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vendredi 9 octobre 2020

"Le désert libyque est plus riant qu’hostile, et très varié dans ses aspects" (René Burnand)

par Henry Bacon, 1906

"Les matins sont toujours beaux en Égypte - et plus encore le matin d’un départ, pour des débutants pleins d’ardeur qui vont pour la première fois aborder des terres inconnues.
Le chemin pierreux côtoie d’abord les pyramides de Ghizeh, vraies montagnes d’or, ardentes sur le ciel profond. Dix minutes plus tard, nous quittions les routes tracées et, abordant le désert, nous nous dirigions droit au nord, grimpant les pentes des premiers coteaux.
C’est un moment grisant : mesurer de l’œil l’espace nu qui s'étend devant soi et imaginer le but qu’il faut atteindre à plus de cent kilomètres au delà des dernières dunes pâles qui marquent l’horizon, cela vous fait vibrer d’une émotion inconnue. On se sent joyeusement affranchi des servitudes coutumières, soulagé de l’obsession des défenses, des restrictions, des poteaux indicateurs, auxquels, chez nous, se heurtent à chaque carrefour nos vieux instincts et de liberté.
Le désert n’est pas ce que nos candides lectrices imaginent sans doute, savoir un océan de sable mou, plat comme un billard et dévoré de soleil, où la Providence a sagement disposé de loin en loin une oasis, dans les eaux de laquelle s’abreuvent à longs traits des caravanes exténuées. 
Le désert libyque est plus riant qu’hostile, et très varié dans ses aspects. C’est une succession de collines basses aux formes changeantes, coupées parfois de falaises rocheuses, et séparées par des étendues de sable uni. Partout les détours de la piste découvrent au voyageur des sites charmants, auxquels ne manquent pour égaler en grâce les vallons de nos pays que la végétation et l’eau.
Souvent, l’on cède au désir de s'arrêter, de descendre du véhicule qui vous emporte trop vite, pour le seul plaisir de fouler le sol de ces endroits hospitaliers. Il est doux de se coucher familièrement sur le gravier menu qui revêt les coteaux. La main ramasse de petites pierres brunes, noires, rouges, ou transparentes comme des perles d’ambre ; elles sont légères et bien polies. Ailleurs s’offre un tapis de sable ferme et chaud, comme celui d’une plage, mais d’une plage idéale, sans baigneurs, sans débris, sans souillures.
Majestueusement, sur ces détails délicats du paysage, règne l’espace sans limites qui les entoure et qui les noie. La coupole du ciel est vertigineuse, la lumière flamboie, mêlant en mirages tremblotants des nappes au miroitement des sables ; et l'immensité des horizons s'agrandit encore, à cause de ces moires de clarté qui en rendent incertains et fuyants les bords jamais atteints.
Selon les heures, ces contrées arides se parent de teintes incessamment changeantes, plus que la mer et plus que nos campagnes, car les plaines de sable, comme la neige, sont un champ pâle où tous les reflets du ciel, du jour, du soleil et de la nuit font glisser leurs nuances. D'un gris de cendre avant l'aurore, le désert se réchauffe d’or et de rose lorsque le soleil paraît. Des traînées et des stries d’ocre foncé marquent les ombres des collines. Le soir, les tons lilas, gris-bleu, roses, composent avec le vert léger du ciel des harmonies précieuses. Ainsi le désert, terre ingrate et nue, trouve ici sa revanche. Époux de la lumière, il se fait, sous ses effluves splendides, plus riche de beautés que les terres fertiles.
Par places, la piste que nous suivions, tantôt riante et accidentée, tantôt pareille à une arène illimitée, quittait les ondulations des crêtes pour s'engager dans des régions plus basses où croissent quelques buissons maigres. Dans ces plaines des chameaux solitaires pâturent nonchalamment, indifférents aux touristes. Ou bien, des gazelles, surprises par le bruit des autos, s’enfuient en bonds affolés, faisant jaillir le sable sous le ressort de leurs fins jarrets : bêtes gracieuses couleur de sable, aussi saines et aussi pures que la nature où elles vivent.
Le désert est hospitalier aux voyageurs aussi longtemps qu’on le domine et que les moteurs marchent. Il peut se faire menaçant d’une minute à l’autre, sans que pour cela son visage change. Il n’est besoin ni du simoun, ni de la nuit, ni de bédouins voleurs. Il suffirait d’une sérieuse avarie aux voitures, ou d’un ensablement profond. Nous avons un instant pressenti cette anxiété : ayant suivi de fausses traces qui nous conduisirent très loin vers des régions inconnues, nous nous sommes trouvés, vers midi, sous un soleil droit, dûment perdus dans le labyrinthe des collines.
Or, lorsque l’on commence à "tournicoter" dans le désert, que le profil de l’horizon s’embrouille, que l’on brûle trop d'essence et que le sable s'épaissit, l'on se trouve exactement dans la situation d'une chaloupe en pleine mer : la mer est calme, c'est vrai, mais elle est vaste, et elle est circulaire.
La perspective de laisser en panne les voitures bloquées, de partir à pied à la recherche d’un secours, dans un sol mou, les épaules chargées de sacs et de bidons, apparaît comme nettement indésirable. Les carcasses de chameaux que l’on rencontre par hasard vous parlent alors un curieux langage, et le sourire des endroits enchanteurs que l’on traverse se fait soudain plus équivoque.
Grâce à une vieille boussole, d’ailleurs lunatique, dont l’un de nous s'était muni par un hasard providentiel, ces sombres aventures nous furent épargnées, et après deux heures d’explorations vaguement inquiètes, nous tombâmes droit sur les bonnes traces."

extrait de Promenades égyptiennes, par René Burnand (1882-1960), médecin et homme de lettres suisse, fils du peintre Eugène Burnand. Il résida trois années en Égypte, comme
médecin-directeur du sanatorium Fouad-Ier, à Hélouan.