne d'or détachant le lien, 
Éveiller d'un baiser le blond Thessalien ! 
Eût-il d'un pied poudreux foulé sous d'autres nues 
Du Gange et de l'Indus les rives inconnues, 
Et, des dieux endormis troublant la morne paix, 
Interrogé le brahme au fond des bois épais ; 
Eût-il sur la montagne où s'incline le mage 
Adoré de Mithra la rayonnante image... 
Heureux qui, reprenant le bâton voyageur, 
Vers ton large horizon tourne un regard songeur! 
Qui, long-temps fatigué du vulgaire esclavage, 
S'arrête pour un jour sur ton divin rivage, 
Et voit passer de loin, tout couronnés d'épis, 
La symbolique Isis avec le grave Apis ! 
Thèbes, perle du Nil, Thèbes législatrice, 
Des antiques cités antique impératrice ; 
Thèbes, livre sublime aux pages de granit, 
Le regard te dévore et l'esprit te bénit ! 
Ô fille du soleil, reine des vastes sables, 
À tes pieds affermis les races périssables 
Roulent sans t'ébranler de leurs flots orageux... 
Pour ton éternité les siècles sont des jeux ! 
Ô temple lumineux, ô vivant Cosmolabe, 
Heureux qui de ce livre a lu quelque syllabe ! 
Bienheureux qui, couché parmi les verts roseaux, 
Voit le fleuve sacré mener ses grandes eaux ; 
Et, l'oreille tendue aux paroles des sages, 
D'un regard plein d'amour contemplant leurs visages, 
Sous les cieux élargis, avec sérénité, 
Adore gravement la sainte vérité ! 
Quand vint l'heure où ma lèvre encore inassouvie 
Dut boire en frémissant à la coupe de vie, 
Temple d'Isis, autel de mon mythique hymen, 
Tes voiles sont tombés au devant de ma main ; 
Et dans les profondeurs de ton ombre sévère 
Que le profane ignore et que l'esprit révère, 
Pauvre aveugle inondé de vie et de clarté, 
J'ai passé du néant à l'immortalité ! 
Égypte vénérable, ô féconde nourrice, 
Ton lait coule à doux flots sans que rien le tarisse ; 
Et pourtant, de ton sein aussitôt détachés, 
Combien de tes enfants au tombeau sont couchés ! 
Combien n'ayant que l'ombre et le doute en partage 
Ont été dépouillés du céleste héritage ! 
Ils ont vécu, sont morts, et sans cesse à leurs yeux 
Le symbole impassible a dérobé les cieux ! 
Ah ! si l'humble étranger épris de ta sagesse, 
Mérita mieux sa part d'une telle largesse ; 
Si j'ai quitté pour toi mon pays enchanteur, 
Mes amours et mes dieux et mon toit protecteur, 
Ah ! laisse-moi pleurer plus d'une larme amère 
Sur ces peuples enfants qu’a rejetés leur mère, 
Et dont l'oeil n'a point lu, dans les pages du ciel, 
La science et la vie et le monde éternel !"

extrait de Poésies - Le voile d'Isis, par Charles Marie René Leconte de Lisle, dit Leconte de Lisle (1818-1894), poète parnassien et auteur dramatique français, élu le 11 février 1886 à l'Académie française au fauteuil de Victor Hugo, et reçu le 31 mars 1887 par Alexandre Dumas fils.

"L'idée maîtresse de ce poème est inspirée du "Génie des Religions" de Quinet. Cet auteur a montré que la religion égyptienne était la première qui ait manifesté l'effort humain vers l'individualité: "En Égypte l'homme au lieu de se laisser absorber comme dans l'Inde, par son idole, a cherché souvent à rivaliser avec elle." (
Ashnadelle Amin Hilmy)

"Le désert libyque est plus riant qu’hostile, et très varié dans ses aspects" (René Burnand)

par Henry Bacon, 1906

"Les matins sont toujours beaux en Égypte - et plus encore le matin d’un départ, pour des débutants pleins d’ardeur qui vont pour la première fois aborder des terres inconnues.
Le chemin pierreux côtoie d’abord les pyramides de Ghizeh, vraies montagnes d’or, ardentes sur le ciel profond. Dix minutes plus tard, nous quittions les routes tracées et, abordant le désert, nous nous dirigions droit au nord, grimpant les pentes des premiers coteaux.
C’est un moment grisant : mesurer de l’œil l’espace nu qui s'étend devant soi et imaginer le but qu’il faut atteindre à plus de cent kilomètres au delà des dernières dunes pâles qui marquent l’horizon, cela vous fait vibrer d’une émotion inconnue. On se sent joyeusement affranchi des servitudes coutumières, soulagé de l’obsession des défenses, des restrictions, des poteaux indicateurs, auxquels, chez nous, se heurtent à chaque carrefour nos vieux instincts et de liberté.
Le désert n’est pas ce que nos candides lectrices imaginent sans doute, savoir un océan de sable mou, plat comme un billard et dévoré de soleil, où la Providence a sagement disposé de loin en loin une oasis, dans les eaux de laquelle s’abreuvent à longs traits des caravanes exténuées. 
Le désert libyque est plus riant qu’hostile, et très varié dans ses aspects. C’est une succession de collines basses aux formes changeantes, coupées parfois de falaises rocheuses, et séparées par des étendues de sable uni. Partout les détours de la piste découvrent au voyageur des sites charmants, auxquels ne manquent pour égaler en grâce les vallons de nos pays que la végétation et l’eau.
Souvent, l’on cède au désir de s'arrêter, de descendre du véhicule qui vous emporte trop vite, pour le seul plaisir de fouler le sol de ces endroits hospitaliers. Il est doux de se coucher familièrement sur le gravier menu qui revêt les coteaux. La main ramasse de petites pierres brunes, noires, rouges, ou transparentes comme des perles d’ambre ; elles sont légères et bien polies. Ailleurs s’offre un tapis de sable ferme et chaud, comme celui d’une plage, mais d’une plage idéale, sans baigneurs, sans débris, sans souillures.
Majestueusement, sur ces détails délicats du paysage, règne l’espace sans limites qui les entoure et qui les noie. La coupole du ciel est vertigineuse, la lumière flamboie, mêlant en mirages tremblotants des nappes au miroitement des sables ; et l'immensité des horizons s'agrandit encore, à cause de ces moires de clarté qui en rendent incertains et fuyants les bords jamais atteints.
Selon les heures, ces contrées arides se parent de teintes incessamment changeantes, plus que la mer et plus que nos campagnes, car les plaines de sable, comme la neige, sont un champ pâle où tous les reflets du ciel, du jour, du soleil et de la nuit font glisser leurs nuances. D'un gris de cendre avant l'aurore, le désert se réchauffe d’or et de rose lorsque le soleil paraît. Des traînées et des stries d’ocre foncé marquent les ombres des collines. Le soir, les tons lilas, gris-bleu, roses, composent avec le vert léger du ciel des harmonies précieuses. Ainsi le désert, terre ingrate et nue, trouve ici sa revanche. Époux de la lumière, il se fait, sous ses effluves splendides, plus riche de beautés que les terres fertiles.
Par places, la piste que nous suivions, tantôt riante et accidentée, tantôt pareille à une arène illimitée, quittait les ondulations des crêtes pour s'engager dans des régions plus basses où croissent quelques buissons maigres. Dans ces plaines des chameaux solitaires pâturent nonchalamment, indifférents aux touristes. Ou bien, des gazelles, surprises par le bruit des autos, s’enfuient en bonds affolés, faisant jaillir le sable sous le ressort de leurs fins jarrets : bêtes gracieuses couleur de sable, aussi saines et aussi pures que la nature où elles vivent.
Le désert est hospitalier aux voyageurs aussi longtemps qu’on le domine et que les moteurs marchent. Il peut se faire menaçant d’une minute à l’autre, sans que pour cela son visage change. Il n’est besoin ni du simoun, ni de la nuit, ni de bédouins voleurs. Il suffirait d’une sérieuse avarie aux voitures, ou d’un ensablement profond. Nous avons un instant pressenti cette anxiété : ayant suivi de fausses traces qui nous conduisirent très loin vers des régions inconnues, nous nous sommes trouvés, vers midi, sous un soleil droit, dûment perdus dans le labyrinthe des collines.
Or, lorsque l’on commence à "tournicoter" dans le désert, que le profil de l’horizon s’embrouille, que l’on brûle trop d'essence et que le sable s'épaissit, l'on se trouve exactement dans la situation d'une chaloupe en pleine mer : la mer est calme, c'est vrai, mais elle est vaste, et elle est circulaire.
La perspective de laisser en panne les voitures bloquées, de partir à pied à la recherche d’un secours, dans un sol mou, les épaules chargées de sacs et de bidons, apparaît comme nettement indésirable. Les carcasses de chameaux que l’on rencontre par hasard vous parlent alors un curieux langage, et le sourire des endroits enchanteurs que l’on traverse se fait soudain plus équivoque.
Grâce à une vieille boussole, d’ailleurs lunatique, dont l’un de nous s'était muni par un hasard providentiel, ces sombres aventures nous furent épargnées, et après deux heures d’explorations vaguement inquiètes, nous tombâmes droit sur les bonnes traces."

extrait de Promenades égyptiennes, par René Burnand (1882-1960), médecin et homme de lettres suisse, fils du peintre Eugène Burnand. Il résida trois années en Égypte, comme
médecin-directeur du sanatorium Fouad-Ier, à Hélouan.

mercredi 7 octobre 2020

"Ce je ne sais quoi d’étrange, d'impénétrable, qui est si particulier à l'Égypte..." (Albert Pauphilet)


Feluccas on the Nile, by Augustus Osborne Lamplough (1877-1930)

"Si séduisante que soit la ville du Caire, elle emprunte encore un charme nouveau aux paysages qui l'entourent. Et d’abord c'est vers le désert qu’on se sent attiré, vers cette illumination fauve qui, selon les heures, flamboie ou s'éteint sur le haut horizon. Au-dessus des larges tours de la citadelle que bâtit le sultan Saladin, au-dessus des minarets minces de la mosquée qu’y superposa Mohammed-Ali, se dresse la montagne fauve, au-delà de laquelle l'imagination suppose de vastes lieux d'enchantement. Nulle part la puissance d’attrait du désert ne se fait mieux sentir qu'au bord de ces plaines d'une inépuisable fécondité.
Lorsque, du haut de la montagne qui domine le Caire, l’œil embrasse à la fois l'étroite vallée du Nil et les deux solitudes qui l'entourent, on comprend qu'en Afrique le désert est le maître de la terre, maître de douleur et de rêves merveilleux, hostile et charmeur... Les vues photographiques vous en montreront mieux que moi les aspects variés, les larges plateaux, les ravins, les montagnes. Mais ce dont rien ne saurait vous donner une idée suffisante, c’est le charme toujours nouveau de la lumière dans le désert. Les matins gracieux, la somptuosité des soirs, les clairs de lune où le sable est rose sous le ciel encore bleu, comment vous les dépeindre ? Et comment dépeindre encore ce sentiment de liberté sans borne, cette exaltation qui s'empare de l’âme, à la vue de cet espace où nulle convention ne diminue la primitive indépendance !
Si grande est cette liberté, qu'elle épouvante presque. Habitués aux entraves sociales, nous n’osons pas d'abord errer en hommes libres et, comme le marin sur la mer, tracer nous-mêmes notre chemin sur la terre éternellement vierge. Nous prenons garde de suivre les pistes, à peine indiquées parmi le sable et les pierres, tandis qu'autour de nous des montagnes roses se dissolvent dans l’azur léger, et que s'étale au loin le continuel mirage des lacs couleur de ciel. Comment distinguer le vrai de l'illusion dans toute cette magie ? Mieux vaut oublier cette distinction ordinaire et obéir à la suggestion du désert, qui invite à vivre d’une vie imprégnée de rêve, aux bords incertains du réel.
Le contraste est fort, du désert aux campagnes égyptiennes. De ce sol noir, bien entretenu, que travaillent constamment hommes et bêtes, ne sortent autour de nous ni mirages, ni rêves ; rien que des idées précises, et la saine poésie du travail, de la fécondité, de la paix agricole. Et pourtant il s’y rencontre des lieux où nous retrouvons ce je ne sais quoi d’étrange, d'impénétrable, qui est si particulier à l'Égypte.
Les palmeraies où la lumière est si joliment tamisée, où dorment des canaux sans barques ni courant, ont l'air de jardins enchantés. De minuscules villages aux maisons de terre s’y cachent, et se rendent plus mystérieux encore par leurs murs sans fenêtres. Enfin quelques mosquées funéraires, tombeaux de saints, toujours abrités dans les palmiers et les acacias, ajoutent à ces paysages légers et un peu étranges la grâce de leur architecture et quelque mystère religieux.
Toute cette campagne est fertilisée par l’eau qui y coule en mille canaux. Or il n’y a pas en Égypte d'autre eau que celle du Nil. Hérodote l’a dit, vous le savez, l'Égypte est un don du Nil. Laissons aux économistes le soin de vanter les bienfaits agricoles du fleuve, et louons-le seulement, en simples voyageurs, de sa beauté. On le dit de couleur changeante avec les saisons ; j'avoue l'avoir vu toujours à peu près semblable, à une légère nuance près, toujours limoneux et d’un rouge brun. Certes, il n’est guère limpide, le beau fleuve, et les vers de nos poètes, habitués à chanter nos claires rivières, lui conviennent peu. Mais sa teinte ne sied pas mal aux terres noires, aux verdures sombres qu'il baigne. Et elle fait mieux ressortir la blancheur des voiles qu’il porte. Car au milieu des campagnes le Nil semble souvent un autre champ, tout fleuri de hautes voilures. Des felouques innombrables y voguent, à la fois pesantes et sveltes, enfoncées jusqu’au bord dans l'eau épaisse et haussant la pointe de leurs immenses voiles, pareilles à des pétales échevelés, jusqu'au limpide azur."


extrait de Impressions d'Égypte (Bulletin de la Société de 
Géographie de Lille), décembre 1911, par Albert Pauphilet (1884-1948), médiéviste, détaché comme professeur de littérature française à l'Université du Caire de 1908 à 1910, professeur de littérature française au Lycée Faidherbe de Lille (1912), maître de conférences de littérature française à la Faculté des lettres de Clermont-Ferrand (1919), chargé de cours de langue et littérature du Moyen Âge à la Faculté des lettres de Lyon (1922), professeur de langue et littérature françaises du Moyen Âge à la Faculté des lettres de Lyon (1923), professeur de littérature française du Moyen Âge à la Faculté des lettres de Paris à partir de 1934, directeur de l'École normale supérieure de 1944 à 1948.

lundi 5 octobre 2020

Les "fameux temples" d'Abou Simbel "vaudraient à eux seuls le voyage" (le peintre Auguste André)

photo de  Félix Bonfils (1831-1885)

"Notre voyage dans le sud est fini. C’est avec un serrement de cœur que j'entends les cloches électriques donner le signal du départ. Qu’y avait-il devant nous ? Être si près de pays mystérieux et revenir dans les sentiers battus.
Pas de crocodiles, hippopotames, autruches, girafes. Nous en avons approché tout près. Nous sommes à une énorme distance de la France. Plus de quinze jours et tout finit subitement devant une ville de garnison bête. Que l’on voudrait donc avoir des compagnons et s'élancer dans ces pays inconnus.
Nous repassons devant les belles montagnes qui émergent des sables comme des îlots. C’est un aspect très particulier que je n'avais jamais vu. N’allez pas croire que les Anglais y ont fait attention. Ils sont tous en train de lire ou dans leur cabine.

Abou-Simbel. — Nous arrivons à 3 heures 1/2 aux fameux temples. Nous nous amassons devant. Ils vaudraient à eux seuls le voyage. Le grand temple est une merveille. Les quatre statues colossales de Rhamsès sont assises devant. Les figures sont pareilles et ressemblent à celle de Memphis, ce qui prouvent qu’elles devaient être dans le caractère. L'une d'elles malheureusement est à moitié brisée. La partie tombée ressemble à un rocher. On y remarque l'oreille et la coiffure. Aux pieds des grandes figures sont des petites, puis des statues d'oiseaux, précédant les dernières, rappellent un peu les monstres des tours de Notre-Dame. Tout cela a été taillé dans le roc sur le bord du Nil. L'intérieur est remarquable.
La première salle contient une rangée de statues de 10 mètres de haut (Les yeux indiqués en noir). Elles ne sont pas trop abîmées. L’une a sa figure complète. Elles étaient peintes autrefois.
Sur les murs et colonnes, nombreuses scènes de la vie de Rhamsès et de sa femme Nefert-Ali.
Il tient à la main gauche les têtes d’ennemis suppliants. De la droite, levée en arrière, il va les frapper. Il est sur un char, bien plus grand que les autres figures. Les rênes des deux chevaux au galop sont attachées autour du corps. Il perce de ses flèches, l'arc tendu et le bras allongé, les ennemis situés sur un fort.
L'un d'eux tombe des murs, blessé. Un autre est en bas des murs, poussant devant lui des animaux. Il se retourne suppliant.
Les chevaux du roi ont leurs têtes ornées de plumes. Plus loin, le roi est assis sur un char traîné par deux chevaux au pas. C’est sans doute un triomphe. Des prisonniers enchaînés le précèdent. Ce sont des nègres avec leur couleur.
Sorte de sacrifice.
Encore une espèce de triomphe. Les soldats marchent armés de boucliers et de lances. Plus loin le roi est assis. Des femmes viennent pleurer et demander la vie de leurs maris situés en dessous.
Les malheureux sont conduits à coups de fouet.
Le roi tient à la main gauche les toupets des ennemis qui sont à genoux et tendent leurs mains suppliantes des deux côtés. À gauche, des hommes à nez crochus, de race sémitique, sans doute. À droite, des nègres.
Horus reçoit le roi, représenté aussi le bras droit étendu. Des soldats portent un bateau.
En haut, la femme de Rhamsès est sous des feuillages. Sur les colonnes, Rhamsès est représenté avec des femmes ou des divinités. Il n’est pas toujours convenable. Plusieurs figures sont inconvenantes.
Dans les autres temples, on les à généralement détruites. Je ne comprends pas la pose qu’il prend dans un des bas-reliefs. Il a un bras en arrière et l'autre je ne sais.
La chambre du fond comprend plusieurs colosses assis, mais bien détruits. Horus, Hammon Rha, etc.
Les autres pièces sont intéressantes. L'une d'elles est remplie de chauves-souris. Elles sont pressées dans tous les coins. ll y en a des centaines qui voltigent autour de nous d'un air effrayé. Je promène ma bougie sous elles et elles sont affolées. Ces bêtes donnent une odeur fort désagréable."

extrait de Égypte et Palestine. Notes de voyage, 1905, par (J.-) Auguste André.

Nous ne disposons malheureusement d'aucune information sur ce peintre, sinon qu' "atteint très jeune d'une maladie de poitrine, il succomba bientôt aux assauts du terrible mal, sans avoir donné la mesure de ses facultés. Il s'était mis visiter les plus beaux pays du monde, demandant en vain au soleil et aux éternels printemps une santé perdue." ( revues Études, 1905)

"Vivement pénétré du charme ou de la splendeur des magnifiques pays qu'il traversait, doutant de lui-même, jamais satisfait mais jamais découragé, il mettait tout son effort à traduire exactement la nature sans rien accorder aux roueries du métier et aux faibles habiletés du pinceau.
Ce consciencieux labeur avait déjà porté ses fruits : les nombreuses études et les quelques tableaux qu'il avait rapportés de ses derniers voyages d'Égypte sont remarquables de vie, d'intensité de lumière et de personnalité et lui promettaient le plus brillant avenir, avenir bientôt brisé, hélas ! par un mal sans espoir." (H. Louvet, préface de l'ouvrage)