mercredi 23 décembre 2020

"Ah ! comme on comprend que les anciens Égyptiens l’aient adoré, ce Nil" (Georges Rodier)

photo MC

"Nous remontons le Nil. Les rives sont prodigieusement fertiles ; de chaque côté, une épaisseur de terre cultivable énorme, tranchée presque à pic, baigne dans le fleuve. C’est comme un argile chaud et fécond, de place en place fendu de larges fissures. Des champs immenses de douras (sorte de blé, dont les fellahs font leur pain), poussent dans ce sol privilégié. Ah ! comme on comprend que les anciens Égyptiens l’aient adoré, ce Nil, auquel ils doivent tout, ce puissant fécondateur de leur pays ; et qu'ils aient adoré, aussi, ce soleil immuable, dont les rayons brûlants achèvent l’œuvre du fleuve divin ! Du reste, il semble que tout le secret de l'Égypte antique soit dans ce Nil, et qu'on s’initie davantage, en le contemplant, à tous les mystères de cette civilisation de trente siècles ! 
Les montagnes abruptes, violacées et d’un mauve clair, parfois, qui se dessinent à l’horizon, ont la forme de pyramides ou d’immenses mastabas, aux sommets aplatis. C’est certainement la vue de ces monuments naturels qui aura inspiré aux Pharaons le désir de dormir leur éternel sommeil, sous de semblables montagnes, œuvres artificielles de leur toute-puissance quasi-divine.
Les fellahs, eux-mêmes, qui, dans des attitudes, pour ainsi dire, figées, nous regardent passer, ont, dans la silhouette de leurs belles formes simples et sculpturales, quelque chose des statues de Boulaq.
Et ces oiseaux innombrables qui semblent philosopher, perchés sur une patte, ne sont-ce pas les mêmes que ceux que nous reconnaissons, sans cesse, dans les hiéroglyphes qui couvrent les stèles et les temples ?
L’esprit est ainsi, par cette nature solennelle, pour ainsi dire hiératique elle-même, ramené aux monuments qu'elle à inspirés ; on est forcé de convenir, qu'ayant sous les yeux ce spectacle, l'Égypte ne pouvait pas concevoir un autre art que celui dont les restes nous stupéfient encore, par leur colossale harmonie ! (...)
Les belles montagnes de l'horizon sont toutes percées de grands trous sombres, assez réguliers, comme des ruches gigantesques ; ces grottes et ces puits étaient pleins, jadis, de momies et de crocodiles.
Nous longeons de grands bancs d'un sable cendré et ardent, peuplés de grues, le cou replié sous leurs ailes grises, et de pélicans. Sur les rivages, des grèbes et des martins-pêcheurs du Nil, blancs et noirs, qui paraissent de grosses pies trapues.
Au-dessus de nos têtes, sur le fond bleu turquoise du ciel, des vols de pélicans, dont le soleil dore les pattes recourbées, décrivent de grands zigzags : ils me rappellent ces oiseaux que les Japonais aiment à représenter, dans les peintures exquises de leurs laques."

extrait de L'Orient - Journal d'un peintre, 1889, de George Rodier (1864 - 1913), professeur de philosophie et universitaire français, spécialiste de la philosophie grecque.

mardi 22 décembre 2020

"La simple majesté et la souveraine grandeur" du temple de Denderah, par Georges Noblemaire

le temple de Denderah, par David Roberts (1796-1864)

"Nous sommes au temple de Denderah. 
Enfin, me voici pour la première fois en face d'un monument complet, de dimensions assez restreintes en somme, mais dont les grandes lignes et l'ordonnance générale subsistent intactes ; instantanément, tout ignare, tout piètre archéologue que je sois, je me sens empoigné, fasciné par la simple majesté et la souveraine grandeur de ce qui m'entoure. 
Mon premier soin est de m'enquérir si je peux monter sur les terrasses supérieures pour jeter sur l'édifice un coup d'œil d'ensemble ; c’est, je crois, la bonne méthode que celle du quò non ascendam ? en art, en philosophie, dans la vie même, je pense qu'il faut toujours s’efforcer de monter d'abord sur les sommets, d'acquérir d'abord des notions générales ; il est toujours temps de descendre du simple au composé et l'on ne risque pas ainsi de s'égarer dans les détails, de satisfaire de vaines curiosités au risque de ne pouvoir dégager les grandes lois, les immuables vérités.
Pardonnez-moi cette profession de foi, peut-être un peu infatuée ; en réalité c'est d'un idéal qu'il s'agit et l'idéal s'atteint rarement. Dans le cas présent, c'est l'affaire de quelques gradins effrités à escalader, rien de plus aisé aux jarrets d’un alpiniste, même aussi médiocre que moi.
Du premier coup, l'œil saisit la structure générale de l'édifice ; elle est des plus simples, revêtant la forme géométrique à peu près parfaite d’un vaste tronc de pyramide à base rectangulaire. Mais si la hauteur du mur extérieur est à peu près la même sur tout le pourtour, les dimensions des salles qu'il enserre vont en décroissant régulièrement à partir du péristyle d'entrée. Cette décroissance successive des proportions est rendue tangible par la forme même du toit constitué de terrasses s'étageant en larges gradins. 
Si, descendus de notre observatoire, nous pénétrons à l'intérieur du monument, il est impossible de ne pas faire tout de suite la même constatation. D'abord une grande salle tenant toute la largeur avec dix-huit colonnes massives aux monstrueuses proportions, une seconde salle moins haute, moins large, avec, à droite et à gauche, deux annexes sombres, et ainsi de suite ; sur toute la profondeur de l'édifice, la multiplication infinie des murs de cloison avec, tout au fond, un petit réduit plein d'horreur mystérieuse, semblant écrasé sous l'énorme voûte de pierre et que l'on sent avoir été le siège redoutable d’une sombre divinité de terreur et de sang. Il est impossible de rêver plus complète divergence d’aspects avec nos églises chrétiennes dont l’architecture tout entière tend toujours à placer l’autel dans un épanouissement d'air et de clarté, sous la haute envolée des coupoles lumineuses. Contraste saisissant entre les deux religions : l’une toute d'espérance, de pieux amour, de fervents élans vers le ciel, l’autre toute d’obscurité, de mystère et de terreur.
Tout autour du monument, de véritables montagnes de décombres, informes amas poussiéreux où l'œil ne peut discerner aucune ligne, ne peut deviner aucun plan. Les civilisations successives étaient venues ensevelir le temple antique sous leurs monuments, "ils n’ont passé qu’un jour, ils n'étaient déjà plus".
Ces murs de larges briques plates portent indéniablement la date de l'occupation romaine. Sur ces niches, qui gisent à terre, tronquées et mutilées, voici le signe de rédemption, la croix byzantine ; ce minaret lézardé dont tout un pan n'est déjà plus que poussière reste le dernier vestige d’une puissante mosquée ; on dirait que l’ancestral monument a lui-même secoué tous ces revêtements profanateurs dont les temps écoulés ont essayé de le couvrir et, sur cet amas de décombres, la jeunesse éternelle du temple antique affirme, en dépit des siècles, son indestructible et sculptural orgueil."


extrait de En congé -Égypte, Ceylan, Sud de l'Indede Georges Noblemaire (1867-1923), homme politique français, ancien élève de l'École polytechnique et de l'École des mines de Paris, administrateur de la Compagnie des chemins de fer de Paris à Lyon et à la Méditerranée, officier d'artillerie, député des Hautes-Alpes.

vendredi 18 décembre 2020

"Medinet-Abou, même après Karnak, reste une des plus pures merveilles qu'il puisse être donné de contempler" (Georges Noblemaire)



"Je pensais que Karnak avait épuisé toutes mes facultés admiratives et que je n'aurais plus d'enthousiasme à ma disposition ; je me trompais grossièrement, car la journée d'aujourd'hui me réservait peut-être plus admirable encore et Medinet-Abou, même après Karnak, reste une des plus pures merveilles qu'il puisse être donné de contempler. (...)Une petite station au temple de Deir-el-Medinet, un joli monument, de dimensions restreintes ; caché dans un pli de terrain, où l'on peut admirer d'élégants chapiteaux aux frais coloris, et nous voici à Medinet-Abou.
Ceci, je l'ai dit tout à l'heure et je le répète avec conviction, c’est une merveille incomparable ; l’esprit devrait être fatigué, l'œil blasé, après tant de tombeaux, tant de temples, tant d'hiéroglyphes : les édifices de Medinet-Abou leur donnent comme un ressort nouveau et font jaillir puissamment la source d'un enthousiasme qui semblait devoir être tari. Les deux temples et le palais sont, au dire de Mariette, ce que l’on possède de plus précieux et de plus complet parmi les débris de civilisation des Pharaons : en vérité cela saute aux yeux, d'autant mieux que l'œuvre de reconstitution, terminée depuis l’an dernier, a entièrement déblayé le monument et permet de se rendre un compte très exact de ses dispositions générales. Certes ceci est beaucoup moins grand que Karnak, nous n'y trouvons rien qui ressemble à cette écrasante salle hypostyle qui semble sortie du cerveau d’un Titan, mais du moins nous ne sommes plus perdus dans un océan de pierres ; des travaux menés avec une patience et un art infinis ont fait tomber les constructions parasites qui s'étaient greffées sur les antiques bâtiments, ont écarté le linceul de sable qui les recouvrait et ont redonné aux vieilles pierres une jeunesse toute neuve.
Il faut espérer qu'avec la compétence et l'ingéniosité qui le caractérisent, M. Legrain parviendra un jour à faire pour le temple de Karnak ce qu'on a fait pour celui-ci, et alors quelle invraisemblable magnificence ! Mais pour le moment et pour longtemps encore, c'est Medinet-Abou qui peut le mieux fixer vos idées, donner une forme précise à vos imaginations. Ici l’on n'a qu'à regarder, ailleurs l’on avait trop à deviner.
Quelques sensations, - car je n'ai pas la prétention de vous promener méthodiquement à travers les deux temples et le palais de Ramsès III, ni de vous faire une nomenclature raisonnée que vous trouverez dans les guides.
D'abord, de l'air, beaucoup d'air dans les constructions ; cela n'approche pas encore de l'exquise légèreté du petit temple de Philae et de ces sveltes colonnades où l'air et la lumière se jouaient si délicieusement : les purs égyptologues se voilent la face et vous disent, tout méprisants, que c'est de l'art de la décadence - va pour cette décadence-là, je m'en accommode fort bien.
Une seconde remarque : la tendance manifeste qui poussait ces antiques architectes à ce qu'on pourrait appeler l'asymétrie ; on en trouve la marque un peu partout, nulle part autant que dans le monument qui nous occupe, par exemple dans cette magnifique cour qui suit le premier pylône et dont tout un côté est bordé de grosses colonnes arrondies avec l'éternel chapiteau en fleur de lotus, tandis que les architraves du bord opposé sont supportées par de lourds piliers carrés, précédés de colossales statues d'Osiris, formant cariatides. Il est certain que cela est contraire à toutes les règles - c'est parfaitement beau, cela suffit.
Je ne pouvais mieux terminer mon séjour à Luxor, et quand, à six heures du soir, mon bateau m'emmène et qu'il me faut dire adieu à ces champs qui virent la gloire de Thèbes, je ne sais quel sentiment l'emporte en mon cœur, de l'admiration pour tout ce que j'ai vu ou du regret amer de l'avoir vu troop vite.
"

extrait de En congé -Égypte, Ceylan, Sud de l'Indede Georges Noblemaire (1867-1923), homme politique français, ancien élève de l'École polytechnique et de l'École des mines de Paris, administrateur de la Compagnie des chemins de fer de Paris à Lyon et à la Méditerranée, officier d'artillerie, député des Hautes-Alpes.

jeudi 17 décembre 2020

La Vallée des Rois, "spectacle de la plus morne désolation" (Théophile Gautier)

Biban el-Moulouk (Vallée des tombeaux des rois) / H[enri] Duval ; 
[photogr. reprod. par A. Cintract pour la] Société de géographie. Source : Gallica

"On arriva bientôt à l'étroit défilé qui donne entrée dans la vallée de Biban-el-Molouk. On eût dit une coupure pratiquée de main d'homme à travers l'épaisse muraille de la montagne, plutôt qu'une ouverture naturelle, comme si le génie de la solitude avait voulu rendre inaccessible ce séjour de la mort.
Sur les parois à pic de la roche tranchée, l'oeil discernait vaguement d'informes restes de sculptures rongés par le temps et qu'on eût pu prendre pour des aspérités de la pierre, singeant les personnages frustes d'un bas-relief à demi effacé.
Au delà du passage, la vallée, s'élargissant un peu, présentait le spectacle de la plus morne désolation.
De chaque côté s'élevaient en pentes escarpées des masses énormes de roches calcaires, rugueuses, lépreuses, effritées, fendillées, pulvérulentes, en pleine décomposition sous l'implacable soleil. Ces roches ressemblant à des ossements de mort calcinés au bûcher bâillaient l'ennui de l'éternité par leurs lézardes profondes, et imploraient par leurs mille gerçures la goutte d'eau qui ne tombe jamais ; leurs parois montaient presque verticalement à une grande hauteur et déchiraient leurs crêtes irrégulières d'un blanc grisâtre sur un fond de ciel indigo presque noir, comme les créneaux ébréchés d'une gigantesque forteresse en ruine.
Les rayons du soleil chauffaient à blanc l'un des côtés de la vallée funèbre, dont l'autre était baigné de cette teinte crue et bleue des pays torrides qui paraît invraisemblable dans les pays du Nord lorsque les peintres la reproduisent, et qui se découpe aussi nettement que les ombres portées d'un plan d'architecture.
La vallée se prolongeait, tantôt faisant des coudes, tantôt s'étranglant en défilés, selon que les blocs et les mamelons de la chaîne bifurquée faisaient saillie ou retraite. Par une particularité de ces climats, où l'atmosphère, entièrement privée d'humidité, reste d'une transparence parfaite, la perspective aérienne n'existait pas pour ce théâtre de désolation ; tous les détails nets, précis, arides, se dessinaient, même aux derniers plans, avec une impitoyable sécheresse, et leur éloignement ne se devinait qu'à la petitesse de leur dimension, comme si la nature cruelle n'eût voulu cacher aucune misère, aucune tristesse de cette terre décharnée, plus morte encore que les morts qu'elle renfermait.
Sur la paroi éclairée ruisselait en cascade de feu une lumière aveuglante comme celle qui émane des métaux en fusion. Chaque plan de roche, métamorphosé en miroir ardent, la renvoyait plus brûlante encore. Ces réverbérations croisées, jointes aux rayons cuisants qui tombaient du ciel et que le sol répercutait, développaient une chaleur égale à celle d'un four, et le pauvre docteur allemand ne pouvait suffire à éponger l'eau de sa figure avec son mouchoir à carreaux bleus, trempé comme s'il eût été plongé dans l'eau.
L'on n'eût pas trouvé dans toute la vallée une pincée de terre végétale ; aussi pas un brin d'herbe, pas une ronce, pas une liane, pas même une plaque de mousse ne venait interrompre le ton uniformément blanchâtre de ce paysage torréfié. Les fentes et les anfractuosités de ces roches n'avaient pas assez de fraîcheur pour que la moindre plante pariétaire pût y suspendre sa mince racine chevelue. On eût dit les tas de cendres restés sur place d'une chaîne de montagnes brûlée au temps des catastrophes cosmiques, dans un grand incendie planétaire : pour compléter l'exactitude de la comparaison, de larges zébrures noires, pareilles à des cicatrices de cautérisation, rayaient le flanc crayeux des escarpements. Un silence absolu régnait sur cette dévastation ; aucun frémissement de vie ne le troublait, ni palpitation d'aile, ni bourdonnement d'insecte, ni fuite de lézard ou de reptile ; la cigale même, cette amie des solitudes embrasées, n'y faisait pas résonner sa grêle cymbale.
Une poussière micacée, brillante, pareille à du grès broyé, formait le sol, et de loin en loin s'arrondissaient des monticules provenant des éclats de pierre arrachés aux profondeurs de la chaîne excavée par le pic opiniâtre des générations disparues et le ciseau des ouvriers troglodytes préparant dans l'ombre la demeure éternelle des morts. Les entrailles émiettées de la montagne avaient produit d'autres montagnes, amoncellement friable de petits fragments de roc, qu'on eût pu prendre pour une chaîne naturelle.
Dans les flancs du rocher s'ouvraient çà et là des bouches noires entourées de blocs de pierre en désordre, des trous carrés flanqués de piliers historiés d'hiéroglyphes, et dont les linteaux portaient des cartouches mystérieux où se distinguaient dans un grand disque jaune le scarabée sacré, le soleil à tête de bélier, et les déesses Isis et Nephtys agenouillées ou debout.
C'étaient les tombeaux des anciens rois de Thèbes ; mais Argyropoulos ne s'y arrêta pas, et conduisit ses voyageurs, par une espèce de rampe qui ne semblait d'abord qu'une écorchure au flanc de la montagne, et qu'interrompaient plusieurs fois des masses éboulées, à une sorte d'étroit plateau, de corniche en saillie sur la paroi verticale, où les rochers, en apparence groupés au hasard, avaient pourtant, en y regardant bien, une espèce de symétrie."

extrait de Le Roman de la Momie, de Théophile Gautier (1811-1872), poète, romancier et critique d'art français.

mardi 8 décembre 2020

"Τhèbes fut en réalité la plus haute expression de l'art égyptien" (Georges Hanno - Gabriel Hanoteaux)

photo datée de 1880 - auteur non mentionné

"Toutes les traditions, toutes les légendes, tous les monuments de l'antiquité parlent de Τhèbes d'Égypte avec un enthousiasme que le lointain de l'espace et du temps ne fait qu'accroître ; depuis le vieil Homère, qui racontait sans les avoir vues "les fabuleuses richesses de la ville aux cent portes, par chacune desquelles passent deux cents chars tous attelés de blancs chevaux, et montés par leurs cavaliers en armes", jusqu'à Germanicus, qui visita l'Égypte en amateur éclairé et se fit expliquer par les prêtres les hiéroglyphes inscrits sur les murailles. "Il admira la grandeur des ruines de la vieille Thèbes et s'étonna, dit Tacite, d'apprendre que la puissance des anciens rois d'Égypte avait écrasé les peuples voisins de charges et d'exactions non moins lourdes que celles dont les accable maintenant la puissance des Romains."
Dans les temps modernes, ce fut en de grandes circonstances que ces ruines oubliées apparurent de nouveau et rentrèrent en quelque sorte dans le champ de l'Histoire dont elles étaient sorties depuis si longtemps.
L'armée française remontait en conquérante le cours du Nil. Épuisée par la fatigue, par les privations, abattue par l'âpreté d'un ciel et d'un sol inaccoutumés... tout à coup, au détour du chemin, Thèbes apparut. L'armée s'arrêta tout entière, et un cri, une acclamation sortie de toutes les poitrines salua le grand spectacle que le désert venait de dérouler tout à coup.
Quelques années plus tard, Champollion ayant découvert déjà le secret caché dans les inscriptions hiéroglyphiques, écrivait à son tour, en arrivant au même endroit : "Les Égyptiens, en présence de ce que je vois, concevaient les hommes de cent pieds de hauteur et l'imagination qui, en Europe, s'élance bien au-dessus de nos portiques, tombe impuissante au pied des cent trente-quatre colonnes de la salle de Karnak. Je me garderai bien d'en rien écrire ; car ou mes expressions ne vaudraient que la millième partie de ce qu'on doit dire en parlant de tels objets ; ou bien, si j'en traçais une fois l'esquisse très coloriée, je risquerais de passer pour un enthousiaste ou peut-être même pour un fou."
C'est que Τhèbes fut en réalité la plus haute expression de l'art égyptien ; que là se résuma, se traduisit en poèmes de pierre, ce délire architectural, que se transmettaient héréditairement les vieux Pharaons l'un après l' autre. Depuis les plus reculés jusqu'aux contemporains des Grecs, ils rivalisèrent là d'effort et de dépenses : temples, maisons, tombeaux tout y fut taillé dans le colossal. L' Égypte entière a souffert des siècles pour la bâtir, et des siècles d'abandon n'ont pas suffi pour en faire disparaître les merveilleux vestiges."

 
extrait de Les villes retrouvées, par Georges Hanno - pseudonyme de Gabriel Hanoteaux - (1853-1944), diplomate, historien et homme politique français, membre de l'Académie française.

mercredi 2 décembre 2020

La transport des momies royales, par Arthur Rhoné

Transport des sarcophages de Deir-el-Bahari au Nil.
Dessin d'après nature de M. Émile Bayard

"Trois cents Arabes furent réunis et, après quarante-huit heures d'un travail ardu, par 50° de chaleur, le caveau était vide et les momies rangées au milieu du cirque dont le fond tapissé de sable se creuse en une cuvette aux contours adoucis qu'entoure l'imposante muraille de rochers, découpée verticalement comme un jeu d'orgues. Au lieu d'une momie royale il y en avait trente-six ! Ce fut un spectacle saisissant, nous dit M. Brugsch, que de voir étendus côte à côte en cette solitude et au milieu du calme de la nuit, toutes ces gaines de momies aux formes rigides, aux yeux fixes, et dont la lune faisait revivre les enluminures, les ors et les blancheurs. 
Rien de plus pénible que de surveiller le transport de ces six mille objets, grands et petits, à travers l'immense plaine de Thèbes que certaines momies portées par seize hommes mirent huit heures à traverser ; il fallut même d'énergiques mesures pour arrêter les tentatives de vols de quelques jeunes Arabes, aussi habiles qu’obstinés à dissimuler. Lorsqu'on vint relever les momies pour les emporter, un fait singulier s'était produit : le soleil ardent, qui rendait les caisses vernissées aussi brûlantes que du fer rouge, avait agi sans ménagement sur le corps d'un personnage privé de couvercle et à demi démailloté. Les muscles momifiés s'étaient contractés comme des cordes à violon et l'avant-bras de ce mort, aussi vieux que les héros d'Homère, se dressait menaçant hors du cercueil. On eut grand'peine à le faire rentrer et il fallut y employer la force. 
Tout ce panthéon funèbre fut arrimé dans le bateau à vapeur du Musée (celui de feu Mariette) qu'on venait d'envoyer à Louqsor. Le pont, les divans, les tables étaient chargés de dépouilles royales ; le lit de Mariette et chacune des chambres que nous avions occupées et que nous occupâmes depuis, devint alors l'asile d'un roi ou d'une reine d'Égypte ; pour la dernière fois ils descendaient ce fleuve que si souvent ils parcoururent avec un appareil de guerre ou de fête. Ils durent être satisfaits, car les autorités civiles et militaires de toutes les provinces venaient leur rendre visite, demandant avec une candeur tout orientale si de pareils trésors ne suffiraient pas à payer toutes les dettes de l'Égypte. Au passage du bateau, sur lequel on apercevait ces grands corps allongés, la population de la Thébaïde accourait sur les deux rives du Nil : les hommes faisaient fantasia en tirant des coups de fusil, les femmes échevelées poussaient leur cri du zagharit, cette ululation argentine qu'elles font entendre à toute occasion de deuil ou de fête. Ne faut-il pas voir dans ce fait poétique et touchant une preuve à l'appui de ce que Mariette me disait en 1875 ? "On ne fera jamais de recherches complètes en Égypte qu'avec l'aide et l'autorité d'un gouvernement européen quel qu'il soit. L'intelligence des Turcs est absolument fermée à ces hautes études comme à toute compréhension de ce qu'elles peuvent avoir d'intéressant pour nous. Les fellahs seuls ont conservé le sentiment secret de leur ancienne gloire. Sans rien savoir, ils sentent que tout cela vient d'eux, que c'est leur histoire, car ils ont conservé jusqu'à un certain point le sentiment d'honneur de la race, si durable en Orient."
 
extrait de Gazette des beaux-arts, Volume1, 1883 par Arthur (-Ali) Rhoné (1836-1910), égyptologue amateur et érudit français. 
"Arthur-Ali Rhoné incarne à merveille la figure de l’amateur aux larges curiosités, se dévouant corps et âme à toutes sortes de causes patrimoniales, faute d’avoir pu trouver sa place dans l’institution académique. Il œuvra en particulier de manière décisive à la protection des monuments du Caire." (BnF Patrimoines partagés)

lundi 30 novembre 2020

Les savants de l'Expédition d'Égypte, prédécesseurs de l'égyptologie, par Louis Bréhier

Le général Bonaparte s’entretient à bord de l’Orient avec les savants de l’expédition d’Égypte.
À Paris : Potrelle, [1798]. - 1 grav. à l’eau-forte ; H. 15,5 x l. 12 cm
D’après un tableau du peintre anglais Bingham admis à l’exposition dans les dernières années de l’Empire.
Collection Ecole polytechnique
 "Grâce à leur esprit philosophique, les savants (de l'Expédition d'Égypte) sentirent qu'une étude de l'Égypte moderne ne pouvait avoir d'utilité que si elle était suivie d'une exploration des monuments qui permettent de remonter jusqu'à l'antique civilisation des Pharaons. Les conditions naturelles étant permanentes, il était nécessaire de comparer l'Égypte affaiblie des Mamlouks à la prospérité celles de l'Institut d'Égypte, elles ont eu un double résultat : elles ont enrichi la science et ont eu une application pratique en apprenant aux possesseurs modernes de l'Égypte par quels procédés ses anciens maîtres en faisaient surgir des richesses considérables. L'égyptologie était fondée et, malgré des erreurs, excusables d’ailleurs, car elles ne pouvaient être évitées que par la lecture des hiéroglyphes, ces prédécesseurs de Champollion et de Mariette ont fait les principales découvertes qui servirent de points de départ à leurs successeurs. Appuyés sur les textes d'Hérodote et de Diodore, ils essayèrent de trouver dans les monuments les éclaircissements nécessaires à l'intelligence de ces historiens, et ils s'aperçurent bientôt qu’une Égypte nouvelle allait surgir de ces fouilles. Chacune des provinces de l'Égypte eut ses explorateurs. Jollois, Jomard, Devilliers, Saint-Genis cherchèrent à retrouver les restes des villes disparues. Les ruines d'Abydos, d'Antinoé, de Memphis, d'Heliopolis, de Thèbes, etc., furent explorées. Un jeune ingénieur, Villiers du Terrage, visita le temple de Denderah ; mais, trompé par le style de l’édifice et dans l’ignorance des caractères hiéroglyphiques, il crut pouvoir attribuer aux anciens Égyptiens le dessin d'un zodiaque qui ne remonte en réalité qu'à l'époque des Ptolémées. L’ardeur des jeunes gens était telle que leur chef, Girard, se plaignit au général Belliard et déclara que les hiéroglyphes n'étaient pas la besogne des ingénieurs. Ces plaintes importunes n'étaient guère de saison et ne furent pas écoutées. Villiers remonta le Nil jusqu’à l’île de Philæ et put explorer les ruines de Thèbes. Il fournit d’utiles renseignements aux deux commissions nommées en septembre 1799 par Bonaparte pour interpréter les bas-reliefs et il rapporta au Caire des plans, des élévations et des coupes de tous les temples, palais, tombeaux, qu'il avait visités, ainsi qu'une carte de la plaine de Thèbes.
Grâce à ces travaux, les savants parvinrent à tracer une première esquisse de l’état de l’ancienne Égypte et, en procédant comme ils l’avaient fait pour l'Égypte moderne, étudier successivement l’état politique, les sciences, l’agriculture, l’industrie, les mœurs des contemporains de Ramsès. Jomard comparait la population de l'Égypte ; Boudet essayait de démontrer que les Égyptiens avaient inventé le verre ; de Rozière recherchait les industries disparues aujourd'hui ; Costaz étudiait l'agriculture, l'industrie et les mœurs ; Rouyer les embaumements ; Villoteau les instruments de musique figurés sur les monuments ; Fourier, Jollois, Devilliers et Jomard les sciences et l'astronomie ; Girard et Jomard les anciennes mesures. Aucune branche de l’antique civilisation n’était négligée, tandis que les ingénieurs, Dubois-Aymé, Jomard et Lancret essayaient de retrouver les traces des anciennes bouches du Nil et du lac Mœris, qui servait alternativement de réservoir et de déversoir au Nil.
Mais de toutes les découvertes la plus féconde devait être celle de la pierre trouvée à Rosette au mois d'août 1799 par l'officier du génie Bouchard et sur laquelle se lisaient trois inscriptions en trois bandes parallèles, l’une en grec, l'autre en caractères démotiques, l’autre en hiéroglyphes. Ce petit rectangle de granit noir fut, sur l’ordre de Menou, envoyé au Caire et étudié par les membres de l'Institut ; on en fit plusieurs empreintes que l’on expédia en France, et nul ne douta plus désormais qu’elle ne renfermât la clef de l'écriture hiéroglyphique. Après le traité d'Alexandrie, cette pierre tomba au pouvoir des Anglais et fut transportée au British Museum. Champollion devait l'y retrouver un jour et achever l'œuvre de l’Institut d'Égypte.
Il semblait donc que l'antique Égypte dût livrer tous ses trésors ; l’activité des savants avait encore augmenté pendant l’année 1800, lorsque l'invasion anglaise vint tout arrêter. Les Français avaient jeté les fondements de la rénovation de l'Égypte ; les Anglais empêchèrent leurs résultats d'aboutir. Si la route des Indes n’a pas été ouverte dès le commencement de ce siècle, si l'égyptologie a dû attendre de longues années ses Champollion et ses Mariette, il faut l'attribuer à la politique de l'Angleterre et à l'indifférence du Directoire. L'Angleterre a senti tout le danger qu’une Égypte puissante et soumise à l'influence française ferait courir à l’Inde. Elle a donc inauguré dès 1799 et 1800 la politique de jalousie et de méfiance qui devait être sa ligne de conduite jusqu'à ce qu’elle pût absorber l'Égypte à son tour. Mais si elle a ainsi enlevé l'Égypte à la France, elle n'a pas pu détruire le résultat moral de l’œuvre de ses savants. La science a fait de l'Égypte une terre française, et un barbare de talent, s'inspirant de cet exemple, va reprendre avec des Français l'œuvre que Bonaparte dédaigna d'achever."

extrait de L'Égypte de 1798 à 1900, par Louis Bréhier (1868 - 1951), historien, docteur ès lettres, chargé d'un cours d'Histoire et de Géographie ancienne et du Moyen-Âge à l'Université de Clermont-Ferrand. Son ouvrage sur l'Égypte fut couronné par l'Académie des Sciences Morales et Politiques.

samedi 28 novembre 2020

"À défaut de ressources, il avait la foi" (Louis Bréhier, à propos de Mariette)

 
Auguste Mariette à Saqqara

"Dans tous les domaines d’ailleurs la science française triomphait en Égypte, et Champollion, mort prématurément avait trouvé un successeur digne de lui dans Mariette. Après 1830, la science récente de l'égyptologie avait subi une éclipse et n'était plus représentée que par quelques savants, comme de Rougé au Collège de France, Brugsch en Allemagne, Hincks en Angleterre.
Aucune découverte retentissante n’était venue apporter un nouvel aliment aux recherches. Ce fut alors qu'un jeune professeur de septième du collège de Boulogne-sur-Mer, que son principal avait fait révoquer parce que ses études sur la langue égyptienne lui paraissaient peu compatibles avec son métier, entreprit de continuer l'exploration de l'Égypte. Les moyens dont Mariette disposait étaient minces : marié et père de famille à l’âge de vingt-trois ans, privé de ressources et admis par charité au musée du Louvre, dont le directeur lui allouait un traitement sur "les frais de collage et de réparation", il parvint à se faire donner par l'Académie des Inscriptions la mission d'aller recueillir des manuscrits dans les couvents coptes. En réalité, il se souciait d’autres découvertes et, à défaut de ressources, il avait la foi. En attendant l'accomplissement des formalités nécessaires pour pénétrer dans les couvents, il explora la nécropole de Memphis et eut l’idée de rechercher le Sérapéum ou tombeau des Apis décrit par Strabon. En deux mois il fit déblayer l’avenue des grands sphinx qui conduisait au tombeau (novembre 1850, janvier 1851) et atteignit le seuil du Sérapéum. Mais ce fut alors que les difficultés commencèrent. Le crédit alloué par l’Académie pour la recherche des manuscrits coptes avait été complètement épuisé dans ces fouilles. De plus, on était sous le règne d’Abbas, qui se souciait très peu des fouilles, mais qui ne perdait aucune occasion de vexer les Européens. Sur la plainte de quelques cheiks, le vice-roi fit revivre une ordonnance de Méhémet-Ali qui défendait à quiconque de commencer des travaux publics sans l’autorisation du moudyr (gouverneur de la province), et les travaux furent suspendus momentanément.
Mais aucun obstacle n’arrêta Mariette, et malgré le moudyr, dont l’insolence reçut un châtiment exemplaire (*), malgré le vice-roi, qui envoya des officiers pour surveiller les fouilles et s'emparer des objets découverts, son entreprise fut menée à bonne fin.
À son passage en Égypte, de Saulcy avait eu connaissance de ses travaux et il lui avait fait accorder un nouveau crédit de 30.000 francs. En 1852, une dernière subvention de 50.000 francs, allouée par le ministère de la maison de l'Empereur, permit d'achever les fouilles.
En novembre 1851, on avait dégagé la rampe qui conduit au caveau funéraire d'Apis. Le 19 novembre, Mariette put pénétrer, les larmes aux yeux, dans les tombes encore intactes où étaient renfermés les restes du dieu. Les merveilles trouvées au cours de ces fouilles furent envoyées à Alexandrie, à destination de la France ; mais Abbas, désireux de faire dans ces richesses la part de l’Angleterre, ne consentait à donner à la France que les monuments découverts dans les premières fouilles, au nombre de cinq cent treize. Mariette, qui avait dû soutenir dans sa maison un siège en règle contre les Bédouins attirés par le bruit de la découverte de trésors, montra la même énergie vis-à-vis des employés au vice-roi. Il persuada à l'effendi chargé de surveiller l'emballage que les monuments égyptiens se composaient de plusieurs pièces, puis il bourra tous les vases et les canopes d'objets plus petits. Il obtint ainsi cinq cent treize colis, mais il envoya au Louvre plus de sept mille monuments ; puis, par une dernière bravade, il prit un grand nombre de stèles blanches trouvées au Sérapéum et préparées sans doute pour recevoir des inscriptions votives, y traça des hiéroglyphes avec du noir de fumée et les expédia au vice-roi comme le résultat des fouilles.
De retour à Paris, Mariette fut nommé conservateur-adjoint du Louvre, mais il ne tarda pas à retourner en Égypte, où Saïd l’appelait pour entreprendre des fouilles avant le voyage du prince Napoléon. Méhémet-Ali s'était contenté de faciliter le voyage de Champollion : Saïd voulut faire mieux pour Mariette. Il lui donna le titre de bey, l’autorisa à se servir de la corvée pour exécuter des fouilles, décréta la conservation des monuments publics de l'Égypte et fonda pour les antiquités égyptiennes le musée de Boulaq (1857-58). Bientôt trente-cinq chantiers furent ouverts, tant en Égypte qu’en Nubie, et 22.000 monuments furent déposés au nouveau musée. Sous l'impulsion de Mariette et des savants français, l’égyptologie pouvait désormais se développer sans interruption ; l'antique civilisation des Pharaons allait renaître tout entière."


 (*)
Mariette, ayant été insulté par le moudyr à son entrée son palais, lui porta un coup de poing et le fit tomber à la renverse.

extrait de L'Égypte de 1798 à 1900, par Louis Bréhier (1868 - 1951), historien, docteur ès lettres, chargé d'un cours d'Histoire et de Géographie ancienne et du Moyen-Âge à l'Université de Clermont-Ferrand. Son ouvrage sur l'Égypte fut couronné par l'Académie des Sciences Morales et Politiques.

 

 

samedi 21 novembre 2020

"Je ne crois pas qu'il faille désespérer entièrement de la possibilité de retrouver la clef de l'écriture des anciens Égyptiens" (Carsten Niebuhr - XVIIIe s.)

la "Table isiaque" (Mensa isiaca) 
30–395 av J.-C. - Musée égyptien de Turin

"Les auteurs les plus sensés et les plus éclairés de l'antiquité, dont une partie avait voyagé en Égypte, parlent de ce pays de la manière la plus avantageuse. Ils vantent la sagesse de son gouvernement, et l'étendue des connaissances de ses habitants. Un tel pays, si propre à nous instruire des plus anciennes révolutions du genre humain, est en droit de nous intéresser : nous souhaiterions naturellement de connaître son histoire et ses institutions...
Si nous ignorons aujourd'hui toutes ces choses, ce n'est pas la faute des Égyptiens, qui paraissent avoir été le peuple de la terre le plus empressé à transmettre à la postérité le dépôt de ses révolutions, et peut-être de ses connaissances. Aucun pays du monde ne contient plus d'inscriptions gravées sur les pierres les plus inaltérables que l'Égypte n'en offre à notre curiosité. Mais ce soin de nous instruire est devenu inutile par l'imperfection de l'écriture dont ce peuple s'est servi. Au lieu d'employer des caractères propres à exprimer les différents sons de la langue, ou des signes destinés à indiquer une syllabe, à laquelle est attachée une idée déterminée, comme font les Chinois, ce peuple se servit d'emblèmes pour rendre une idée qui y avait quelque rapport, souvent très éloigné. C'est ce qu'on appelle, d'après les Grecs, l'écriture hiéroglyphique.
Puisque les rapports entre les figures et les idées figurées ne sont pas toujours évidents, et qu'ils dépendent trop souvent de la manière de concevoir de ceux qui inventent ces signes, il est clair que cette écriture ne peut être lisible sans une clef qui explique la signification primitive des figures. Quelques anciens nous ont expliqué, il est vrai, un petit nombre de ces symboles ; mais il ne suffit pas d'en connaître quelques-uns, on en rencontre une infinité d'inconnus. Ainsi les hiéroglyphes restent indéchiffrables, faute de leur clef qui s'est perdue.
Quand la fable Isiaque (*) fut connue en Europe, quelques savants tentèrent d'en déchiffrer les hiéroglyphes, en tâchant d'en deviner l'un par l'autre, mais ces données ne se trouvèrent pas suffisantes pour deviner le reste.
Je ne crois cependant pas qu'il faille désespérer entièrement de la possibilité de retrouver la clef de cette écriture des anciens Égyptiens. Plusieurs savants ont montré une grande sagacité à débrouiller des inscriptions de langues inconnues, aussitôt qu'on leur a fourni une certaine quantité de caractères, sur lesquels ils pouvaient appuyer leurs conjectures. Il serait donc nécessaire que tous les voyageurs s'appliquassent à copier avec exactitude le plus grand nombre possible d'hiéroglyphes, et à les publier avec soin, afin de multiplier les points de comparaison de ces symboles, dans des combinaisons plus variées.
L'étude de l'ancienne langue égyptienne ne sera pas moins nécessaire pour atteindre ce but. Je soupçonne qu'on s'est trompé jusqu'ici sur la véritable nature de l'écriture hiéroglyphique, en supposant toutes les figures et tous les caractères des symboles de la même espèce. Après avoir copié un nombre considérable d'hiéroglyphes, tracés sur des obélisques, sur des sarcophages, sur des urnes et sur des momies, j'ai cru voir évidemment que les grandes figures étaient des emblèmes, dont les petits caractères donnaient l'explication. J'ai cru apercevoir encore, sans presque en douter, dans ces petits hiéroglyphes, des traces marquées de caractères alphabétiques, ou du moins d'un genre mixte, qui en approche. Ainsi en étudiant la langue des Pharaons, on pourrait déchiffrer plus aisément ces petits caractères.
On trouve ces inscriptions hiéroglyphiques principalement dans la haute Égypte, où tous les monuments nombreux, et même les murs de ces temples superbes qui y subsistent encore, sont couverts de cette écriture. Elle n'est pas moins commune dans les tombeaux des momies à Sakâra : les corps embaumés ont des enveloppes qui font remplies de peintures hiéroglyphiques, et les urnes sépulcrales en sont chargées. Celles qui ont été peintes sur le bois et sur la toile ne paraissent pas moins bien conservées que celles qui se trouvent gravées sur des pierres. Il est très probable que dans les souterrains de Sakâra on découvrirait, en les examinant, d'autres antiquités encore plus précieuses peut-être que celles qui nous sont déjà connues.
Il ne s'agirait que de ramasser ces matériaux épars ; mais les voyageurs semblent avoir négligé ce soin, ou s'y être mal pris pour les découvrir. Ils se contentent d'examiner ce qu'on peut voir à prix d'argent, en payant quelque guide ignorant ou infidèle ; ils ne tâchent pas de gagner l'amitié et la confiance des Arabes qui dominent dans la haute Égypte. La bienveillance de ce peuple ombrageux est cependant indispensable, pour faire des recherches avec sureté et avec facilité. Quand on parvient à guérir ces Arabes de leur défiance naturelle, bien loin de mettre obstacle à la curiosité d'un étranger, ils lui fournissent eux-mêmes des moyens de la satisfaire. Mais pour atteindre ce but, il faudrait prolonger son séjour dans cette contrée, plus que ne font les curieux ordinaires, qui courent en Égypte pour pouvoir dire qu'ils y ont été.
D'autres voyageurs se laissent rebuter par l'ennui que cause le travail de copier ces caractères inusités et souvent bizarres. Ce travail m'ennuya aussi au commencement, mais en peu de temps ces hiéroglyphes me devinrent si familiers que je pouvais les copier avec la même aisance que des caractères alphabétiques, et qu'à la fin ce travail était pour moi un amusement."


extrait de Voyage de M. Niebuhr en Arabie et en d'autres pays de l'Orient : avec l'extrait de sa description de l'Arabie & des observations de Mr. Forskal, 1780, par Carsten Niebuhr (1733-1815), explorateur et géographe allemand qui participa à une expédition scientifique danoise envoyée en 1761, par le roi Frederik V, en Égypte, Arabie et Syrie pour y examiner les monuments et antiquités de l'Orient.
Il fut l'élève de Tobias Mayer (1723-1762), un des plus grands astronomes du XVIIIe siècle.

(*) cf. la "Table" isiaque, à propos de laquelle Louis de Jaucourt écrit, dans la 1e édition de l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert en 1766 : "Si l’on ne peut fixer l’antiquité de ce monument, on peut encore moins l’expliquer. J’ose ajouter que c’est une folie de l’entreprendre ; nous n’avons point la clé de l’écriture symbolique des Égyptiens, ni de celle des premiers temps, ni de celle des temps postérieurs. Cette écriture qui changea mille fois, variait le sens des choses à l’infini par la seule position du symbole, l’addition ou la suppression d’une pièce de la figure symbolique. Quand l’écriture épistolique prit le dessus par sa commodité, la symbolique se vit entièrement négligée. La difficulté de l’entendre, qui était très grande, lorsqu’on n’avait point d’autre écriture, augmenta bien autrement, quand on ne prit pas soin de l’étudier ; et cette difficulté même acheva d’en rendre l’étude extrêmement rare. Enfin les figures symboliques et hiéroglyphiques, qu’on trouvait sur les tables sacrées, sur les grands vases, sur les obélisques, sur les tombeaux, devinrent des énigmes inexplicables. Les prêtres et les savants d’Égypte ne savaient plus les lire ; et comment nous imaginerions-nous aujourd’hui en être capables ? ce serait le comble du ridicule."

Précautions à prendre avant d'entreprendre des fouilles en Égypte, par Carsten Niebuhr (XVIIIe s.)

obélisque d'Héliopolis, par les Frères Zangaki (fin XIXe - début XXe s.)

"Le peuple d'Égypte n'aime pas que les Européens fassent creuser parmi les ruines : il est persuadé que nous y cherchons des trésors. Quand je mesurai un bel obélisque, qui subsiste encore en entier à Mataré, les habitants de ce lieu s'arrêtèrent à une certaine distance, pour regarder attentivement mes opérations : ils s'imaginaient que, par un secret inconnu, je ferais sauter cette masse, pour m'emparer des richesses cachées sous sa base, dont ils prétendaient avoir leur part. Quand ils virent que mes opérations ne répondaient pas à leur attente, ils me laissèrent partir sans m'insulter. On pourrait éviter l'inconvénient de donner ombrage au peuple, en demandant la permission de fouiller au seigneur des lieux, où il se trouve des ruines, et en faisant exécuter ce travail par ses paysans.
Plusieurs voyageurs ont pris le soin de décrire les antiquités des villes de l'ancienne Égypte : plusieurs savants se sont occupés à disserter sur ces descriptions et à les comparer avec celles des auteurs grecs et latins, pour deviner à quelle ville avaient appartenu les monceaux de ruines qu'on voit actuellement. Ces recherches peuvent être curieuses ; mais vu leur incertitude, je n'ai point cru devoir entrer dans ces détails, ou répéter ce que d'autres ont dit avant moi."

extrait de Voyage de M. Niebuhr en Arabie et en d'autres pays de l'Orient : avec l'extrait de sa description de l'Arabie & des observations de Mr. Forskal, 1780, par Carsten Niebuhr (1733–1815), explorateur et géographe allemand, qui participa à une expédition scientifique danoise envoyée en 1761, par le roi Frederik V, en Égypte, Arabie et Syrie pour y examiner les monuments et antiquités de l'Orient.
Il fut l'élève de Tobias Mayer (1723-1762), un des plus grands astronomes du XVIIIe siècle.

Les conventions de l'architecture dans l'Égypte ancienne, par Léon Prat

photo Émile Béchard, 1870

"L'impression que l’on emporte de la visite de tous ces monuments (Thèbes) est que la principale préoccupation des princes qui les édifièrent était de rendre leur mémoire impérissable en faisant graver sur les murs des temples, leur histoire, leurs conquêtes, les travaux accomplis sous leur règne et aussi tous les procédés de l’art et de l’industrie employés à leur époque.
Dans leur pensée, ces édifices devaient être indestructibles et c’est de là qu'est sortie cette architecture, qui peut en raison de sa simplicité passer pour primitive, mais qui répond bien aux idées de ces grands constructeurs.
Ainsi, les temples sont bâtis avec d'énormes pierres et les murailles de même que les pylônes sont en plan incliné et plus larges à la base qu'au sommet ; la profusion de colonnes qui ornent les salles hypostyles sont d'une grosseur telle qu'elles occupent une grande partie de ces vastes salles. Enfin, jusqu'aux monstrueuses dalles de 7 à 8 mètres de longueur sur 75 centimètres d’épaisseur, qui vont d'une colonne à l’autre, formant à la fois le plafond à l'intérieur et le sol des terrasses qui couronnent les palais, tout dans ces constructions concourt à en assurer la solidité.
L'aspect extérieur des monuments est donc massif, et les murailles d'enceintes font plutôt penser aux murs d'un fort qu'à ceux d’un palais.
Ce plan, une fois adopté, ne doit plus varier et pendant plus de 6.000 ans, les architectes ne s'en écarteront pas, dans les grandes lignes ; tout au plus, pourront-ils changer la forme de quelques colonnes qui, primitivement carrées, deviendront rondes, et modifier les ornements des chapiteaux.
À l'intérieur du temple, l'architecture est grandiose, les murs et les colonnes sont sculptés de bas-reliefs, rehaussés de brillantes couleurs polychromes qui tempèrent l'aspect sévère de ces lieux.
Dans tous les bas-reliefs, les personnages, dieux, déesses ou rois, sont toujours vus de profil, les figures présentant le même type, celui de l'Égyptien aux traits réguliers, les yeux fendus en amande, et leur âge, leur rang ne sont indiqués que par des attributs spéciaux, tandis que leur taille est en raison de leur dignité.
Il y avait des conventions pour représenter les diverses races d'hommes connus des Égyptiens : les Asiatiques étaient peints en jaune, les Nègres en noir, les Égyptiens en brun rouge et les femmes en jaune.
La peinture de tous ces bas-reliefs était une simple application de couleur qui faisait ressortir les reliefs des sculptures, les tons étaient variés et le talent du peintre consistait à les harmoniser de son mieux.
De l'absence de mouvement et de la raideur des dessins, on a pu conclure que les artistes ne pouvaient faire mieux et qu'ils ne savaient pas donner la vie et le mouvement aux personnages qu'ils représentaient.
Cependant, est-il possible de croire que pendant plusieurs milliers d'années, l'art du sculpteur n'ait fait aucun progrès, alors que les innombrables figures qui ornent les murs des palais, sont pour la plupart d’une finesse et d'un dessin exquis.
Dans l'ancien empire d’ailleurs, les artistes représentaient les choses comme ils les voyaient et il existe des statues datant de 6.000 ans, qui sont admirables d'expression, tels le Scribe qui est au Musée du Louvre et plusieurs autres statues de bois ou de granit noir du Musée de Gizey (sic), au Caire, représentant des hommes marchant le plus naturellement du monde.
Enfin, il existe à Beni-Hassan des bas-reliefs qui nous montrent des bœufs et des oiseaux sculptés avec une perfection rare.
Ce n’est qu'au moyen empire que la convention remplaça le naturel dans les constructions officielles et depuis, même dans la plupart des temples bâtis par les Grecs et les Romains, on ne s'en écarta plus.
Mais si l'architecture officielle était conventionnelle, tout autre était celle des habitations des particuliers, des riches, aussi légère et élégante à l'extérieur que l'autre était lourde et imposante."

extrait de De Paris en Nubie - la vallée du Nil, 1897, par Léon Prat. Aucune information n'est à notre disposition sur cet auteur qui publie dans ces pages "les impressions notées au jour le jour, pendant les heures d'oisiveté imposées par une navigation de près de deux mois sur le Nil, jusqu'en Nubie".



jeudi 12 novembre 2020

Le Nil "est entre les fleuves ce que l'aigle est entre les oiseaux" (Antoine Morison, citant Diodore de Sicile)

photo de Gabriel Lékégian circa 1885

"Quelques auteurs appuyés du sentiment de saint Isidore voulant relever l'excellence du Nil par la noblesse de son origine, lui ont fait prendre sa source dans le Paradis terrestre, et ont cru que ce fleuve est le Geon ou Gyon, qui selon le témoignage de l'écriture, arrose toute l'Éthiopie. Quoique cette opinion ne soit pas sans fondement, étant certain que le Nil a sa source en Éthiopie, j'aime mieux tirer l'éloge de ce fleuve admirable de quelques autres avantages plus certains. Il est appelé le père des fleuves, parce qu'après un cours de sept à huit cent lieues, il se partage au dessous du Caire en plusieurs branches qui viennent envelopper et arroser la basse Égypte, avant que de mêler ses eaux avec celles de la Méditerranée.
Les Anciens autorisés du témoignage de Virgile, voulaient que ce fleuve se déchargeât dans la mer par sept embouchures. Ptolémée lui en a donné jusqu'à neuf, mais aujourd'hui à peine en trouve-t-on cinq, dont les deux principales sont celles de Rosette et de Damiette, que j'ai vues, soit que les autres branches soient rentrées dans les canaux voisins, soit qu'elles soient trop peu de choses pour être remarquées. On nomme communément aussi ce fleuve le Conservateur de l'Égypte, tant parce qu'en effet son débordement tempère l'air, qu'il ne serait pas sans cela possible de respirer, l’Égypte étant voisine de la zone torride, que parce qu'inondant les campagnes, il rend fécondes des terres, qui sans ce merveilleux secours seraient ingrates et stériles. Enfin Homère donne au Nil le nom de "Krisoros" qui signifie fleuve d'or, parce que ses rivages, particulièrement en Éthiopie, sont enrichis de mines d'or et d'argent. (...)
... après que le Nil a (...) longtemps serpenté dans le vaste royaume d'Éthiopie, il fait son entrée en Égypte avec un grand fracas, car y tombant de fort haut, il fait les secondes cataractes, mais quelque étourdissant que soit ce bruit, il est agréable aux Égyptiens, chez qui il porte l'abondance de toute forte de biens et de richesses.
Ce fleuve qui a la même largeur que le Rhône, peut en avoir aussi la rapidité, ce qui a fait dire à Diodore qu'il est entre les fleuves ce que l'aigle est entre les oiseaux, pour marquer non seulement sa noblesse et son excellence, mais encore la vitesse de son cours. Outre les villes et les villages qui sont l'ornement de ses rivages, les arbres de toutes espèces, et les cannes de sucre en augmentent encore la beauté. (...)
Quand le Nil est débordé, les campagnes sont inondées, et toute l'Égypte est devenue une mer qui enveloppe les villes, les villages et les arbres. Omnia pontus erat. Alors le premier étage des maisons qui ne sont pas bâties sur des éminences, est inutile, et l'on ne peut aller d'un lieu à un autre que par bateau, ce qui fournit un spectacle tout à fait charmant. Depuis septembre jusqu'en octobre le Nil décroit, l'eau pénètre, abreuve et engraisse la terre, et y laisse (surtout dans la basse Égypte) un limon si gras qu'on est contraint de le mêler de sable, pour faciliter la production par ce mélange nécessaire après le décroissement du fleuve. Les eaux étant donc retirées on laboure la terre encore molle avec une charrue sans roues. Comme cette charrue ne fait (pour ainsi dire) qu'effleurer la surface de la terre, un seul homme suffit pour tenir le soc et chasser le cheval ou le boeuf qui ne fait aucun effort, et obéit sans résistance, pour peu qu'il soit stylé et accoutumé à ce travail peu pénible. La terre étant ainsi disposée, le laboureur sème son froment qui en deux mois de temps ou environ pourrit, germe, fleurit, mûrit et se coupe. 
Les anciens Égyptiens qui étaient laborieux, faisaient sur un même fond deux récoltes de blé dont l'abondance était si prodigieuse en Égypte qu'elle en fournissait les Romains, qui pour cela l'appelaient le grenier de l'empire ; à présent les Turcs qui habitent l'Égypte sont si fainéants qu'ils se contentent d'une seule moisson de froment, qui non seulement suffit pour nourrir toute l'Égypte, mais qui en fait encore un riche commerce du surplus avec les pays voisins. Après la moisson du froment on sème l’orge dans le même fond, ensuite le riz, par après les melons, les concombres, les choux, les oignons et autres légumes, en sorte que les terres ne reposent jamais, que lorsque les chaleurs excessives viennent étouffer en elles le principe de la génération en les desséchant. À l'égard des pâturages, ils sont si gras en Égypte, que les brebis portent deux fois l’an, et font plusieurs agneaux d'une seule portée. On attribue cette fécondité des animaux aux eaux du Nil, et certains auteurs leur ont aussi rapporté l'extraordinaire multiplication du peuple hébreu dans le temps de sa servitude en Égypte.
Quoiqu'il soit aisé de connaître de combien de richesses l’Égypte est redevable au Nil qui est la source de tous ses biens, il n'est pas également facile de comprendre de quelle manière il fait couler sur elle ses trésors avec ses eaux, par ce débordement merveilleux dont le secret n'est guère moins difficile à développer que celui du flux de la mer. Plusieurs auteurs en ont parlé avec esprit, mais nul n'en a encore découvert le mystère. Les anciens Égyptiens abimés dans les ténèbres de la gentilité, l'attribuaient à leur dieu Serapis et lui offraient dans son temple des sacrifices en actions de grâces pour un si grand bienfait, mais consultons ceux qui ont fait agir les lumières de la raison pour connaître de quels moyens la divine providence le sert pour dédommager l'Égypte du manquement de pluies par cette surprenante inondation qui lui est si utile. (...)
Ce qu'on peut (...) avancer de plus probable sur ce sujet qui sera toujours obscur, est que comme il est très certain qu'il pleut en Éthiopie depuis le mois d'avril jusqu'au mois de septembre, à commencer dès les sept heures du matin jusqu'au soleil couché sans discontinuation, cette abondance incroyable des eaux qui s'assemblent au pied des montagnes, venant ensuite à dégorger et à passer de ces réservoirs dans le Nil, dont la source est voisine, et à se joindre à plusieurs rivières qui en sont grossies et qui se jettent dans ce fleuve, lui font ainsi franchir ses rivages, et lui causent ce débordement qui fatigue l'esprit des étrangers, tandis que les Égyptiens qui se soucient peu d'en connaître la cause, sont ravis d'en ressentir les avantageux effets."


Extrait de Relation historique d’un voyage nouvellement fait au mont de Sinaï et à Jérusalem (1704), par Antoine Morison (16...- 17...), p
rêtre au diocèse de Toul (Meurthe-et-Moselle), puis chanoine de l'Église St. Pierre de Bar-le-Duc, chevalier du Saint-Sépulcre. 
Pour la commodité de la lecture, l'orthographe a été rétablie dans sa forme contemporaine.

samedi 7 novembre 2020

"Au souvenir de la vie du Caire, que de regrets, que de désirs m'assiègent !" (Henry Cammas)

Prosper-Georges-Antoine Marilhat
Vue de la Place de L'Esbekieh et du Quartier Copte, au Caire, 1833

"Quiconque redoute le froid, le brouillard, les pluies fines de nos climats si mal à propos nommés tempérés, fera bien de partir avec les hirondelles et d'éviter au Caire ces tristes mois qui séparent l'été du printemps : Novembre aux cheveux rouillés ; Décembre à demi vêtu, blanc de givre ; Janvier nu, violet sous la bise et soufflant dans ses doigts engourdis ; le pâle Février ; enfin, Mars capricieux, toujours en pleurs comme un enfant malade ! Au Caire, le frileux trouvera le soleil épanoui dans un ciel pur, et sur terre des jardins toujours verdoyants, chargés de fruits et de fleurs à la fois, des champs de rosiers plus touffus que les églantiers de nos haies ; les mimosas aux feuillages délicats ; les grenadiers éclatants et les lauriers-roses qui ombrageaient le bain de Léda aux bords de l'Eurotas. Au Caire, la glace et la neige n'ont d'accès que transformées en sorbets délicieux ; le feu n'y paraît qu'en illuminations joyeuses. L'hiver, déguisé en printemps, n'y garde que son nom.
Au souvenir de la vie du Caire, que de regrets, que de désirs m'assiègent ! Quand vous reverrai-je, ombrages de l'Esbékieh, riches bazars du Mousky, mosquées hardies ? Et ses environs charmants, Choubrah, les tombeaux des califes, perpétuelles occasions de promenades à cheval et en voiture ! Tous les matins, avant que les ombres se fussent repliées au pied des maisons et des arbres, je m'en allais dans les jardins, ne pensant qu'à la brise, aux parfums, au plaisir de vivre. Chemin faisant je remplissais mes poches de boutons de roses ; c'était une friandise pour mes singes. (...). 
Les plaisirs du monde ne manquent pas au Caire. Outre les réunions qui se forment aisément dans les cafés de l'Esbékieh, outre les bals masqués de l'hôtel Schaepper, des salons qui lutteraient de goût et de luxe avec les meilleures maisons de Paris offrent aux Européens les distractions du jeu ou de la danse, et même le charme des conversations intimes. (...)
Je me plais à rappeler les excellentes relations que je compte retrouver au Caire, comme des exemples de l'hospitalité promise en Égypte à tous les étrangers. La position la plus haute, l'éclat de la richesse et des titres, n'assurent pas une réception meilleure qu'une fortune modeste et une éducation soignée.
La vie est facile au Caire ; un séjour de deux ans et demi m'a fait voir  qu'une aisance restreinte peut procurer en Égypte une existence vraiment large et entourée de jouissances. Toutefois, il est certaines habitudes parisiennes auxquelles il faut renoncer ; les objets d'importation se maintiennent à des prix élevés, et les loyers sont chers dans certaines rues et dans certains quartiers.
Mais si l'on accepte le bien-être relatif du pays, si l'on n'achète que les produits indigènes, et qu'on se décide à demeurer dans une maison arabe, l'avantage du bon marché se joindra aux agréments d'une vie nouvelle. La cuisine arabe n'est-elle pas pleine de surprises ? et pourquoi ne pas s'en contenter ? Le vice-roi n'en mange pas d'autre. Du reste, on peut la perfectionner, la plier, par exemple, à l'usage de la vaisselle et des fourchettes. Les rues étroites et pleines d'ombre, les vieilles maisons, initient le voyageur au mystère des mœurs indigènes et n'est-ce pas là ce qu'il vient étudier ? Quitterait-il Paris pour le chercher au Caire ? ll est doux de s'enfoncer et de se perdre dans la ville la plus prestigieuse de l'Orient.
Tel était du moins l'avis de Gérard de Nerval, un rêveur ennemi de la banalité. Il a voulu vivre autrement qu'il n'avait fait ; et d'abord déguisé, puis transformé en homme oriental, car les habitudes extérieures influent rapidement sur la personne intime, il est entré dans les mosquées avec un coeur musulman (...).
Veut-on un guide moins aventureux ? Dans ses Nuits du Caire, M. Charles Didier a paré d'aimables fictions et d'ingénieux récits un tableau très réel et très complet.
D'autres encore peuvent servir de guides dans les rues tortueuses de la ville arabe, ou dans les riches promenades de la ville franque. Quant à nous, pour ne pas répéter on résumer froidement tout ce qui a été dit du Caire, nous nous bornerons au récit de quelques impressions personnelles ; qu'on ne cherche pas ici un itinéraire."


extrait de La vallée du Nil : impressions et photographies, 1862, Henry Cammas (1813-1888), photographe amateur, correspondant de l'Institut d'Égypte, et André Lefèvre (1834-1904), archiviste paléographe, historien et anthropologue, homme de lettres, titulaire de la chaire d'ethnographie linguistique à l'École d'anthropologie de Paris

mercredi 4 novembre 2020

La "simplicité de l'architecture égyptienne", par Ernest Breton

photo MC

"Ce n'est que dans les monuments de l'antique Égypte que nous pouvons puiser les premiers éléments de l'histoire de l'architecture. Le manque de bois força les Égyptiens à chercher un refuge dans les grottes, et lorsque la nature ne leur en présenta pas de toutes faites, ou ne leur en offrit que de trop petites, ils durent en creuser de nouvelles, ou agrandir celles déjà existantes. Ce travail les habitua nécessairement à la taille de la pierre, si abondante dans leur pays ; aussi bientôt , lorsque les grottes leur parurent insuffisantes au culte de leurs divinités, ils commencèrent à élever des constructions en avant de ces demeures souterraines. Tels sont en effet les plus anciens monuments de l'Égypte. 
Dans un pays sans pluie, le besoin de toits inclinés ne se faisant point sentir, lorsque plus tard les Égyptiens abandonnèrent les souterrains pour les constructions isolées, ils ne cherchèrent point à inventer d'autres toits que ceux dont les grottes naturelles leur avaient indiqué la forme. Il en résulte que l'absence de voûtes ou de toits est un des caractères distinctifs de l'architecture grecque. 
La construction des plafonds égyptiens, composés de pierres d'une grande largeur, posées à plat, explique la multiplicité des colonnes que l'on dut rapprocher, faute de trouver des blocs d’une assez grande superficie. Les colonnes égyptiennes étaient ou rondes, ou polygonales à quatre ou six côtés. Quant aux chapiteaux, ils sont variés à l'infini ; mais ils peuvent tous être rapportés aux trois principales formes, quadrangulaire, évasée et bombée. La forme évasée est évidemment le type primitif du chapiteau corinthien.
De la nature plate des grottes dérive la simplicité de l'architecture égyptienne, comme des charpentes multipliées de la cabane est née la richesse de l'architecture grecque. Plusieurs causes contribuèrent à perpétuer cette simplicité primitive. Quel progrès pouvait-on attendre d'une société dont la principale constitution, forçant chacun à exercer l'état de son père, étouffait ainsi l'émulation si nécessaire aux arts, en ne laissant à personne l'espoir de sortir de la sphère où le hasard l'avait place ? En outre, tout ce qui touchait à la religion étant regardé comme inaltérable, toute innovation eût été sacrilège ; et comme la religion fut toujours le premier mobile du développement des arts, on doit comprendre quelle dut être la fatale influence d'une religion stationnaire comme celle de l'Égypte. 
L'imagination des architectes, ne pouvant trouver à s'épancher dans l'ornementation des édifices, chercha à leur donner un autre genre de beauté. Ils songèrent plutôt à étonner qu'à plaire ; et n'ayant idée d'aucune autre grandeur que de la grandeur matérielle, le grandiose ne fut pour eux que dans le colossal. La forme de leurs constructions étant extrêmement simple, ils n'eurent à procéder qu'à l'équarrissement des pierres, et leur plus grand mérite fut dans la précision et la justesse de la pose et des joints. 
Ce qui étonne le plus dans cette architecture, c'est la difficulté qu'ont dû présenter le transport et l'élévation de masses aussi considérables ; mais du temps, de la patience et beaucoup de bras à employer avec une grande économie, voilà ce qui explique toutes ces entreprises et les moyens de leur exécution. La principale décoration des monuments égyptiens consiste dans l'application de la sculpture et de la peinture à la reproduction des hiéroglyphes qui, aujourd'hui encore, leur impriment un cachet si bizarre, si particulier.
La simplicité de l'architecture égyptienne, l'usage de la sculpture en creux, la dureté des matériaux, la sécheresse du climat, et surtout l'état d'abandon où restèrent ces monuments, loin de toutes grandes villes, de tout gouvernement actif et puissant, expliquent l'étonnant état de conservation des nombreux édifices que nous allons passer en revue. Il n'a fallu rien moins que le voisinage d'une ville aussi peuplée que le Caire pour faire disparaître les dernières traces de Memphis."

extrait de Monuments de tous les peuples : décrits et dessinés d'après les documents les plus modernes, 1843, par Ernest Breton (1812-1875), artiste et archéologue français

mardi 3 novembre 2020

Le Nil et ses cataractes, par Clara Filleul de Pétigny

photo datée de 1875 - auteur non mentionné

"Le Nil résume à lui seul toute l'histoire de l'Égypte. Beau fleuve dont les sources furent longtemps inconnues, il vit sur ses deux rives s'élever une foule de villes dont l'une seule eût été l'orgueil d'un royaume ; providence d'une longue vallée qui n'attend tous les ans que ses inondations régulières et son limon fertile, pour produire les fruits et les légumes les plus délicieux. (...)
Si les eaux du Nil sont peu potables (Volney, Vansleb et la commission d'Égypte sont de cet avis), en revanche son limon gras, noir, chargé de sel, rend la terre on ne peut plus féconde. Les anciens prêtres de l'Égypte prétendaient que les premiers hommes en avaient été formés. (...) Les prêtres égyptiens, peut-être, ne cherchaient qu'à frapper l'imagination des peuples, en propageant des fables aussi grossières ; mais ce qui doit le plus étonner, c'est de voir en 1685, les Européens demander au Caire des renseignements sur cette création merveilleuse. Les érudits de la Ville-Dorée répondirent aux philosophes de Paris qu'on n'avait, dans le pays des prodiges, aucune connaissance de cette étrange production. Le fait est dans le Journal des Savants.
Homère semble avoir compris les inondations du Nil, 
causées par les grandes pluies qui tombent régulièrement en Éthiopie pendant les mois d'avril et de main, puisqu'il dit que ce fleuve immense est un épanchement du ciel.
Le Nil a trois grandes chutes qu'on appelle cataractes (du grec, jaillir, s'élancer avec force, briser). Il y en a une dans la Haute-Égypte, au-dessus de la ville d'Asna, une autre au-dessus du lac Dambéa, et une troisième au-dessous de ce lac. Cette dernière est la plus considérable, elle a cent toises ou six cents pieds d'élévation.
Le bruit que fait le fleuve, en cet endroit, est si considérable, s'il faut croire sur parole certains voyageurs, qu'on l'entend à une grande distance. C'est un épouvantable fracas. Le sol tremble sous les pieds, et le vertige saisit presque tous les visiteurs. Cependant, il y a des gens assez courageux pour descendre, dans de frêles barques, les canaux les plus étroits de cet impétueux et vaste torrent. Deux hommes se placent dans un esquif, l’un pour le conduire, l'autre pour empêcher l'eau d'y pénétrer. Après avoir été un instant ballottés par les vagues furieuses et blanches d'écume, ils se laissent emporter par l'impétuosité du courant, qui les pousse comme un trait ; ils tombent avec une telle rapidité dans le précipice qu'on les croit engloutis ; mais bientôt ils reparaissent. Le récit de Sénèque, d'après cette version, est d'accord avec celui de quelques voyageurs modernes. L'eau de la troisième chute est poussée avec tant de violence qu'elle forme une arcade sous laquelle elle laisse un grand chemin, où l'on peut passer sans être mouillé : on y trouve même des sièges taillés dans le roc, pour la commodité des voyageurs. Cicéron, qui n'avait jamais vu les cataractes, en fait une description qui s'éloigne encore plus de la vérité. Le fleuve, dit-il, en se précipitant des hautes montagnes, mugit avec tant de force que l'organe de l'ouïe est paralysé chez ceux dont les habitations en sont trop voisines. D'autres voyageurs, surtout parmi les modernes, sans tenir compte des changements qui ont pu s’opérer dans le cours du Nil, ont donné dans un excès contraire.
Ils raillent Cicéron, Sénèque et d’autres auteurs, affirmant qu'il n'y a point de bruyantes cascades, de chutes immenses, d'abîmes, de précipices, de tourbillons d’écume ; mais qu'il existe simplement en travers du lit du fleuve, de l'est à l'ouest, un banc de granit, large de trois ou quatre mille toises ; cette barre, interceptant le cours de l'eau, la force de couler entre les points de la roche qui excèdent le niveau du banc ; de plus, que ces chutes si minimes n'ont lieu qu'au temps des basses eaux, car pendant l'inondation, les cataractes disparaissent tout à fait."


extrait de L'Égypte, son histoire et ses merveilles, 1874, par Clara Filleul de Pétigny (1822-1878), artiste peintre française, auteure de livres pour enfants et de récits de voyage





samedi 31 octobre 2020

"Laisse le voyageur assis à l'ombre de sa voile contempler à loisir les paysages qui fuient" (Laurent Laporte)

aucune précision de date pour cette carte postale, éditée par l'Union postale universelle

"Pardonne-moi, mon cher ami, tous ces détails un peu longs peut-être et monotones, ces souvenirs, ces ébauches rapides, ces descriptions à peine esquissées ; laisse-moi oublier un peu les hiéroglyphes et les momies, les ruines de l'orgueil des hommes et de l'opulence des cités ; laisse-moi te parler d'un village sans nom, d’un palmier ou d'une fellahine, laisse-moi surtout te raconter mes jours perdus.
"Ce sont les jours perdus, dit M. Ampère qui n'est pas seulement un savant, mais aussi un poète et un philosophe, ce sont les jours perdus qui comptent quelquefois le plus dans les souvenirs que laisse un voyage : si l'on ne faisait que passer et étudier, on ne garderait aucune impression des lieux. Il faut des jours vides d'action pour qu'ils puissent être remplis d'images."
Laisse-moi donc te raconter les pensées, les images, les impressions de ces jours perdus. Laisse le voyageur assis à l'ombre de sa voile contempler à loisir les paysages qui fuient, et essayer pour s'en souvenir de jeter quelques coups de crayon sans couleur sur une feuille éphémère. 
Sans doute il est bon de déchiffrer les hiéroglyphes, de lire les inscriptions des siècles d'autrefois, d'interroger les idoles oubliées ; mais il est meilleur encore de se pénétrer de la teinte des lieux, de plonger ses regards dans le profond azur de ce ciel, de se recueillir et de méditer longuement en face de cette nature étrange et radieuse, devant ce fleuve sans pareil, et d'imprégner son imagination de cette merveilleuse mise en scène qui suscite toute les réminiscences de la Bible.
Ai-je tort ? Que suis-je venu chercher, en Égypte ? Est-ce la science ? Est-ce le soleil ? Est-ce le pays de la IVe ou de la XVIIIe dynastie ? Est-ce au contraire le pays où mourut Joseph et où naquit Moïse ? On peut étudier en France et à Paris ; on peut lire les cartouches et les hiéroglyphes dans le fauteuil de son cabinet ; mais ce qu'on ne saurait trouver ailleurs, ce sont les palmiers, les fellahines, les villages du Nil ; ce sont ces tableaux lumineux de l'Orient, ces charmantes scènes de la Bible ; c'est cette terre et ce soleil, c'est l'Égypte enfin avec son prestige et ses souvenirs. Comment ferais-je pour ne pas t'en parler ?

extrait de L'Égypte à la voile, 1870, de Laurent Laporte (1843 - 1922), conseiller honoraire à la cour d'appel de Paris

lundi 26 octobre 2020

"Le bateau à voile navigue dans l'antiquité, vogue dans le passé, surtout dans cette vieille vallée du Nil, qui est pour ainsi dire l'antique berceau du genre humain" (Laurent Laporte)

par David Roberts (1796–1864)

"Deux chaînes de montagnes arides, la chaîne arabique et la chaîne lybique suivent parallèlement le fleuve et forment la limite naturelle de l'Égypte. L'Égypte n'est qu'une longue vallée. Elle offre cette particularité remarquable qu'elle est légèrement bombée et que le Nil occupe la partie culminante du sol. En général les vallées présentent la forme d'un berceau et le fleuve qui les arrose passe au point le plus bas. Le contraire a lieu en Égypte et il suffit que le Nil dépasse légèrement la berge qui l'emprisonne pour qu'il inonde tout le pays.
Sur les flancs de ces montagnes s'ouvrent de nombreux hypogées ; ce sont des salles spacieuses creusées dans le rocher, des tombeaux, des corridors, dont toutes les faces sont couvertes d'hiéroglyphes et de peintures d'une étonnante conservation. Ce sont des puits très profonds où sont entassées de prodigieuses quantités de momies : momies d'hommes, de loups, de boeufs, de crocodiles, de serpents, d'ibis et autres animaux qui composaient le panthéon des anciens Égyptiens.
Par delà ces montagnes, c'est le désert, paysage stérile et enflammé. L'Égypte n'est qu'une grande oasis au milieu d'un immense désert. "Parfois, dit Chateaubriand, comme un ennemi il se glisse dans la plaine vaste. Il pousse ses sables en longs serpents d'or et dessine au sein de la fécondité des méandres stériles."
Devant nous le Nil capricieux fait de grands détours. Là, étroit, tumultueux, d'une teinte jaune ; plus loin, large, uni, bleu foncé comme le ciel ; tour à tour fleuve, rivière, torrent ; souvent il affecte la forme d'un immense étang, ses rives, dans leurs contours, ont l'air de se rejoindre, et l'oeil peu exercé cherche vainement l'issue de ce lac apparent.
De nombreux bancs de sable chauffent au soleil leurs dos arrondis et blanchâtres. Les crocodiles aiment à dormir sur ces îles basses, et c'est par milliers que les canards et les échassiers se rassemblent sur leurs bords.
Des barques de toutes les formes sillonnent jour et nuit le fleuve : bateaux de pêcheurs, canots, nefs à la poupe relevée, barques surmontées d'une cabane toute bariolée, radeaux de ballas, cargaisons d'esclaves, dahabiehs de voyageurs ; partout les voiles blanches, grises, carrées et pointues s'arrondissent au vent, se suivent, se dépassent et se croisent en tous sens. Si les voyageurs sont Français, nous les saluons des six coups de nos revolvers.
Voici de grandes meules de paille chargées sur deux barques accouplées qui disparaissent presque entièrement sous l'eau. Le reis assis au sommet de la pyramide flottante fume son chibouk avec un air antique et solennel qui fait songer au roi Chéops.
Tout à coup le fleuve se replie, et, au tournant qui se présente, un grand bateau à vapeur débouche orgueilleusement. Il passe fièrement sans même nous regarder. D'ailleurs notre petite voile est fière aussi ; elle a naturellement le plus profond mépris pour ces grandes machines hurlantes, sifflantes, fumantes, toujours essoufflées, qui voyagent avec grand fracas, mais sans aventures et sans agrément. Nous les accusons de troubler notre calme, d'agiter notre Nil, de ternir notre ciel, de gâter nos paysages, d'épouvanter les crocodiles et d'effaroucher les muses.
Autant il y a de poésie dans la pauvre petite voile qui s'en va humblement, sans bruit, sans fumée, d'une manière beaucoup moins directe, beaucoup moins rapide, mais beaucoup plus charmante, autant ces grandes machines sont prosaïques et odieuses avec leur vitesse, leur confortable, leur cheminée peinte en rouge et leur coque vernie.
Le bateau à voile navigue dans l'antiquité, vogue dans le passé, surtout dans cette vieille vallée du Nil, qui est pour ainsi dire l'antique berceau du genre humain.
Le bateau à vapeur chemine dans le tourbillon moderne, il représente le progrès, la spéculation, la hâte, le tapage.
Le bateau à voile c'est la vieille navigation qui croit encore aux fables, qui aime l'imprévu et qui espère des aventures.
L’un compte sur la force des hommes, l'autre compte sur le souffle des bons génies, cette force invisible et mystérieuse qui vient d'en haut."

extrait de L'Égypte à la voile, 1870, de Laurent Laporte (1843 - 1922), conseiller honoraire à la cour d'appel de Paris